Les États-Unis aux Philippines: une colonisation pas comme les autres, un mythe à déconstruire ou à confirmer?

par Mélanie Boudreault

Plusieurs auteurs avancent que la colonisation des Philippines par les Américains ne correspond pas à une logique de colonisation comme les autres, mais plutôt à une logique d’assistance d’un pays industrialisé à l’égard d’un pays non industrialisé. Tandis que d’autres font appel non seulement au concept colonialisme, mais à celui de néocolonialisme. Dès 1913, cette logique de tutelle est démontrée à travers la place laissée aux Philippins au sein de l’appareil législatif du pays qui prend forme sous le phénomène de «philippinisation» de l’administration. La promesse de transition sur dix ans vers l’indépendance du président Roosevelt fait en 1934 et la réalisation de celle-ci en 1946 laisse croire à la réussite de ce programme politique de tutelle et non à la mise en place d’une domination ou d’un contrôle colonial. Par contre, comme l’a exprimé Hakim Harakat sur ce blogue, les Américains se réservent tout de même le pouvoir de décision sur tout ce qui concerne le commerce et les relations étrangères.

Ces derniers agissent également d’une façon stratégique, pour répondre à des intérêts précis soient : l’exploitation des richesses agricoles des Philippines, l’opportunité d’une porte d’entrée vers la Chine et l’ouverture d’un marché expérimental pour les produits américains (De Koninck 2005, 72). Ce qui n’est pas différent de la logique coloniale britannique, française et hollandaise puisque tous cherchent à établir un réseau commercial et une zone d’influence dans cette région. La présence américaine prend son importance et son point d’appui à travers l’installation permanente de deux bases militaires soient la «Clark Air Base» and la «Subic Naval Base» sur le territoire philippin (Ileto 2005, 220).

Cette relation économique asymétrique perdure et s’apparente au phénomène de néocolonialisme que l’on peut définir comme « une nouvelle forme d’exploitation des peuples dits du tiers-monde par les pays industrialisés [qui] ne repose pas sur le contrôle politique direct, mais sur des mécanismes plus subtils comme les diverses initiatives d’aide internationale [où] le rôle déterminant est joué par les firmes multinationales»[1]. En effet, les Philippines demeurent les bénéficiaires d’une grande part de l’aide internationale américaine qui est acheminée à travers l’agence United States Aid for International Development (USAID). De plus, ces derniers continuent d’être une importante source d’investissements étrangers aux Philippines Ce qui rend problématique l’indépendance réelle des Philippines puisque ce pays demeurent dépendant du capital américain. Cette relation économique est appuyée par les membres de l’élite philippine nommée les illustrados qui ont su tirer profit des réformes politiques, administratives, économiques et éducatives mises en place par la colonisation. Ces derniers avancent que l’aide et l’investissement américain sont nécessaires à l’économie de leur pays. Pour les mouvements nationalistes anti-Américains cette relation néocoloniale demeure une subordination économique et culturelle aux intérêts américains (Delmendo 1998, 214-216).

Avec leurs réformes économiques et politiques, les États-Unis ont renforcé les inégalités sociales et économiques déjà mises en place par la colonisation espagnole. Lors de cette période, plusieurs mesures coloniales inéquitables concernant l’accès à la terre, la taxation et la corvée ont affecté la population rurale. L’accès aux terres ainsi que les revenus qui en découlent étaient réservés aux grands propriétaires terriens. Cette redistribution économique représentait un lourd fardeau et une source de mécontentement pour les paysans (Fradera 2004). Plus près de nous, la crise économique de 1997 a démontré les limites des programmes d’ajustements structurels proposés par le Fond Monétaire International (FMI), puisque la crise économique a pris des proportions importantes aux Philippines (Muzaffar 2005).

La variable culturelle du phénomène provient, quant à elle, du système d’éducation mis en place par les Américains. Tout d’abord, «l’utilisation de l’anglais comme lingua franca a donné un langage commun à un peuple qui ensemble parlait plus de soixante-dix langages différents»[2]. L’éducation et l’appui de l’élite ont aidé les Américains à construire la relation historique des Philippines avec les États-Unis et à constituer une mémoire collective favorable à la présence américaine. En effet, après l’indépendance de pays, l’enseignement de l’histoire a mis l’accent sur l’aide des États-Unis dans la guerre contre les Espagnols et en omettant la confrontation avec les Américains à leur arrivée ainsi que ses conséquences (Quintos de Jesus 1997, 114). Pourtant, la conquête américaine ne fût pas sans violence et sans perte, elle a coûté la vie à environ 10 000 Philippins (Muzaffar 2005, 903). La suppression sanglante de la résistance des Moros, une importante minorité musulmane dans le Sud des Philippines par les Américains est également un évènement rayé de la mémoire collective (Ileto 2005, 232). Les conséquences de la mise en place de ce système éducatif sont importantes et encore présentes aujourd’hui. Elle expliquent, entre autres, l’enracinement de la perception du grand frère américain qui épaule son petit frère philippin à travers un programme politique de tutelle. Ce phénomène est perceptible à travers la polémique entourant la fête nationale de l’indépendance et les différentes images qui en émergent.

[1] Philippe Boudreau et Claude Perron, Lexique de science politique, (Montréal : Les Éditions Chenelière Inc. 2006), 128.

[2] Traduction libre : «The use of English as the lingua franca of Filipinos gave a common language to a people who all together spoke in more than seventy different tongues», Melinda Quintos de Jesus, «Toqueville Revisited/ America through a Philippine Prism» The Harvard International Journal of Press/Politics 2 (1997), 113-114.

BIBLIOGRAPHIE

Adesnik, Ariel David and Michael McFaul. 2006. «Engaging Autocratic Allies to Promote Democracy»The Washington Quarterly 29 (Spring) : 7-26.

Boudreau, Philippe et Claude Perron. 2006. Lexique de science politique. Montréal : Les Éditions de la Chenelière Inc. 201.

De Koninck, Rodolphe, « La formation des domaines coloniaux », L’Asie du Sud-Est, 2e édition revue et corrigée, Paris: Armand Colin, 2005 : Chapitres 4 : 54-75.

Delmendo, Sharon.1998 «The Star Entangled Banner: Commemorating 100 Years of Philippine (In)Dependence and Philippine-American Relations». Journal of Asian American Studies 1 (October): 211-244.

Fradera , Josep M. 2004. «The historical origins of the Philippine economy: a survey of recent research of the Spanish colonial era» Australian Economic History Review, 44 (November): 307-320.

Ileto, Reynaldo Clemena. 2005. «Philippine Wars and the Politics of Memory». Positions: East Asia cultures critique 13 (Spring): 215-235.

Muzaffar, Chandra. 2005. «The Relationship between Southeast Asia and the United States: A Contemporary Analysis». Social Research 72 (Winter): 903-912. Quintos de Jesus.

Melinda. 1997. «Toqueville Revisited /America through a Philippine Prism» The Harvard International Journal of Press/Politics 2, 113-119.


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