Singapour : les défis de l’harmonie raciale et de l’identité nationale

Par Patrick Milochevitch

Singapour est officiellement un État « multiracial ». Ce « multiracialisme » illustre, d’une part, une réalité démographique multi-ethnique chinoise, malaise, tamoule, constitutive de la cité-État et, d’autre part, une composante idéologique fondamentale du projet national imposé par les dirigeants politiques du PAP qui président à la destinée de l’île depuis son indépendance en 1965.


Singapour, c’est, aujourd’hui, une population de 4 millions d’individus issue de vagues migratoires successives, divisée en quatre catégories : « Chinois » 77 %, « Malais » 14 %, « Indiens » 8 %, et « Autres » . A chacune de ces divisions ethniques est associée une langue officielle – Mandarin, Malais et Tamil, l’anglais, quatrième langue officielle, servant de lingua franca – et une religion – Syncrétisme Chinois, Islam et Hindouisme. Ce petit pays, l’un des plus petits au monde, est un archipel sans réel particularisme territorial captant l’imagination. Le personnage historique le plus représentatif semble être l’anglais Sir Stamford Raffles, fondateur de Singapour en 1819 (Margolin, 2004, p.33).

Fait notable, rappelons, que l’indépendance de Singapour, colonie britannique, ne relève d’aucun sentiment nationaliste profond. Singapour est, en effet, accouchée d’un processus pour le moins singulier et, historiquement quasi unique, d’expulsion du projet de la Fédération de la Malaysia. L’île a subi trois épisodes marquants de violences inter-ethniques opposant Chinois et Malais entre 1964 et en 1969 .

Dans ces conditions, créer une identité nationale relevait du tour de force pour Lee Kuan Yew et son équipe.

On structura l’idée du consensus social autour du concept, pour le moins ambigu, de races, à la fois, danger et obstacle de la construction nationale, et outil fondamental de la politique d’homogénéisation et d’égalité de la complexité ethnique singapourienne. De cette idéologie est issue la classification raciale de la population en quatre groupes évoqués plus haut.

Derrière cette classification artificielle, standardisation imposée par les autorités, se cache en réalité une importante diversité. À titre d’exemple, le groupe ethnique « Chinois » auquel sont associés le Mandarin et le Confucianisme est en réalité constitué d’individus provenant de provinces chinoises culturellement fort différentes, parlant des dialectes incompréhensibles les uns pour les autres – Teochiou, Hokkien, Cantonnais, Hakkas … – et dont la pratique religieuse est au-delà du confucianisme – Christianisme et Bouddhisme entre autres. On observe la même chose, pour le groupe « Malais », composé de Javanais, d’Acehnnais, de Bugis, de Minangkabau  ou le groupe  « Indien ».

À ce stade, une comparaison avec les politiques mises en place en Malaysia, dont le découpage ethnique est relativement semblable, mais au rapport démographique Chinois / Malais inversement proportionnel à celui de Singapour, se révèle pertinente.

Dans les deux pays, la communauté chinoise occupe une position économique prédominante. Cependant, alors que la Malaysia a opté pour des politiques de discrimination positive à l’égard de la population malaise, ne reconnaissant comme officielle  que la langue malaise, Singapour a préféré des politiques d’équité raciale et quatre langues officielles ;  une langue pour chaque groupe ethnique plus l’anglais, langue de l’héritage colonial.

Ce que l’on a cherché à instiller, avec force autorité, dans la population de la cité-État, ce sont des valeurs d’équité, de respect de l’autre dans sa différence, et de nécessaire harmonie entre les communautés  pour achever un objectif de progrès économique et social pour tous.

La réussite économique de Singapour ne fait aucun doute. La qualité de vie de la majorité de ses habitants, toutes origines confondues, est parmi les plus hautes de la planète et loin devant celles des autres nations de l’Asie du Sud-Est . Pour autant,  et bien que Singapour n’ait plus connu de tensions raciales depuis plus de 30 ans, la question de l’identité nationale demeure, comme ailleurs, ouverte.

Les politiques d’équité raciale et le régime relativement autoritaire du PAP ont en effet généré une forme de tolérance minimale sans échanges réels ou compréhension interculturelle entre les communautés. Cette tolérance a récemment été mise à mal par le spectre des attentats du 11 septembre 2001 et l’internationale fondamentaliste islamiste, suscitant une nouvelle méfiance vis-à-vis de la communauté malaise.

Selon le leader d’opposition, Chee Soon Juan « la croissance économique ne fait pas l’âme d’un pays » (FRECON, 2008, p.46), Singapour « n’est pas une maison, mais est à l’image d’un hôtel, certes 4 ou 5 étoiles, mais où vous ne pouvez décorer la chambre à votre goût » (FRECON, 2008, p.46).

Pourtant, il semble que pour les nouvelles générations nées à Singapour, le sentiment d’appartenance à une nation devient une réalité. Serait-on en train d’assister à la naissance d’une identité singapourienne au-delà de la notion de race, une identité que même le gouvernement semble vouloir promouvoir au sein d’un nouveau discours « nationaliste », un « Singapour Singapourien »?

Références

BENG HUAT Chua (1998), Culture, Multiracialism and national identity in Singapore, dans Trajectories : Inter-Asia Cultural Studies, dir. Kuan Hsing Chen, London, Routledge, p.186-205

BENG HUAT Chua (2003), Singapore : multiracial harmony as public good, dans Ethnicity in Asia, dir. Colin Mackerras, Routledge Curzon, London New York, p.101- 107

BENJAMIN Geoffrey (1976), The cultural logic of Singapore’s “Multiracialism”, dans Singapore : society in transition, dir. Riaz Hasan, Kuala Lumpur, Oxford University Press, p.115-133

DE KONINCK Rodolphe (2006), Singapour : La cité-État ambitieuse, Paris, Belin

FRÉCON Éric (2008), Singapour : une démocratie piratée, dans Revue Asia, nº4, p.44-48

http://cheesoonjuan.blogspot.com

http://mrbrown.com

MARGOLIN Jean Louis (2004), National Construction, Identity Quest and Communitarian Temptations in Independant Singapore, dans Ethnic Minorities and Politics in southeast Asia, dir. Thomas Engelbert et Hans Dieter Kubitscheck, Peter Lang, Berlin

PURUSHOTAM Nirmala (1998), Disciplining difference : Race in Singapore, dans Southeast Asian Identities : Culture of representation in Indonesia, Malaysia, Singapore, Thailand, dir. Kahn Joel S., Singapore, ISAS, p. 51-94

www.singaporedemocrat.org

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