33 ans de pouvoir: Suharto, «magicien de la politique»

Par Miryam Bonin

Après avoir été sous le joug des grandes puissances coloniales et après avoir connu une brève période de pluralisme, l’archipel indonésien a vécu, comme bien d’autres États d’Asie du Sud-est, une longue période de militarisme et d’autoritarisme. Comme Maurice Duplessis et sa grande noirceur ont marqué le Québec, le général Suharto, président d’Indonésie de 1965 à 1998 a eu un impact majeur sur son pays. Dans le contexte de la guerre froide, ce général peu connu a émergé pour se placer comme « le père du développement »[i]. Il a réussi le pari d’imposer sa pensée unique à quelque 220 millions de personnes et de maintenir ensemble une nation extrêmement divisée et diversifiée. Le « smiling man »[ii] indonésien a muselé la population du pays durant plus de 30 ans en faisant progresser l’économie indonésienne comme jamais[iii]. Comment ce Javanais très peu scolarisé a-t-il pu conserver son emprise sur cet immense pays durant toutes ces années?

C’est en 1965 que survient une supposée tentative de coup d’État[iv] par le PKI, parti communiste indonésien. Durant les années suivantes, le général de l’armée indonésienne Mohammed Suharto, alors très peu connu dans la société, prend progressivement le pouvoir des mains du président Sukarno, qui l’a chargé de restaurer l’ordre[v]. Contrairement à bien d’autres leaders de sa génération, Mohammed Suharto était peu éduqué, ayant terminé ses études à l’âge de 17 ans pour entamer en 1940 une carrière militaire[vi]. Décrit comme un homme charmeur, toujours souriant et excessivement entêté[vii], Suharto s’appliquait à ne pas montrer ses émotions à son entourage, ce qui faisait de lui un homme très imprévisible. Né près de Jogjakarta, au centre de Java, ce fils de villageois a toujours tiré fierté de ses origines modestes. Loin d’être destiné à être à la tête du quatrième plus populeux pays au monde, le stratégique Suharto était au bon endroit et au bon moment pour contrer le « coup d’État » et assurer l’intérim durant cette période d’instabilité politique; un intérim qui durera toutefois 33 ans. Le dictateur a par la suite réussi à instaurer un système clientéliste lui garantissant la fidélité de son entourage: « [he had a] remarkable skill in establishing and maintaining an elaborate patronage machine which ensured that virtually all the actors in the New Order were so thoroughly compromised and in his debt that they had no room for effective political manoeuvre»[viii].

Le régime de Suharto, un régime basé sur la peur, a bien exploité le passé autoritaire du pays, l’omniprésence de l’armée facilitant la stabilité du régime. Beaucoup plus qu’une simple armée protégeant le territoire indonésien, les militaires participaient non seulement à la vie économique du pays, mais aussi aux prises de décision, formant ainsi « la plus grande organisation politique du pays»[ix]. Ces derniers insistent d’ailleurs sur leur importance dans le processus d’indépendance de l’Indonésie et instrumentalisent cette période pour justifier leur rôle dans la société indonésienne. En plus d’avoir le soutien des militaires, le président Suharto s’appuyait sur une constitution lui donnant énormément de pouvoirs. La démocratie de façade, rendue légitime par cette constitution, a assuré le bien-fondé du régime[x]. Comme l’explique Françoise Cayrac, des élections supposément démocratiques étaient organisées tous les cinq ans. En réalité, ces scrutins truqués ne donnaient aucune liberté à la population étroitement surveillée par les militaires, alors qu’un nombre prédéfini de députés provenant de l’armée étaient « élus » [xi].

Le contexte de la guerre froide et la paranoïa face à la « menace rouge » ont permis à Suharto de se poser comme défenseur de la nation et à imposer une pensée politique unique à tous : le Pancasila[xii]. Le régime s’est d’ailleurs servi de cette idéologie unique et englobante pour pointer du doigt et persécuter tous mouvements politiques présentant des idées différentes, principalement le communisme et le fondamentalisme religieux[xiii]. De leur côté, à l’exemple de la presse de l’ex-URSS, les médias jouaient plutôt un rôle de partenaire du gouvernement en n’hésitant pas à s’autocensurer.  Cette absence d’espace critique a été facilitée par la mise sur pied par Suharto de la théorie des masses flottantes, théorie qui empêchait la société indonésienne d’exprimer sa diversité, ses idées et son identité. Toujours en faisant valoir l’importance de la stabilité politique, le leader a lancé ce nouveau concept pour « protéger » les masses rurales des « idéologies mauvaises », en bloquant la diffusion de toutes les idées qui ne s’accordaient pas aux vues du régime[xiv].

Comme plusieurs gouvernements autoritaires, notamment celui de Habib Bourguiba en Tunisie, Suharto a fréquemment utilisé l’argument économique pour faire valoir l’importance et l’efficacité de son règne. En effet, lors de la prise de pouvoir de Suharto, l’économie indonésienne était en pleine crise. Aidé par les militaires, le Javanais établit de nombreuses réformes économiques au cours des années suivantes, ce qui lui permet de se définir comme le champion de la relève économique[xv]. « Le développement économique reste l’objectif majeur d’un régime qui se veut « rationnel, réaliste et pragmatique ». Sa réussite serait sa justification ultime, la stabilité politique n’en étant que la condition absolue »[xvi]. Si l’économie indonésienne s’est grandement améliorée de 1970 à 1990, la corruption, notamment avec les monopoles détenus par la famille du dictateur, a aussi permis au dirigeant d’amasser une petite fortune personnelle. C’est d’ailleurs cette corruption qui lui vaudra l’indignation de plusieurs officiers militaires au cours des années 90.

Mohammed Suharto, le « magicien de la politique »[xvii] indonésien, a changé complètement le destin d’un archipel extrêmement diversifié. À travers son régime de peur appuyé par les militaires, il a assuré une longue période de stabilité politique, léguant un pays certes en meilleure santé économique, mais sans véritable identité et sans aucun élément démocratique, comme l’a d’ailleurs souligné l’ancien chef du personnel de l’armée indonésienne, Buyung Nasution : «I think that it is Soeharto’s worst crime that he has made Indonesians afraid to think, afraid to express themselves»[xviii]. C’est pourtant grâce à la nouvelle vitalité économique engendrée par les politiques de Suharto qu’une nouvelle classe sociale a émergé et qu’une société civile plus conscientisée a commencé à se construire et à faire pression pour obtenir une plus grande ouverture politique. Laissant un pays très peu préparé à la démocratie, après 32 ans de règne, le « magicien de la politique », acculé au pied du mur par les milliers d’émeutiers, a finalement perdu son pouvoir en mai 1998 et s’est éteint dix ans plus tard, le 26 janvier 2008.  La chute du dictateur présente un espoir pour de nombreux Indonésiens désireux de s’approprier le destin de leur pays, mais l’archipel devra relever au cours des prochaines années de nombreux défis, dont la mondialisation, le terrorisme et surtout, la construction d’une identité nationale.


[i] Vatikiotis, Michael R. J., p. 4.

[ii] Roeder, O. G, p. 290.

[iii] Hobohm, Sarwar O. H..

[iv] Comme l’explique l’auteur Katharine E. McGregor, si la théorie officielle d’une tentative de coup d’État par les communistes a toujours été véhiculée par le régime Suharto, plusieurs lancent plutôt l’hypothèse d’un coup orchestré par les militaires eux-mêmes. Voir McGregor, Katharine.

[v] Herbert Feith et Lance Castles, p.

[vi] «Indonesia: Vengeance with a smile».

[vii] Elson, R. E., p. 300.

[viii] Voir Elson, R. E. , p. 306.

[ix] Voir Vatikiotis, Michael R. J., p. 60.

[x] Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991, p. 85.

[xi] Cayrac, Françoise. 2008.

[xii] Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 279.

[xiii] Cribb, Robert et Greg Fealy.

[xiv] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991, p. 121.

[xv] Rinakit, Sukardi, p. 44.

[xvi] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991, p. 135.

[xvii] Voir Vatikiotis, Michael R. J., p. 2.

[xviii] Voir Elson, R. E., p. 308.

 

Bibliographie

Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991. Indonésie, l’armée et le pouvoir: de la révolution au développement. Paris : Éditions L’Harmattan.

Cayrac, Françoise. 2008. « Histoire de l’Indonésie ». L’État du monde : Annuaire économique géopolitique mondial 2009, Montréal : La Découverte / Boréal. En ligne

www.etatdumonde.com (page consultée le 25 octobre 2009).

Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand. 2000. Indonésie : un demi-siècle de construction nationale. Montréal et Paris : L’Harmattan.

Cribb, Robert and Greg Fealy. 2009. «History (Indonesia) », Europa World online. Londres : Routledge. En ligne.

http://www.europaworld.com/entry/id.hi (page consultée le 24 octobre 2009).

Elson, R. E. 2001. Suharto: a political biography. Cambridge: Cambridge University Press.

E. McGregor, Katharine. 2005. “La militarisation du passé indonésien”. Outre Terre. 12 :3, 115-128.

Feith, Herbert et Lance Castles, éd. 1970. Indonesian political thinking : 1945-1965. Ithaca et Londres: Cornell University Press.

Hobohm, Sarwar O. H.. Economy (Indonesia). 2009. Europa World online. Londres: Routledge. En ligne.

http://www.europaworld.com/entry/id.ec (page consultée le 25 octobre 2009).

« Indonesia: Vengeance with a smile, » 1965. Time 15 juillet: 22-26. En ligne.

http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,836000-5,00.html (page

consultée le 20 octobre 2009).

Rinakit, Sukardi. 2005. The Indonesian Military after the New Order, Copenhagen: Nordic

Institute of Asian Studies, 288.

Roeder, O. G. 1970. The smiling general : President Soeharto of Indonesia. California: Gunung Agung.

Vatikiotis, Michael R. J. 1993. Indonesian politics under Suharto. Londres : Routledge.

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