Le constitutionnalisme à la base du nationalisme vietnamien

Par Nathalie Catillon

En dehors de toute considération idéologique, l’histoire de la décolonisation passe avant tout par le refus du gouvernement colonial. La décolonisation est marquée par l’éveil d’une conscience nationale, elle-même signée par la contestation d’un régime où règnent privilèges, inégalités, corruption, et surtout manque de liberté et de droits pour les peuples colonisés. Au 19ième siècle, le Vietnam semble être le seul pays de l’Asie du Sud Est, non colonisé territorialement. Il faut rappeler que le Vietnam tel que nous le connaissons est relativement récent : c’est en 1802 que le Prince Nguyên Anh s’autoproclame Empereur du pays, créant ainsi le Viêt-Nam et établissant Huê comme capitale. Toutefois, le 18 février 1859, l’arrivée des Français dans le Sud, à Saigon, marque le début de la colonisation française du Vietnam et la naissance de l’Indochine Française.

Lors de la 2ième vague de décolonisation, qui commence dès le début du 20ième siècle. Déjà reconnu intellectuellement, le Vietnam sera fortement influencé par le modèle indien de nationalisme, qui va faire naître un mouvement constitutionnaliste. Le constitutionnalisme en tant que “mouvement”, est basé sur la volonté d’organisation de l’Etat, passant par la ratification d’une Constitution, l’adoption de lois et droits fondamentaux et la création d’un Etat. Au Vietnam, ce mouvement peut être considéré comme le catalyseur du nationalisme. En effet, le constitutionnalisme proposé par certains intellectuels vietnamiens ne sera accepté par les colons européens, ce qui contribuera à l’émergence d’un mouvement nationaliste. Pour analyser l’impact du premier phénomène sur le second, nous allons développer notre plan de recherche autour d’un question: comment sont arrivés les idées du constitutionnalisme et comment celui ci a-il contribué à l’émergence du nationalisme au Vietnam ?

Dès le fondement de l’Indochine française, l’influence coloniale se fait ressentir. La première faiblesse d’un gouvernement autoritaire est l’éducation; or, l’administration française met en place un système scolaire français, où étudie un bon nombre de jeunes Vietnamiens provenant de familles aisées.

Ces lettrés seront à la base de deux formes de nationalisme au Vietnam. D’un côté, nous avons le nationalisme pro-colonial, c’est-à-dire qui prône une collaboration franco-vietnamienne, et s’installe dans un cadre de partenariat entre le pays libre et son ancien colonisateur; certains auteurs, tels que   Van Vinh Nguyen [1], stipulent que cette forme de nationalisme va permettre de développer un Vietnam moderne. Non seulement cette collaboration permet une modernisation des modes et des niveaux de vie mais elle peut offrir au Vietnam un allié économique important pour son développement économique et son insertion dans le système international. Bien que peu connu, Van Vinh Nguyen fut un des alliés principaux des Français lors de l’ère coloniale : grâce à une série d’articles, cet auteur a tenté d’amorcer cette coopération.

Certains intellectuels vont plus loin, et contribuent à l’émergence un nationaliste plus courant: un nationalisme plus indépendantiste et réformiste. C’est le cas de Bui Quang Chieu, précurseur du mouvement constitutionnaliste. Enfant d’une famille de lettrés, Quang Chieu brille tout de suite dans le système scolaire français à Saigon. Il obtient en 1989, à l’âge de 16 ans, une bourse pour étudier dans le Lycée d’Alger, qui représente son premier contact avec le territoire occidental. Au long de ses études, qu’il poursuit à Paris, Quang Chieu étend ses horizons culturels et scientifiques. Il observe un monde, où, tant le système politique que social, est différent du sien. Au gouvernement colonial et aux manques de libertés et de droits au Vietnam s’oppose une démocratie qui cherche à promouvoir les libertés et droits individuels en Europe. Ces nouvelles idées permettent à cet homme, ainsi qu’à de nombreuses élites  »annamites », dont Ho Chi Minh (qui viendra faire ses études plus tard en Russie, entre autres), d’observer un écart criant entre la théorie (liberté) et la pratique (colonisation). De retour en Indochine, sa conscience nationale et politique éveillée, il crée la Tribune indigène, journal ou se rassemblent déjà un groupe d’intellectuels. Ce groupe rassemble des intellectuels tels Phan Chau Trinh, et utilisera ses écrits dans un but de propagande. A travers des lettres, pamphlets ou tracts, ils appellent à l’indépendance du pays et tentent d’éveiller une conscience nationale chez un peuple qui a trop longtemps vécu sous l’influence d’autres nations. Alors qu’il devient un homme politique et intellectuel reconnu, Bui Quang Chieu crée, en 1919, le  »Parti Constitutionnaliste Indochinois ».

Ce dernier était également un défenseur invétéré d’une collaboration. Cependant, lors d’un voyage un Inde pour le Congres National Indien, un discours avec Gandhi, symbole du mouvement indépendantiste indien, va lui donner une vision plus réformiste du nationalisme. De retour à son pays, cet homme lance avec l’appui d’autres intellectuels, tels Phan Châu Trinh et Phan Bội Châu un nationalisme plus radical qui fait appel à la libération et à l’indépendance du pays.

Duong Van Giao est également une personnalité intellectuelle célèbre au Vietnam à ce moment, quoique plus jeune. Il subit plus ou moins le même parcours que Bui Quang Chieu, et forge sa conscience politique  lors de ses études à Paris; il rejoint très rapidement les rangs des groupes vietnamiens politisés de la métropole parisienne. Comme pour le mouvement nationaliste philippin en Espagne, les échanges d’idées seront à la base d’un courant nationaliste dans la métropole même du pays colon. Lors du Congrès à Paris, ces deux hommes présentent aux Français les revendications politiques de l’Indochine : grâce à ce mouvement constitutionnaliste, comme l’indique son nom, les lettrés tentent de garder les actions nationalistes dans un cadre légal. Inspirés par le général Albert Sarrault (gouverneur d’Indochine), les constitutionnalistes demandent, sans violence, une libéralisation du pays, toujours dans un cadre de collaboration franco-annamite.

Cependant, bien que les lettrés aient été à la base de ce mouvement nationaliste (grâce à leur éducation et leurs écrits), ils ne parviennent pas à convaincre le gouvernement français du Vietnam. Ce désenchantement amène ces hommes, à radicaliser le mouvement nationaliste dès les années 20. [2] La presse avait créée le parti en faveur de l’Indépendance, et les réseaux de ces élites éduquées leur procurèrent un appui important de la population. Ce sont ces intellectuels qui ont fondé ce mouvement, devenu véritablement révolutionnaire avec Ho Chi Minh [3]. Bien que plus jeune, cet homme apprend lui aussi les valeurs occidentales démocratiques lors de ses études en France et en Russie, où il connaît également le marxisme et le communisme. Il rejoint ce groupe de Vietnamiens politisés, notamment au sein du Parti Constitutionnaliste Indochinois. Peu d’années plus tard, il crée le Parti Communiste Indochinois en 1930. Cependant, les manifestations sont réprimées, et la collaboration ne semble plus pensable. Le tournant révolutionnaire amène donc Ho Chi Minh, avec le soutien des paysans et d’une grande partie de la population, à fonder la ligue Viet Minh, qui luttera pour l’indépendance du Vietnam jusqu’en 1975.

Si le mouvement devient radical, il ne faut pas oublier que le début du nationalisme ‘’annamite’’ (vietnamiens) fut forgé par un groupe intellectuel [4] , qui voyait grâce à son éducation, une possibilité de libéralisation tout en collaborant avec les Français. Les idées acquises lors de leurs échanges à l’extérieur, furent donc à la base de ce courant : la presse et la littérature créèrent le Parti, les réseaux de lettrés générèrent un soutien populaire et les écrits et pamphlets servirent de moyen de propagande et de légitimation.

Puis, si la véritable indépendance du Vietnam se fait en 1975, lorsque les troupes américaines, avouées vaincues, quittent le territoire, un courant intellectuel avait amorcé le mouvement nationaliste presque cent ans plutôt. Le cas du nationalisme vietnamiens permet donc de montrer parfaitement comment les intellectuels, dotés de nouvelles idées, sont à la base d’un multi-nationalisme révolutionnaire.

Références

[1] Goscha, Christopher. 2001. « « Le barbare moderne » : Nguyen Van Vinh et la complexité de la modernisation coloniale au Vietnam colonial ». Outre-Mers, Revue d’Histoire, no. 332-333, tome 88, (décembre): 319-46.

[2] Viêt-Nam. En ligne.  HYPERLINK « http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=194 » http://www.memo.fr/Dossier.asp?ID=194 (page consultée le 20 novembre 2009).

[3] Le Jariel, Yves. 2008. Le nationalisme vietnamien avec Ho Chi Minh. France: Recherches Asiatiques. L’Harmattan.

[4] Nguyen, Tuan Ngoc. 2004. Socialist Realism in Vietnamese Literature : An analysis of the Relationship Between Literature and Politics. Thèse de doctorat. Département de communication, culture et langues. Université de Victoria.

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