La libéralisation du secteur agricole aux Philippines et paysans

Par Audrey-Maud Tardif

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Déjà dans les années 1980, l’économie des Philippines commençait à se libéraliser[1],  mais c’est sous Fidel V. Ramos (1992-1998) que les processus de dérégulation s’accélérèrent[2].   L’adoption de diverses lois,  comme par exemple celle pour la diminution des tarifs sur les importations en 1995 (EO 264) et celle sur la tarification agraire de 1996 (RA 8178), enclencheront une dérégulation rapide du marché philippin. L’adhésion à l’Accord sur l’agriculture (AOA), de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), concourra également à transformer le portrait de l’agriculture aux Philippines, dont dépendent les revenus d’environ la moitié de la population[3]. Comment le secteur agraire du pays s’est-il modifié suite à l’implantation de mesures de libre-échange?

 

Inévitablement, l’ouverture des marchés par la dérégulation tarifaire a favorisé l’importation massive de denrées alimentaires,  ce qui n’a pas manqué d’affecter la balance commerciale agricole des Philippines. Ils sont passés d’exportateurs nets à importateurs nets[fp1] , ou plus précisémment d’un surplus de 292 millions $US en 1993 à un déficit de 764 millions $US quatre ans plus tard[4]. L’importation croissante de produits agricoles compétitifs dans des secteurs clés de l’économie philippine a nuit aux exportations et affecté la production domestique. Le secteur agraire traditionnel (riz, maïs, noix de coco et canne à sucre) a perdu du terrain[5] et les secteurs non-traditionnels[fp2] (viande, fruits, légumes, etc.), censés être les plus avantagés par la libéralisation, n’ont connu qu’un gain négligeable[6] face à l’augmentation des importations de poulet, de bœuf congelé et de légumes frais[7].  La détérioration de la balance commerciale agraire et les difficultés rencontrées par la production locale suite à la libéralisation du secteur agricole peuvent en partie s’expliquer par  le manque d’avantage comparatif des Philippines dans ce domaine.

[fp3] Il semble en effet que les Philippines manquent de compétitivité en agriculture, notamment par rapport à ses voisins (surtout la Thaïlande et l’Indonésie), qui cultivent des produits similaires et possèdent un rendement  par hectare plus élevé[8]. Le pays ne possède également pas d’avantage comparatif avec les firmes agroalimentaires transnationales qui, technologiquement supérieures et produisant à une plus grande échelle, peuvent vendre leurs produits à des prix inférieurs à ceux de la production locale. Ce fût notamment le cas pour le maïs, où la perte de compétitivité a affecté les petits producteurs domestiques[9]. Le seul avantage comparatif réside dans la production de bananes et d’ananas,   cultivés dans de grandes plantations commerciales[10].

 

Les grandes plantations étant les seules performantes sur le libre-marché, elles ont été favorisées au détriment des petits paysans. D’une part, les grandes plantations de produits destinés à l’exportation, valorisées en raison de leur haute productivité, s’enracinent et prennent de l’expansion, la plupart du temps, grâce à l’achat de terres des paysans[11]. D’autre part, le bas prix des produits importés a poussé de nombreux petits producteurs vers la faillite, surtout dans le secteur du maïs[12]. Environ 350,000 d’entre eux sont contraints de se déplacer annuellement à la recherche de nouveaux moyens de subsistance[13]. Plusieurs sont éventuellement (re)[fp4] [A5] devenus liés aux élites agraires par des dettes et/ou des relations de métayage[14]. Bien que les plans de développement aient misé sur la transition des paysans vers des cultures à forte valeur ajoutée (VA)[15],  cette réorientation n’a [fp6] pu avoir lieu que pour ceux qui disposaient de suffisamment de capitaux pour couvrir les investissements supplémentaires nécessaires[fp7] à l’implantation des changements. La libéralisation du secteur agraire aux Philippines semble donc avoir contribué à réduire l’accès des paysans aux moyens de production.

Parmi tous les paysans qui ont perdu leur terre, seule une petite fraction d’entre eux ont été engagés comme travailleurs salariés dans les grandes plantations, leur mode de production étant généralement peu intensif en main d’œuvre[16]. Les salaires reçus ne permettent généralement pas une augmentation considérable des conditions de vie et de la consommation. Par exemple, la cinquième plus grande production agricole aux Philippines, l’industrie bananière (dominée par Dole), ne redistribue aux travailleurs que 2% des prix au détail[17]. En fin de compte, le salaire gagné permet souvent difficilement à la famille de se nourrir, d’autant plus que celle-ci ne possède plus, dans la plupart des cas, de terre pour assurer sa propre subsistance[18]. C’est dans les régions où l’on retrouve le plus de plantations agricoles commerciales, soit à Mindanao et dans les Visayas[19], que l’on retrouve également le plus grand nombre de pauvres ruraux[20].

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Suite à la libéralisation, l’offre d’emploi en agriculture a d’abord chuté (1994-2001 : 11.29-10.85 millions)[21]. Par la suite, il n’a jamais, augmenté suffisamment pour absorber le surplus de main d’œuvre rurale[22], gonflée par la pression démographique et les paysans ayant perdu leur terre. Cette main d’œuvre n’a pu être absorbée par le secteur industriel, qui stagne plus qu’il ne se développe[23]. La croissance économique des Philippines est surtout liée au secteur des services, qui emploie davantage une main d’œuvre urbaine et scolarisée.

Les paysans qui ont été exclus par la compétition du marché bénéficient de peu d’opportunités et de moyens pour améliorer leur situation socioéconomique. La libéralisation ne s’est accompagnée ni d’une création d’emplois pour absorber la main d’œuvre rurale ni de mesures de sécurité sociale[24]. Il n’y a pas d’effet de « ruissellement » automatique. La libéralisation, même si elle semble assurer aux Philippines une croissance économique, fait aussi des perdants, dont un grand nombre de paysans.  Sans mécanismes d’intégration économique ou sociale, cette main d’œuvre libre et les problèmes de pauvreté  qu’elle engendre entravent l’ensemble du développement social, économique et politique du pays.

 

 

Références

Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd.

Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 143-175.

Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 613-644.

FAO. 2004. The state of agricultural commodity markets 2004. Rome: Food and Agriculture Organization of the United Nations. En ligne. ftp://ftp.fao.org/docrep/fao/007/y5419e/y5419e00.pdf (Page consultée le 12 septembre 2012).

Mihalache-O’Keef, Andrea et Quan Li. 2011. « Modernization vs. dependency revisited: effects of foreign direct investment on food security in less developed countries ». International Studies Quarterly 55 (1): 71-93.

Philippines. 1998-2002. « Employment in Agriculture by Geolocation and Year ». Selected Agricultural Statistics, Department of Agriculture : Quezon City.

Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague.

Wimberley, Dale et Rosario Bello. 1992. « Effects of Foreign Investment, Exports, and Economic Growth on Third World Food Consumption ». Social Forces 70: 895–921.


Notes

[1] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 151.

[2] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 92-97.

[3] (David 2003) dans Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 617.

[4] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 142.

[5] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 160.

[6] Ibid.

[7] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 146-147.

[8] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) :  160, 162.

[9] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 144.

[10] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) :  160,162.

[11] Mihalache-O’Keef, Andrea et Quan Li. 2011. « Modernization vs. dependency revisited: effects of foreign direct investment on food security in less developed countries ». International Studies Quarterly 55 (1): 77.

[12] (Watkins 1996) dans Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 152.

[13] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 145.

[14] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 152.

[15] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 140.

[16] Wimberley, Dale et Rosario Bello. 1992. « Effects of Foreign Investment, Exports, and Economic Growth on Third World Food Consumption ». Social Forces 70: 895–921.

[17] FAO. 2004. The state of agricultural commodity markets 2004. Rome: Food and Agriculture Organization of the United Nations. En ligne. ftp://ftp.fao.org/docrep/fao/007/y5419e/y5419e00.pdf (Page consultée le 12 septembre 2012 : 31.

[18] Mihalache-O’Keef, Andrea et Quan Li. 2011. « Modernization vs. dependency revisited: effects of foreign direct investment on food security in less developed countries ». International Studies Quarterly 55 (1): 76.

[19] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 35.

[20] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 621.

[21] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 141.

[22] Philippines. 1998-2002. « Employment in Agriculture by Geolocation and Year ». Selected Agricultural Statistics, Department of Agriculture : Quezon City.

[23] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 153.

[24] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 641.


[fp1]Oui. Mais il faudrait faire un pont avec le premier paragraphe qui nous indique que le pays est dorénavant « orienter vers l’exportation ».  Clarifier.

[fp2]Si on met le secteur agraire avec des exemples entre parenthèses, alors peut-être le faire également pour les secteurs non-traditionnels que l’on sache à quoi s’en tenir. Cohérence.

[fp3]vraiment. Il faut refaire le pont avec le premier paragraphe. S’agit-il de la période avant la libéralisation dont le premier paragraphe, s’agit-il de la période….etc.

[fp4]idem pour toutes les parenthèses

[A5]Certains paysans qui avaient, par le passé, été liés par des dettes aux élites agraires le sont redevenus, en même temps que d’autres le sont devenus pour la première fois. Comment reformuler alors pour éviter la redondance?

[fp6]la VA ou les cultures ?

[fp7]nécessaire à la transition ?

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