Ethnicité et mondialisation : de la pertinence d’une lecture humaine de la piraterie en Asie du Sud-Est

Par Patrick Milochevitch

Résolument aussi ancien que la mer et le commerce maritime international, le phénomène pirate en Asie du Sud-Est constitue, à l’ère de la mondialisation, un enjeu géopolitique local et global hautement stratégique. Majoritairement analysée en terme de commerce mondial, de sécurité internationale ou de souveraineté nationale, la piraterie « moderne », comme par le passé, n’en demeure pas moins une affaire d’hommes. À ce titre, elle possède une dimension ethnique et sociale qui la relie à des questions de tradition, d’intégration et de lutte identitaire. L’élément de la « tradition », bien que difficile à évaluer, demeure, en Asie du Sud-Est, incontournable.

La piraterie est historiquement avérée dans la région bien avant la colonisation européenne à partir du 15ème et 16ème siècles.

Pratiquée par des populations littorales dont les activités de subsistance étaient majoritairement orientées vers la mer, la piraterie se serait développée, sous des formes hétérogènes, en temps que stratégie de survie économique opportuniste, complémentaire, en parallèle au développement du commerce maritime international  (Young, 2006, p.25).

Stratégie économique opportuniste d’une part, elle fût aussi institutionnalisée par les différents pouvoirs locaux. En compétition, les uns avec les autres, la piraterie devenait pour nombres de sultanats régionaux, un instrument de contrôle territorial et de prestige régional, par l’organisation ou la commandite de bandes armée opérant razzias et pillages ou imposant taxes et droits de passages .  Ceci n’est pas sans rappeler les corsaires  européens…

Au fil de l’histoire, l’imaginaire local, comme en Occident d’ailleurs, à intégrer une représentation ambivalente du pirate entre « robin des bois des mers » et « chien de mers sans foi ni loi ».

Depuis, Raga et Lai Chon San, peuples Bugis, Tausug, Orang Laut, Sama, Iranun, héros ou terreurs, incarnent, dans l’inconscient collectif de nombres de leurs descendants, masculinité, force, et bravoure : « Être pirate  a de longue date permis aux jeunes de s’affirmer » (CORDELIER, 1993).

Pas de particularisme ethnique ici, plus fondamentalement, on est en présence d’un enracinement historique régional de la piraterie dont la perception renvoi finalement à une « profession banale, socialement admise » (FRECON, 2002, p.51).

Aujourd’hui, les anciens sultanats sont devenus des États-Nations. L’équilibre mondial issu de l’ordre bipolaire de la « guerre froide » a fait place à la mondialisation et au libéralisme économique. La croissance économique régionale, fulgurante jusqu’à la crise financière et sociale de 1997, a profondément déstabilisé  l’Asie du Sud-Est.

Les États de la région, au premier rang desquels, l’Indonésie, mais aussi la Malaisie ou les Philippines, ont vu leurs capacités de contrôles étatiques s’effriter. Dans ces pays, points chauds de la piraterie moderne, la résurgence du phénomène pirate coïncide, notamment, avec les défis posés par l’intégration du territoire national et de l’identité nationale.

A l’opposé, des opulentes mégalopoles à l’urbanisme démesuré et des mirages de la croissance, subsistent  des  populations périphériques exclues du développement économique.
Marginalisation spatiale tout d’abord : ces populations majoritairement issues de villages côtiers, « ces oubliés de la croissance », voient même leurs activités de  subsistance réduites ou détruites à causes des nuisances liées au développement du commerce maritime (pollution entre autre).

De ce fait, elles trouvent  leur salut dans la réactivation ou l’intensification des activités de banditisme en mer : rançonnage de pêcheurs locaux ou de touristes, pillages d’embarcations commerciales de faibles tonnages et des équipages ; « Au large de Java et de Sumatra, un assaut de pirates peut rapporter plus de 30 000 dollars en moins de quinze minutes ! » (GIRARD, 2003, p.18). On note par ailleurs, que l’occasion fait le larron, « 80 % de ces actes de piraterie sont des attaques d’opportunités menées par des pêcheurs qui augmentent ainsi leurs revenus en volant l’argent du bord et quelques babioles pour finalement retourner s’abriter dans leur villages » (BERTIN MOUROT, LELIEUR, TERROIR, 2005, p.42).

Soulignons qu’à cette forme d’activité opportuniste « de survie » à l’échelle locale, vient s’ajouter une forme beaucoup plus structurée et hautement élaborée : la piraterie liée aux réseaux du crime organisé opérant à l’échelle mondiale.

Marginalisation identitaire ensuite : l’exclusion économique se greffe dans certains cas à une exclusion liée à l’origine ethnique ou religieuse. L’activité pirate est alors motivée, non par l’appât fondamental du gain, mais par des revendications idéologiques identitaires qui peuvent être reliées au monde du terrorisme international
Certains groupes indépendantistes, d’obédience musulmane en majorité (Jemah Islamiyah, Abu Sayyaf), ou mouvements de libération (Aceh), pratiquent le pillage et l’enlèvement contre rançon afin de financer leurs luttes armées.

Exclusion sociale et pauvreté, couplé à une forme d’acceptabilité sociale « traditionnelle », ne sommes nous pas en présence du terreau le plus fertile qui soit pour assurer un recrutement permanent de nouveaux candidats pirates et par conséquent, la continuité de la menace qui pèse sur les mers d’Asie du Sud-Est ?

Références

BERTIN-MOUROT Edouard, LELIEUR Frédéric et TERROIR Emmanuel (2005), Terrorisme et Piraterie : des menaces contemporaines à la sûreté des transports maritimes de marchandises, coll. Entreprises et Management, Paris, L’Harmattan

BERTRAND Romain (2001), L’affaire des otages de Jolo : un exemple de criminalisation du politique en Asie du Sud-Est, dans Revue internationale et stratégique, n°43, p.40-47

CORDELIER Jeanne (1993),  Alerte, pavillon noir !, le Nouvel Observateur, 25 novembre 1993

FRECON Eric (2002), Pavillon noir sur l’Asie du Sud-Est : histoire d’une résurgence de la piraterie maritime, coll. Analyses en Regard, IRASEC/L’Harmattan, Bangkok/Paris

GIRARD Eric (2003), La piraterie en Asie du Sud-Est : une carte d’influence, Mémoire de géopolitique, Paris, Collège Interarmées de Défense

Joseph N.F.M. à Campo (2003),  Discourse without Discussion: Representations of Piracy in Colonial Indonesia 1816-25, Journal of Southeast Asian Studies, 34 (2), pp 199-214

KANE Solomon, MARTIN Francis (2005), Pirates et terroristes en mer d’Asie : un maillon faible du commerce mondial, Paris, AutrementFrontières

KANE Solomon, PASSICOUSSET L. (2000), La piraterie, symptôme d’une Asie fragilisée, Le monde diplomatique, n°555, juin 2000

Le MONDE (2003), Cahier spécial Piraterie Maritime,  29 novembre 2003, p.2

www.imo.org, Piraterie et vols à mains armées en mer, pages consultées le  8 juin 2008

www.terrorisme.net, Terrorisme maritime : état de la menace en Asie du Sud-Est et dans le monde, pages consultées le 6 juin 2008

YOUNG Adam J. (2006), Contemporary Maritime Piracy in Southeast Asia : History, Causes and Remedies, Institute of Southeat Asian Studies, Singapore

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