Le concept de stabilité politique réinterprété: Le cas de l’État rentier en Malaisie

Par Jonathan Deschamps

La stabilité politique d’un État est tributaire de nombreux facteurs aussi distincts les uns des autres que le sont les régimes dont elle émane. Bien que les structures autoritaires présentent généralement un « caractère inévitablement instable ou transitoire »[1] qui ne s’inscrit que très rarement dans la durabilité, la Malaysia s’impose en tant que contre-exemple, changeant ainsi les règles du jeu. Célébrant son cinquantième anniversaire d’indépendance en 2007, le pays fait montre depuis lors d’une stabilité et d’une prospérité que l’on ne peut nier, malgré son système politique résolument autoritaire.

Comment peut-on alors expliquer cette stabilité politique ? La clé de l’énigme réside en la fonction qu’occupe l’État rentier et ses institutions[2]. L’exploitation de ressources naturelles, (et celle du pétrole en particulier) permet à l’État malais de générer des rentes phénoménales en les exportant sur les marchés étrangers[3]. Les dépenses publiques représentent une part importante de l’économie nationale en plus d’évacuer le modèle traditionnel de taxation tout en assurant néanmoins la prestation de services publics accessibles et de qualité[4]. Les revenus du gouvernement malaysien dépendent ainsi des activités d’exportation liées d’une part, aux ressources naturelles, et d’autre part, aux produits manufacturés (voir plus particulièrement à ce sujet la page 184 du Manuel de statistiques de la Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement de 2013 : http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/tdstat38_en.pdf). Il a ainsi les coudées franches pour mener les politiques que lui dictent ses intérêts sans se soucier outre mesure de la population, qui ne contribue que très faiblement à renflouer les coffres de l’État.

La New Economic Policy (NEP) lancée en 1971, a joué un rôle déterminant dans l’édification de l’État rentier malais en réalisant une « redistribution de la propriété du capital, en faveur des Bumiputeras[5] »[6]. Cette nouvelle politique économique va ainsi faire la promotion d’une classe d’entrepreneurs malais qui tout à la fois dépendra et bénéficiera de la redistribution des rentes. L’administration publique ainsi que les secteurs commerciaux et industriels sont alors assaillis par les membres de l’ethnie malaise[7], favorisés (il faut l’avouer) par cette politique de discrimination positive. La classe d’affaire étant inextricablement liée à la classe politique, l’une ne peut espérer prospérer sans la participation active de l’autre. Patronage, aide à la subvention, privatisation … la NEP a fait en sorte d’institutionnaliser une élite malaise qui soutient l’État et dont les ramifications s’étendent au-delà du domaine public[8].

Le pouvoir politique, concentré entre les mains des membres du United Malays National Organisation (UMNO), ne subit pas les soubresauts de l’opposition, jusqu’à présent cantonnée à un rôle quasi accessoire dans la détermination des affaires de l’État. Les espaces de contestation sont du reste limités, pour ne pas dire inexistants, la presse est muselée et le « problème de l’opposition des races se pose en termes économiques »[9], la minorité ethnique chinoise possédant une ascendance certaine sur l’économie du pays.

La recherche de l’unité du territoire et de sa stabilité interne s’imposent alors comme étant le porte-étendard des politiques gouvernementales autoritaires[10]. La position hégémonique de l’UMNO au sein du pouvoir exécutif s’est considérablement accrue par le biais d’amendements constitutionnels : « It was, for exemple, prohibited, even in parliament, to question ‘ethnically sensitive’ issues, which included any reference to Malay special rights, non-Malay citizenship, the status of the national language, Islam, and the constitutional provisions pertaining to the Sultans »[11]. Ces amendements privilégient ainsi la majorité malaise au détriment des ethnies chinoises et indiennes, déjà sous-représentées au niveau politique en plus d’interdire toute contestation (même légitime) de l’ordre établi.

La croissance économique sans pareil du pays basée sur les rentes des activités liées à l’exportation ainsi que sur les investissements directs étrangers (notamment en provenance du Japon et de la Chine) a permis de développer des institutions fortes susceptibles de consolider le pouvoir en place, qui assure quant à lui la redistribution on ne peut plus arbitraire des revenus au sein de l’élite malaise. S’en suit néanmoins une amélioration du niveau de la qualité de vie se traduisant entre autres choses par la création d’emplois, de régimes de retraites et de programmes sociaux. Les résultats obtenus aux élections générales de 2013 semblent par ailleurs conforter la position dominante du Barisan Nasional[12] sur la scène politique, en plus de légitimer l’expression démocratique de la population avec un taux de participation exceptionnel avoisinant les 85% : http://www.economist.com/news/leaders/21577390-after-tainted-election-victory-najib-razak-needs-show-his-reformist-mettle-dangerous.

Reste à savoir si cette tendance va se maintenir encore bien longtemps. De fait, « la baisse de la vigilance policière, provoquée par la réduction drastique des budgets de la défense après la crise économique [de 1997], a facilité le travail des réseaux islamistes et la mise en place d’une organisation logistique régionale »[13]. Le Kumpulan Militan Malaysia a fait ainsi surface afin de lutter pour la création d’un « État islamique qui comprendrait l’Indonésie, la Malaisie et le sud des Philippines »[14]. Cette menace à la stabilité politique ayant forcé le gouvernement à adopter l’Internal Security Act, lui permettant d’emprisonner sans procès quiconque est susceptible de menacer la sécurité nationale (y compris les membres de l’opposition). Opposition qui se fait par ailleurs de plus en plus pressante, urgeant le gouvernement à faire davantage montre de transparence.

[1]Beaulieu, Isabelle. 2008. L’État rentier : Le cas de la Malaysia, Ottawa, Presses universitaires d’Ottawa, p. 3.
[2]Ibid.
[3]Ibid., p. 42.
[4]L’impôt ainsi que toute forme de taxation étant beaucoup plus faible en Malaisie que dans la majorité des États de la région.
[5]Les Bumiputera font référence aux Malais, les « fils du sol ».
[6]De Koninck, Rodolphe. 2007. Malaysia : La dualité territoriale, Paris, Éditions Belin : La documentation Française, Asie plurielle, p. 63.
[7]Ibid., p. 65.
[8]Gomez, Edmund Terence and K. S., Jomo. 1997. Malaysia’s Political Economy : Politics, Patronage and Profits, Cambridge University Press, p. 4-5.
[9]Dupuis, Jacques. 1972. Singapour et la Malaysia, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? » : Le point des connaissances actuelles, p. 124.
[10]Op. Cit., Gomez, Edmund Terence and K. S., Jomo, p. 22.
[11]Ibid., 22.
[12]Le Barisan Nasional est la coalition au pouvoir, formée notamment du UMNO.
[13]Godement, François. 2004. Asie : Chine, Indonésie, Japon, Malaisie, Pakistan, Viêt-nam…, Paris, Les études de la documentation Française, Édition 2004-2005, p. 93.
[14]Ibid., p. 93.

BIBLIOGRAPHIE
Beaulieu, Isabelle. 2008. L’État rentier : Le cas de la Malaysia, Ottawa, Presses universitaires d’Ottawa.
Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, Manuel de statistiques de la CNUCED 2013, [En ligne], http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/tdstat38_en.pdf, consulté le 12 octobre 2014.
De Koninck, Rodolphe. 2007. Malaysia : La dualité territoriale, Paris, Éditions Belin : La documentation Française, Asie plurielle.
Dupuis, Jacques. 1972. Singapour et la Malaysia, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? » : Le point des connaissances actuelles.
Godement, François. 2004. Asie : Chine, Indonésie, Japon, Malaisie, Pakistan, Viêt-nam…, Paris, Les études de la documentation Française, Édition 2004-2005.
Gomez, Edmund Terence and K. S., Jomo. 1997. Malaysia’s Political Economy : Politics, Patronage and Profits, Cambridge University Press.
The Economist, Malaysia’s election: A dangerous result, [En ligne], http://www.economist.com/news/leaders/21577390-after-tainted-election-victory-najib-razak-needs-show-his-reformist-mettle-dangerous, consulté le 12 octobre 2014.

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