Le nationalisme économique en Indonésie: Assez robuste pour se refermer sur soi-même?

Par Bruno-Pierre St-Jacques

« Le sol et les eaux ainsi que les ressources naturelles doivent être placés sous le contrôle de l’État et utilisés pour le bien-être maximum du peuple »
– Article 33 de la Constitution de l’Indonésie de 1945
(Undang-Undang Dasar Republik Indonesia 1945)

Tout comme dans des dizaines d’autres pays, cette notion de « contrôle par l’État » fait l’objet de nombreux débats en l’Indonésie. Les nombreuses déclarations du Ministre des Ressources Minières et de l’Énergie, selon lesquelles trop de richesses quittent l’Indonésie et que le pays devrait conserver ses ressources pour l’utilisation domestique, ont occasionné une importante levée de boucliers de la part d’investisseurs étrangers, tout en augmentant son appui du public et des médias [1] . Ce nouveau vent de nationalisme économique signifie-t-il la reconnaissance par l’Indonésie de son propre potentiel économique ou est-il seulement une mesure populiste adoptée par le gouvernement afin de s’assurer le support de la population ?

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Tel que défini par Harry Johnson, le nationalisme économique consiste en « l’aspiration nationale à l’acquisition et au contrôle de la propriété ainsi que des fonctions économiques effectuées par les étrangers [2] ». En Indonésie, l’événement législatif le plus significatif fut l’adoption en 2007 de la Loi sur l’investissement, texte contenant une longue liste de domaines dans lesquels l’investissement direct étranger est banni ou sujet à diverses restrictions sur les capitaux. Bien que cette loi fut élaborée dans le but d’adopter un cadre législatif unique pour l’investissement, de nombreuses autres lois furent promulguées dans les années subséquentes. Une étude publiée en 2011 révéla que les complexes ramifications de ces lois, concernant principalement des limites d’investissement sectoriel, contribuèrent à créer un climat d’incertitude chez les investisseurs . En effet, ces derniers ne peuvent juger de la faisabilité d’un projet en ne se référant qu’à la loi de 2007, ils doivent désormais consulter une panoplie d’autres textes dont l’information n’est pas claire, et dans la plupart des cas difficile à obtenir [3] .

Toutefois, le gouvernement indonésien semble aujourd’hui être tenté d’effectuer certains changements afin d’attirer les investisseurs étrangers. La liste négative aux investissements fut révisée en 2014, introduisant un assouplissement et une clarification de certaines restrictions concernant la propriété étrangère notamment dans les secteurs du transport aérien et maritime, dans le secteur des télécommunications ainsi que dans le secteur pharmaceutique [4] .

Comment s’est manifesté le nationalisme économique indonésien à travers l’histoire ? Dès les premières années de l’indépendance [5] , l’impossibilité d’exercer un contrôle effectif sur des secteurs importants de l’économie constituait un sérieux obstacle pour les décideurs politiques indonésiens. En effet, seulement 19% du capital dans les secteurs non agraires étaient dans les mains d’Indonésiens [6] . Les nationalistes indonésiens considéraient leur révolution nationale comme étant « incomplète » tant qu’ils n’auraient pas transformé l’économie coloniale en une économie nationale détenue et contrôlée par leurs citoyens. Par de nombreuses nationalisations d’entreprises hollandaises, le gouvernement indonésien n’entrepris un développement économique indépendant qu’en 1966, 17 ans après le transfert de souveraineté.

Suite à la création du Mouvement des Non-Alignés en 1955, l’Indonésie tenta d’éviter de devenir un pion dans la lutte entre les grandes puissances en se concentrant sur la réduction de sa dépendance extérieure et sur la restructuration du système économique international. Étant conscient que la rivalité entre les deux camps de la Guerre Froide était la source de nombreux projets de « développement » dans les pays du Tiers-Monde, Suharto établit un nationalisme économique qui se manifesta sous la forme de mesures restrictives contre l’investissement étranger favorisant les hommes d’affaires indigènes (pribumi) et les relations économiques régionales.

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La crise asiatique de 1997-1998 vint ralentir le développement économique du pays, crise pendant laquelle la devise indonésienne – la rupiah – perdit 55% de sa valeur. Le FMI (Fonds Monétaire International) imposa alors un programme de reprise économique qui fut largement jugé inapproprié pour le pays par les Indonésiens. Ils se retirèrent du programme et créèrent leur propre plan de redressement économique qui permit au pays de retrouver son taux de croissance pré-crise [7] . Cette expérience se révéla très importante lors de la crise de 2008, où le pays réussit à traverser la tempête en continuant de mener des politiques macroéconomiques saines tout en adoptant des mesures de relance budgétaire afin de maintenir la croissance de l’économie.

Dans le contexte de l’après-crise financière, l’archipel indonésien semble pouvoir emprunter – dans une certaine mesure – deux trajectoires distinctes. La première impliquerait la hausse de l’importance accordée par l’archipel sur son rôle au sein de l’économie régionale et internationale, notamment à travers l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est). Au contraire, devant un éventuel fractionnement de l’économie mondiale en plusieurs ensembles protectionnistes (NAFTA, CEE), le pays pourrait être tenté par le recentrage sur son marché intérieur captif avec un regain des contrôles étatiques et un rejet des dépendances externes [8] . L’Indonésie pourrait ainsi accélérer sa croissance grâce aux apports du monde extérieur et en se mêlant activement à lui ; mais l’importance de sa taille et de ses ressources pourrait également l’autoriser à effectuer une certaine introversion économique.

Comme nous avons pu le voir, les formes et les manifestations du nationalisme économique de l’Indonésie se transformèrent afin de répondre aux nouveaux défis et aux nouvelles opportunités. Toutefois, le rôle prépondérant que tente de jouer l’Indonésie au sein de l’ASEAN peut sembler une contradiction à cet égard. Comment l’archipel pourra-t-elle remplir ses obligations dans l’association en adoptant des mesures telles que la Loi sur l’investissement de 2007 ? Est-il possible d’assurer le développement d’une économie régionale tout en adoptant des mesures protectionnistes ? Ce genre de questions aborde certains défis auxquels le nouveau président de l’Indonésie devra certainement répondre.

Références

1. Schonhardt, Sara. 2012
2. Johnson, Harry. 1972
3. Magiera, Stephen. 2011
4. Sambijantoro, Satria. 2013
5. L’indépendance fut proclamée en 1945 mais officiellement reconnue par les Hollandais en 1949.
6. Wie, Thee Kian. 2010
7. Ibid.,
8. Raillon, François. 1993

Bibliographie

Aspinal, Edward & Mark T Berger. 2001. « The break-up of Indonesia? Nationalisms after decolonisation and the limits of the nation-state in post-cold war Southeast Asia ». Third World Quarterly 22:6. 1003-1024.

Digithèque de matérieaux juridiques et politiques. 2002. « Indonésie, Constitution du 18 août 1945 ». En ligne
http://mjp.univ-perp.fr/constit/id2002.htm (page consultée le 23 octobre 2014)

Johnson, Harry. 1972. « The ideology of economic policy in new states » Chicago essays in economic development. University of Chicago Press. pp. 23–40.

Magiera, Stephen. 2011. « Indonesia’s Investment Negative List: an evaluation for selected services sectors ». Bulletin of Indonesian Economic Studies 47:2, 195-219.

Raillon, François. 1993. « Où va l’Indonésie? Quelques pistes pour aborder le troisième millénaire ». Canadian Journal of Development Studies / Revue canadienne d’études du développement 14:1. 81-96.

Sambijantoro, Satria. 2013. “Government warned to avoid ‘nationalistc’ economic policies”. The Jakarta Post. 6 novembre 2013. En ligne.
http://www.thejakartapost.com/news/2013/11/08/govt-warned-avoid-nationalistic-economic-policies.html (page consultée le 21 octobre 2014)

Schonhardt, Sara. 2012. “New form of nationalism stails international miners; British company’s fight over Indonesia regulation is being closely watched”. International Herald Tribune 7 juin 2012.

Wie, Thee Kian. 2010. “Understanding Indonesia: the Role of Economic Nationalism”. Journal of Indonesian Social Sciences and Humanities 3, 2010. 55-79.

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