De la fiction à la réalité: l’identité nationale aux Philippines

par Clara Bouliane Lagacé

« À ma patrie,

On constate, dans l’histoire des souffrances humaines, un cancer si pernicieux que le moindre contact l’irrite et y réveille les douleurs les plus aigues. Alors, chaque fois que, au milieu des civilisations modernes, j’ai voulu t’évoquer […], ta chère image m’est apparue avec un cancer social semblable. […] J’essaierai de reproduire fidèlement ton état sans ménagements ; je lèverai une partie du voile qui cache le mal, sacrifiant tout à la vérité, même mon amour-propre, puisque étant ton fils, je souffre aussi de tes défauts et de tes faiblesses. » [1]

C’est ainsi qu’en 1886, le philippin José Rizal s’adressa à ses compatriotes dans la préface de son livre Noli me Tangere. Ce livre devint rapidement l’un des éléments fondateurs de la nation philippine, jusque-là divisée par des questions de langue, de religion et un territoire fragmenté, et toujours sous le joug de la colonisation espagnole. Au-delà de Noli, Rizal lui-même, grâce à son implication en politique et, surtout, au sacrifice de sa vie pour sa nation, a été et est toujours aujourd’hui l’un des symboles de l’identité nationale des Philippines.

Est-il surprenant que certains livres et leur auteur puissent jouer un rôle déterminant dans l’émergence de l’identité de tout un peuple ? Selon Anderson, une nation est avant tout imaginaire, puisque ses membres s’identifient les uns aux autres, sans pourtant se connaître, et imaginée [2]. Et elle s’imagine à travers la culture, dont la littérature fait partie. « À travers 400 ans de domination étrangère, écrivit Olazo en 1993, diverses formes de réactions et de protestations émergèrent, et l’un des médiums les plus puissants utilisés par les gens colonisés fut la littérature. » [3]

Dans Noli me Tangere, Rizal établit vite les principales causes du cancer social philippin. L’Église catholique y est dépeinte comme un instrument de la domination espagnole qui jouit d’un véritable pouvoir politique, use de la violence contre les natifs et taxe honteusement les pauvres. L’administration coloniale n’échappe pas non plus aux critiques virulentes de Rizal: les abus de son armée, sa justice déficiente et sa corruption sont exposées sans détour.

Tout les Philippins souffrent de ces abus ; les écrire, raconter leurs misères quotidiennes, c’est écrire une souffrance commune, qui va au-delà de leurs différences. Noli utilise d’ailleurs souvent un « nous » à saveur nationale. Le personnage principal y dira : « J’aime notre patrie comme vous, non seulement parce que c’est le devoir de tout homme d’aimer le pays auquel il doit la vie et à qui il devra peut-être son dernier asile ; non seulement parce que mon père me l’a enseigné ainsi […], je l’aime, de plus, parce que je lui dois et lui devrai mon bonheur. – Et moi, parce que je lui dois mon malheur », lui répondra quelqu’un d’autre. [4]

« Notre people, notre nation », à travers les bonheurs comme les souffrances : c’est à juste titre que De Ocampo, dans un article publié en 1962, soutient que Rizal fut le père de la nation philippine. « Il devint le principal leader de son peuple et du mouvement nationaliste au cours des deux dernières décennies du 19e siècle, et les principes et idéaux qu’il épousa s’enracinèrent profondément dans le cœur et l’esprit de ses compatriotes.» [5] Il sut rejoindre les gens au point où, même si ses livres furent mis à l’index et considérés subversifs, ils circulèrent tout de même largement.

Rizal ne s’est pas contenté de créer cette idée de nation à travers ses romans : il fit rééditer et publier un livre sur l’histoire ancienne des Philippines, écrit par l’Espagnol Antonio de Morga en 1609, et y ajouta ses propres annotations, devenant ainsi le premier natif à revisiter l’histoire son pays. À tendance plus patriotique qu’académique, sa révision de l’histoire servit à recréer un passé dont le peuple philippin pouvait être fier, entre autres en glorifiant la civilisation précoloniale [6].

La culture, dans laquelle une communauté imaginée a ses racines, n’est pas seulement influencée par la littérature, mais aussi par des symboles nationaux, dont Rizal n’est pas le moindre. Condamné à mort et exécuté publiquement par l’administration espagnole en 1896 pour ses écrits, il est devenu un martyr et un héros national [7]. « La vie de Rizal, à partir du moment où il la mit au service de sa terre natale, fut une mort progressive, bravement supportée jusqu’à la fin par amour pour ses compatriotes », écrivit Mabini dans ses mémoires [8].

Son sacrifice pour la nation incita les gens à se soulever par la suite. Son poème « Adieu à la vie » fut chanté sur les champs des batailles pour l’indépendance en 1898 alors que Noli, en 1888, fut à l’origine d’une pétition demandant l’expulsion de l’Église catholique du pays [9].

Rizal a également laissé sa trace dans la vie politique. Il a créé la Liga Filipina en 1892, une organisation en faveur de réformes modernistes et porteuse d’un esprit nationaliste, et qui a pavé la voie pour l’indépendance. Car Rizal, malgré ce que l’on put en dire, souhaitait l’indépendance de son pays et n’était pas opposé à l’obtenir via une révolution ; il souhaitait simplement attendre le bon moment [10]. La Liga légua un héritage idéologique important au Katipunan, un acteur majeur de la révolution de 1898 au cours de laquelle les Espagnols furent chassés [11].

Grâce à ses écrits, sa symbolique et son implication en politique, Rizal s’est imposé comme le père du nationalisme philippin. Armé de son seul crayon, il a réussi à mobiliser les gens. Si Rizal a tenté d’écrire sur l’histoire de son pays au cours de sa vie, il est lui-même l’introduction d’une histoire dans laquelle les Philippines s’affirment en tant que nation.

Références

[1] José Rizal, Noli me Tangere : a new translation for modern readers (London: Longman Group Limited, 1961).

[2] Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme (Paris : La Découverte, 1996), p. 19-22, 37.

[3] Conrado E. Olazo, « Review of Literature and Politics ». Philippine Studies 46 (no 1, 1998), p. 128.

[4] Se référer à Noli me Tangere, p. 346.

[5] Estaban A. De Ocampo, « Dr. Jose Rizal, Father of Filipino Nationalism ». Journal of Southeast Asian History 3 (no 1; mars 1962), p. 50 et 54.

[6] Ambeth R. Ocampo, « Rizal’s Morga and Views of Philippine History ». Philippine Studies 46 (no 2, 1998), p. 210.

[7] Western Washington University, « Jose Rizal : A biography ». En ligne. http://www.ac.wwu.edu/~fasawwu/resources/rizal/biography.htm.

[8] Dans F. Quibuyen, « Rizal and the Revolution ». Philippine Studies 45 (no 2, 1997), p. 248.

[9] F. Quibuyen, « Towards a Radical Rizal ». Philippine Studies 46 (no 2, 1998), p. 161 et 180.

[10] Dans F. Quibuyen, « Rizal and the Revolution ». Philippine Studies 45 (no 2, 1997), p. 242-43.

[11] F. Quibuyen, « Towards a Radical Rizal ». Philippine Studies 46 (no 2, 1998), p. 173.

Bibiographie

Anderson, Benedict R. 1996. L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme. Paris : La Découverte.

De Ocampo, Estaban A. 1962. « Dr. Jose Rizal, Father of Filipino Nationalism ». Journal of Southeast Asian History 3 (no 1; mars): 44-55.

Ocampo, Ambeth R. 1998. « Rizal’s Morga and Views of Philippine History ». Philippine Studies 46 (no 2): 184-214.+

Olazo, Conrado E. 1998. « Review of Literature and Politics ». Philippine Studies 46 (no 1): 128-130.

Quibuyen, F. 1997. « Rizal and the Revolution ». Philippine Studies 45 (no 2): 225-257.

Quibuyen, F. 1998. « Towards a Radical Rizal ». Philippine Studies 46 (no 2): 151-183.

Rizal, José. 1961. Noli me Tangere : a new translation for modern readers. London: Longman Group Limited.

Western Washington University. « Jose Rizal : A biography ». En ligne. http://www.ac.wwu.edu/~fasawwu/resources/rizal/biography.htm (page consultée le 31 mai 2009).

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