Islam politique et démocratie en Indonésie: Deux cas d’école

Par Raphael Lachkar

L’Indonésie est à la fois le plus grand pays d’Asie du Sud Est (un peu plus grand que le Québec) et celui qui compte le plus de musulmans au monde (l’équivalent de six fois la population totale du Canada). Enfin, c’est l’une des démocraties les plus stables de la région. En cela, la place de l’Islam en Indonésie est un cas d’école. Au moins deux questions se posent : quel rôle joue-t’il dans le processus démocratique indonésien ? Et s’exprime-t-il de manière divergente dans certaines parties de la considérable population du pays ?

Il convient d’abord de résumer la relation politique qu’a l’Indonésie avec l’Islam.
En 1955, sortant tout juste du joug colonial, le pays connaissait ses premières élections (pour la chambre des représentants et pour l’assemblée constitutionnelle). Aux résultats mitigés des élections législatives suivit une période d’incertitudes politiques. Globalement, le parti laïc dirigé par Soekarno faisait face aux partis islamiques. Soekarno dissolu l’assemblé en 1959 et instaura ce qu’il nomma « une démocratie éclairée » (un régime autoritaire) laïque d’une part et le pancasila (un code de conduite pour tous les Indonésiens). Le Pancasila contribua à créer un ensemble de valeurs communes à des peuples qui ne partageaient d’Histoire que celle de l’occupation coloniale. Le Pancasila dictait : nationalisme, internationalisme, démocratie, bien-être social et monothéisme par tous et pour tous.

Le gouvernement s’effondra en 1966 pour laisser place à Suharto. Il força les partis musulmans à fusionner, à abandonner leur sigle religieux au profit de l’étoile nationaliste, et à adopter un Pancasila revisité. Cette fois, l’Islam tel qu’il existait n’était plus toléré et devait se confondre dans l’idéologie nationaliste du dictateur. Il est plus facile de comprendre comment, à la chute du régime en mai 1998, les partis politiques indonésiens se multiplièrent et, répondant à un demi-siècle de harcèlement et aux voix de 200 millions de croyants, se revendiquèrent en grande majorité musulmans. Les programmes les plus radicaux en 1955 affichèrent des velléités plus modérées à la suite de la chute du régime de Suharto. La place de l’Islam différait grandement au sein des nouveaux alors. C’est l’entreprise démocratique qui poussa la sphère politique indonésienne au consensus et donc à l’ouverture et à la tolérance. Aujourd’hui, en ce qu’il s’applique démocratiquement et que la grande majorité de la population est musulmane, l’Islam politique en Indonésie est devenu une valeur d’unité nationale plus qu’une idéologie à suivre par de fervents croyants. Beaucoup de partis séculiers (laïques) se veulent tolérants vis-à-vis de l’Islam (Baswedan, 2004) et inversement. La religion joue un rôle fédérateur et permet à la démocratie de s’exprimer librement. En avril 2014, 75% de la population se rendit aux urnes pour les élections législatives et les résultats ne furent pas contestés par les partis présents. En juillet dernier, un parent de Suharto et ancien général de l’armée (Prabowo Subianto) a vu son appel rejeté par la justice suite à son échec aux élections présidentielles, sans discuter outre mesure il accepta le verdict (Cochrane, 2014).

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Des Indonésiens font la queue pour voter aux élections présidentielles dans le village de Bojong Koneng à Bogor en juillet 2014 (Cochrane, 2014).

L’expérience démocratique indonésienne n’est cependant pas généralisée.
Le 27 septembre 2014, la région autonome d’Aceh au nord de l’île de Sumatra a voté une loi visant à étendre l’application de la Charia à l’ensemble des individus et non plus seulement aux musulmans (Human Rights Watch, 2014). À Aceh, la politisation de l’Islam a pris une forme tout autre que celle qui caractérise le reste de l’île : la région est intégriste et non démocratique.
La péninsule est présumée être le berceau de l’Islam indonésien. Sultanat puissant, port de commerce richissime et noyau culturel et intellectuel de l’Asie du Sud Est autrefois, Aceh est depuis 2002 la seule province ayant le droit d’appliquer la Charia dans le pays (Johns, 2011) (Milallos, 2007). Depuis que l’Indonésie est indépendante, le GAM (mouvement de libération d’Aceh) milite violemment pour détacher la région du reste de l’Indonésie. Johns aborde le « myth making » de Soekarno et explique combien les leaders charismatiques du mouvement s’en inspirent. À travers un certain nombre de symboles, mythes ancestraux et valeurs communes (inventés ou non), les habitants d’Aceh justifient le droit d’exister en temps que nation. À la différence de Soekarno cependant, l’Islam occupe une place centrale dans le discours du GAM. Le militantisme musulman est confondu avec le rêve d’indépendance en ce qu’il participe à l’identité inventée de la région (Milallos, 2007). Ainsi, l’Islam politique à Aceh constitue un corpus de valeurs partagées par sa population, il est le moteur de l’implication sécessionniste des habitants. Aceh est considérée comme autonome depuis 2005. Depuis 2006, le tribunal islamique a recourt à l’ensemble des affaires familiales, criminelles ou civiles impliquant des musulmans. Depuis dix jours son autorité s’étend à l’ensemble des habitants de la région.

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Des soldates du GAM posent avec leur commandant Abdullah Syafei’i, 1999

La lecture des deux expériences nationalistes (évoquées plus haut) sous le prisme de la relation qu’entretient la politisation de l’Islam avec la démocratie nous permet de relativiser le rôle que peut avoir la première sur la deuxième. Aceh et l’Indonésie ont partagé des expériences communes. À la chute du régime autoritaire de Suharto, les musulmans de l’archipel ont décidé de se rapprocher de leur foi et de l’intégrer à la sphère politique. Dans un cas comme dans l’autre l’Islam a servi à la construction d’une identité inventée pour des peuples qui jusqu’alors ne partageaient pas de symboles communs, indispensables à la consolidation d’un État. L’Islam politique fut instrumentalisé pour répondre aux deux projets de l’époque. Dans un contexte il su répondre aux demandes d’une population en mal de démocratie et d’ouverture, dans l’autre il fut le canalisateur des velléités indépendantistes nationalistes extrémistes des dirigeants locaux.

Pour plus d’informations sur la Charia voir :

Ali, M. B. (2013). Sharia law and Hudud : Understanding its objectives and spirit. RSIS Commentaries

Ressources bibliographiques

Baswedan, A. R. (2004, October). Political Islam in Indonesia: Present and Future Trajectory. Asian Survey , 44 (5), pp. 669-690.

Cochrane, J. (2014, septembre 4). In Southeast Asia, Indonesia Is an Unlikely Role Model for Democracy. Consulté le octobre 2, 2014, sur The New York Times: http://www.nytimes.com/2014/09/05/world/asia/in-southeast-asia-indonesia-becomes-a-role-model-for-democracy.html?_r=0

Human Rights Watch. (2014, octobre 2). Indonesia: Aceh’s New Islamic Laws Violate Rights. Consulté le octobre 2, 2014, sur HRW: http://www.hrw.org/news/2014/10/02/indonesia-aceh-s-new-islamic-laws-violate-rights

Johns, A. H. (2011, June 2). Indonesia. Islam and nation separatist rebellion in Aceh, Indonesia. By Edward Aspinall. Singapore: NUS Press 2009. Pp. 288. Glossary, Notes, Bibliography, Index. . Journal of Southeast Asian Studies , 357-359.

Milallos, M. T. (2007, septembre 26). Muslim veil as politics: political autonomy, women and Syariah Islam in Aceh. Cont Islam .

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