Jemaah Islamiyah, Le rêve d’un califat

Par Victor Klein

Nous avons eu la chance à l’automne 2010, d’assister à une classe de maître du cinéaste américain Oliver Stone. Critique féroce de la politique extérieure des États-Unis depuis l’intervention au Vietnam, il y exposait les trois guerres déclenchées par George W. Bush, l’Afghanistan, l’Irak et The War on Terror. Cette troisième, selon lui, vise non seulement à combattre l’ennemi terroriste externe mais aussi à modeler la vision qu’en entretient le public américain. Le poids de la menace terroriste islamiste sur l’american way of life[1] aurait donc été aggravé et la peur distillée au sein de la population pour donner à l’administration Bush plus de marge de manoeuvre dans ses guerres. Une question nous taraude donc, qu’en est-il réellement de cette menace islamiste mondiale ? Penchons-nous sur le cas du Jemaah Islamiyah.

Le Jemaah Islamiyah est une organisation terroriste indonésienne dont le but est d’instaurer un État islamiste dans l’archipel. Il prend racine dans un mouvement antérieur, le Darul Islam. Le Darul Islam résulte de la coalition de milices indépendantistes régionales ayant contribué à la chute du régime colonial hollandais. Ces milices, peu satisfaites du manque de reconnaissance du nouveau régime indonésien, décident de s’unir en 1949 autour de l’Islam, et luttèrent dorénavant pour la création d’un État islamiste, alternative souhaitée à l’État séculier mis en place par Soekarno[1].

En rouge sont indiquées les régions les plus touchées par le terrorisme islamiste ou les mouvements nationaux insurrectionnels musulmans (Mindanao, sud de la Thaïlande).

En rouge sont indiquées les régions les plus touchées par le terrorisme islamiste ou les mouvements nationaux insurrectionnels musulmans (Mindanao, sud de la Thaïlande).

Le groupe prospéra jusqu’à l’instauration du New Order de Suharto, moment à partir duquel il commença, sous les pressions externes et les divisions internes, à s’affaiblir. En 1993, un membre du mouvement, Abdullah Sungkar, provoqua un schisme et fonda le nouveau Jemaah Islamiyah. Le Jemaah Islamiyah fut tout d’abord structuré par des combattants ayant été pour la plupart formés en Afghanistan durant la guerre contre les Soviétiques. Dans les années 90, le groupement est hautement organisé, son champ d’action touche plusieurs pays dont l’Indonésie mais aussi la Malaisie, Singapour et les Philippines[2]. Malgré une naissance remarquée, son unité s’effrite rapidement durant la décennie suivante[3].

Son triste apogée eut lieu lors de l’attentat contre une boite de nuit de Bali en 2002 qui causa 202 morts. Par la suite, les forces policières indonésiennes traquèrent sans relâche les membres du réseau, et à l’intérieur même de celui-ci, une fracture idéologique apparut. Une grande partie de ses chefs décidèrent que des actions aussi visibles et meurtrières contre des symboles de l’«Occident» étaient nuisibles à la cause. Selon eux, de trop nombreux indonésiens y trouvaient aussi la mort, déclenchant la gronde populaire et une répression drastique de l’État[4]. Cette  faction préférait une action sur le long terme avec pour horizon la création d’un État islamiste en 2025[5].

La structure hiérarchique du Jemaah Islamiyah à son apogée, l'Amir est le chef spirituel, le Markaz, le commandant militaire. Les Mantiqi sont des brigades avec des buts spécifiques, les I et IV s'occupent du financement, la II du recrutement et la III de l'entraînement.

La structure hiérarchique du Jemaah Islamiyah à son apogée, l'Amir est le chef spirituel, le Markaz, le commandant militaire. Les Mantiqi sont des brigades avec des buts spécifiques, les I et IV s'occupent du financement, la II du recrutement et la III de l'entraînement.

Ce qui était alors un réseau structuré se transforma en une myriade de cellules autonomes ayant de moins en moins de puissance individuellement. Mohammed Noordin Top, considéré comme le cerveau de l’attentat de 2003 contre l’hôtel Marriot à Jakarta et l’année suivante de celui de l’ambassade australienne dans la même ville, n’était déjà plus considéré comme un membre du Jemaah Ismaliyah par ses fondateurs. Il décida alors que lui seul représenterait le «vrai» Jemaah Ismaliyah.

La volonté de définir encore aujourd’hui Jemaah Islamiyah comme une organisation terroriste opérative et unique émane des institutions publiques qui souhaitent de cette manière à faciliter l’identification d’un ennemi autrement trop flou à combattre. La réalité de la mouvance islamiste terroriste en Indonésie est en effet bien plus complexe[6].

Aujourd’hui les cellules terroristes indonésiennes se superposent à des réseaux familiaux ou d’enseignement religieux largement indépendants les uns des autres. Ces liens familiaux, matrimoniaux, fraternels et de camaraderies, assurent la loyauté et l’intégrité des cellules terroristes. Les deux investigateurs des attentats de Bali en 2002 étaient en effet frères. Aussi, il existe aussi un système de relations appelées usroh (famille) dont sont souvent à la tête, un ou plusieurs lettrés musulmans qui «enseignent» le djihad aux nouvelles recrues. Chaque membre en faisant partie devient un ikhwan (frère). Les attentats de 2009 contre des hôtels à Jakarta furent orchestrés par les étudiants d’un même maître, Syaifudin Zuhri[7]. Depuis le milieu des années 2000, des attentats au nom du Jemaah Islamiyah semblent de moins en moins probables, mais la mouvance islamiste extrême en Indonésie en n’est pas à sa première mue, elle pourrait très bien resurgir sous une nouvelle forme dans les années à venir.

Commémoration marquant les 10 ans de l'attentat de Bali, le 12 octobre 2012.

Commémoration marquant les 10 ans de l'attentat de Bali, le 12 octobre 2012.

Ceux qui seraient encore tentés aujourd’hui d’agiter le spectre de la menace d’une association pan-islamiste entre des mouvements comme Jemaah Islamiyah et Al-Qaeda se tromperaient fortement. Bien que Jemaah Islamiyah ait pu profiter de financements de la part d’Al-Qaeda et de donateurs saoudiens au début du nouveau millénaire, les contacts ont depuis plusieurs années été rompus[8]. Une organisation prônant le djihad mondial comme Al-Qaeda trouve aujourd’hui très peu de soutien dans les mouvements insurrectionnels islamistes qui ont des agendas nationaux tels ceux dans le sud de la Thaïlande, en Indonésie, et en Palestine[9].

Pour en apprendre plus, regarder ce court vidéo d’information de la BBC, sur le procès d’un des suspects de l’attentat de Bali en 2002.

Tags : Jemaah Islamiyah, Indonésie, Bali, Darul Islam, War on terror

Bibliographie

–  BBC, Bali bombing suspect on trial in Indonesia, http://www.bbc.co.uk/news/world-asia-17011506, page consultée le 6 décembre 2012.

–  Council on Foreign Relations, Jemaah Islamiyah, http://www.cfr.org/indonesia/jemaah-islamiyah-k-jemaah-islamiah/p8948, page consultée le 5 décembre 2012.

–  Gordon, D., Lindo, S., Jemaah Islamiyah, Center For Strategic and International Studies, AQAM Futures Project Case Study Series, Case Study number 6, 2011.

–  Jones, Sidney, Briefing for the New President: The Terrorist Threat in Indonesia and Southeast Asia, The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, 2008, p.618/69.

–  Sulastri, Osman, Jemaah Islamiyah: Of Kin and Kind, Journal of Current Southeast Asian Affairs, 2010, 29, 2, 157-175.


[1] Osman Sulastri, p.160.

[2] Council on Foreign Relations, en ligne.

[3] Osman Sulastri, p.161.

[4] Sidney Jones, p.71.

[5] David Gordon, Samuel Lindo, p.3.

[6] Osman Sulastri, p.163.

[7] Osman Sulastri, p.168.

[8] Sidney Jones, p.72.

[9] Council on Foreign Relations, en ligne.


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