Démocratie libérale prospère ou autoritarisme voilée?

Censorship-in-Singapore

Par Nicolas Pilon

Lee Kuan Yew, ex dirigeant du PAP (Parti d’action populaire), est à ce jour, l’homme d’État actif le plus expérimenté de la planète[1]. Son parti fut élu en 1959 à Singapour et ne perdit jamais le pouvoir jusqu’à ce jour. Ils sont à la tête d’un pays évoqué en exemple partout dans le monde, une cité-État qu’ils ont pratiquement construits de toutes pièces. Mais parle-t-on ici d’une démocratie libérale prospère ou d’une autocratie voilée?

Au départ, le PAP est élu dans des temps difficiles : taux de natalité trop élevé, niveau de vie moyen faible, taux de chômage élevé, sévère crise du logement, tensions sociales et ethniques palpables[2], le tout englobé par l’espoir du jeune Kuan Yew de l’époque de voir Singapour fédéré à la Malaisie, espoir réduit à néant lors de l’expulsion et de l’indépendance totale de cette Singapour en 1965.

Le nouveau-né de l’Asie a donc énormément de pain sur la planche. Et ses dirigeants savent qu’ils sont dans une position économique et politique très précaire, mais ils répondront de façon exemplaire sur plusieurs aspects. Reconnaissant publiquement les contraintes de développement pour un État démographiquement et territorialement petit, sans compter l’absence de ressources naturelles, Lee Kuan Yew réussi à pousser les Singapouriens à se surpasser, à mettre énormément d’ardeur dans les tâches à accomplir, etc. C’est rendu possible notamment grâce à la culture de transparence et de motivation instaurée dans son gouvernement. Il croit que, par des salaires rivalisant avec le domaine privée, une contrainte de qualification élevée pour la bureaucratie ainsi qu’une lutte politique et légale constante et efficace face à la corruption. L’État devient alors omniprésent : « …the state has acted as strategist, planner, regulator or enforcer, manager and administrator, entrepreneur, social engineer, and a direct participant in economic activites »[3].   Le pouvoir étatique cherche à donner l’exemple, et récompense donc la performance et l’efficacité, valeurs alors transmises dans la population. Un gouvernement qui, face aux exigences de son peuple, acquiesça sous la condition du refus du passe-droit, de la tricherie, et de l’acceptation graduelle d’une éthique complètement méritocratique. Encore aujourd’hui, et depuis les années 2000, Singapour reste dans le top 10 des pays perçus comme les moins corrompus du monde[4].

Le reste du monde fut aussi conquis. Singapour réussit alors à multiplier investissements étrangers et alliances. La population est très éduquée, ce domaine ayant été vue comme une priorité : « la part consacrée au secteur éducatif n’a jamais été inférieure à dix pour cent »[5]. L’ordre social est maintenu notamment par une politique linguistique neutre, ainsi que l’élévation des quatre langues principales, soit l’anglais, le malais, le mandarin et le tamoul, comme langues officielles. Il n’y a pas d’avantages à être né dans une ethnie plutôt que dans une autre. La politique de neutralité du régime Singapourien fonctionna à merveille. Ainsi, un climat de stabilité et de discipline est alors en vigueur, renforcé par les amendes salées, sur un éventail immense de méfaits et réellement appliquées. Les Singapouriens ajouteraient alors, avec humour, « it’s a fine city »[6], un joli double sens.

Toutefois, comment expliquer l’impossibilité de déloger ce parti? Car c’est bien le cas. Les adversaires politiques du PAP sont pratiquement inexistants. On parle d’un parti ayant remporté la totalité ou la vaste majorité des sièges à chacune des élections depuis leur arrivée au pouvoir. Le niveau de participation politique reste l’un des plus bas dans le monde[7]. Pouvons-nous réellement  attribuer ces victoires écrasantes au seul profit des réussites politiques, économiques et sociales du gouvernement? Elles représentent clairement une partie importante de leurs réélections, mais ce n’est pas tout. Au début de leur long règne, le PAP fit adopter une « Loi de sécurité intérieure autorisant l’internement sans procès de toute personne soupçonnée de subversion ou d’activités communistes »[8]. On parle ici du milieu des années 60 dans un contexte de Guerre Froide important dans la région. Cette loi fut appliquée à un total de 24 opposants politiques du PAP[9]. Sans compter l’impressionnant arsenal technologique de surveillance aux mains du gouvernement, qui agit à la « Big Brother » pour des raisons de « sécurité », ou encore, les nombreux recours aux instances judiciaires pour faire taire ce qu’ils considèrent comme des dissidents, le PAP réussit à contrôler l’opinion publique en muselant, notamment, les médias s’attaquant aux politiques gouvernementales, par des amendes sévères, encore une fois.

C’est la face cachée de Singapour. L’accumulation des biens matériels, ce que le gouvernement a rendu non seulement possible, mais socialement souhaitable, ainsi que le confort certain en découlant semble noyer les quelconque voix cherchant à faire voir la chose d’un autre angle. Ainsi donc, démocratie libérale prospère ou autoritarisme voilé? Je vous laisse vous faire votre propre opinion. Dans mon cas, il est évident qu’il s’agit probablement d’un mix merveilleusement formé des deux.

singapore-fine-300x298


[1] De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour. La cité-État ambitieuse. p. 151.

[2] De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour. La cité-État ambitieuse. p. 42.

[3] Dent, Christopher M. 2002. The foreign economic policies of Singapore, South Korea and Taiwan, p. 70.

[4] http://www.transparency.org/country#SGP

[5] De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour. La cité-État ambitieuse. p. 107.

[6] Dent, Christopher M. 2002. The foreign economic policies of Singapore, South Korea and Taiwan, p. 74.

[7] http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/stats/0/2010/fr/9/carte/EIU.DEMO.PARTIC/x.html

[8] De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour. La cité-État ambitieuse. p. 149.

[9] Ibid.

Bibliographie

De Koninck, Rodolphe. 2006. Singapour. La cité-État ambitieuse. Paris, Éditions Belin, collection Asie Plurielle, France.

Dent, Christopher M. 2002. The foreign economic policies of Singapore, South Korea and Taiwan. Northampton, Éditions Edward Elgar, États-Unis,

Transparency International, The global coalition against corruption. 2012. En ligne (page consultée le 30 octobre 2013) http://www.transparency.org/country#SGP

Université de Sherbrooke. 2013. Perspective Monde. En ligne. (page consultée le 2 octobre 2013) http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/pays/SGP/fr.html

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Les commentaires sont fermés