Consolidation de la démocratie en Indonésie : deux obstacles majeurs

Par Julien Poirier Falardeau

Les pas-de-géant accomplis par l’Indonésie sur la route de la démocratisation depuis 1998 sont considérables. Mais deux accrocs à la théorie en science politique nous font douter de l’avenir de cette démocratie, soit l’absence d’un système de partis et la faible capacité de l’État indonésien à répondre aux besoins de sa population. La vie politique de l’archipel répond aujourd’hui aux critères de Dahl [1] pour être qualifiée de démocratique, soit des élections libres, justes, fréquentes et où tous les citoyens ont le droit de voter et de s’exprimer. À certains égards, la démocratie à l’indonésienne serait même en voie de consolidation.
En effet, non seulement le premier gouvernement élu en 1999 a-t-il accepté de céder le pouvoir après avoir été défait lors des élections de 2004, mais les deux gouvernements n’ont pas tenté, comme ce fut souvent le cas en Amérique du Sud par exemple, de transformer les règles du jeu démocratique à leur avantage une fois au pouvoir [2]. Bref, cela ajouté au fait qu’aucune contestation de grande ampleur du système démocratique n’y est à ce jour recensée nous permet d’affirmer que celui-ci est désormais « the only game in town » en Indonésie.

Toutefois, deux sombres nuages semblent menacer l’horizon démocratique indonésien. Dans un premier temps, ceux qui ont étudié le processus de démocratisation, comme O’Donnell et Schmitter, ont noté qu’une démocratisation réussie passe souvent par la consolidation d’un système de parti, ce qu’on ne retrouve pas en Indonésie [3]. En effet, il est remarquable que, dans les deux élections qui se sont tenues dans le pays, il n’y a pas eu de stabilité dans la compétition entre les partis, comme en fait foi la grande volatilité des votes entre ces deux consultations [4]. Il faut dire que, comme les enjeux électoraux ont rarement été de nature idéologique, la plupart des partis ne déposaient des plateformes que parce qu’ils y étaient contraints par la loi électorale. Dans un tel contexte, l’attention portée exclusivement sur les leaders des formations n’était guère susceptible de polariser durablement les intentions de vote pour l’un ou l’autre des nombreux candidats. En outre, si les élections sont perçues comme justes par la quasi-totalité des électeurs indonésiens (97% selon un sondage de sortie des urnes en 2004), il en va autrement de la perception des partis par la population. Alors que ceux-ci devraient se faire les promoteurs des aspirations des votants, les nombreuses allégations de corruption qui les entachent régulièrement les font plutôt passer pour être les promoteurs… de leurs propres intérêts.

Enfin, la faiblesse des structures et des règles internes aux formations politiques rend le système de partis encore plus fragile. En effet, le fait que souvent les partis indonésiens appartiennent en quelque sorte à leurs dirigeants fait en sorte que ce sont ces derniers, et non les simples militants (quand militants il y a), qui décident des orientations et des candidats.

Le deuxième obstacle à la consolidation de la démocratie dans l’archipel est sans contredit la faible capacité de l’État indonésien à élaborer et à mettre en œuvre des politiques publiques qui répondraient aux besoins de la population. La raison principale de cet état de fait est le manque de ressource de l’État qui, faute d’appareil bureaucratique de gestion efficace, n’est guère capable de prélever intégralement impôts et taxes, pas plus que de redistribuer les deniers perçus à ceux qui en ont besoin [5]. En effet, dans un système qui n’est pas capable de payer ses fonctionnaires, et ce, à tous les échelons, les autorités n’ont d’autre choix que de tolérer que ceux-ci se paient eux-mêmes… en les laissant piger dans les fonds servant à la mise en œuvre des politiques publiques. Nous assistons donc à la pérennisation du patrimonialisme qui avait cours sous Suharto où, comme l’expliquait Weber, les dirigeants ne font pas de distinction entre la sphère publique et la sphère privée dans leur gestion de l’État [6].

Cela étant dit, il ne faut pas noircir démesurément le tableau. Si quelques obstacles se dressent sur le chemin de la consolidation de la démocratie en Indonésie, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a dix ans encore, le pays était sous la botte de Suharto. Les quelques améliorations survenues entre le premier scrutin de 1999 et celui de 2004, notamment la fin de la représentation politique des militaires et la création d’un comité électoral indépendant formé de représentants de la société civile [7], nous laissent espérer un avenir prometteur et, espérons-le, démocratique pour l’Indonésie.

Références

[1] Dahl, Robert-Alan, « Polyarchy : participation and opposition », New Haven, Yale University press.
[2] Webber, Douglas. « A consolidated patrimonial democracy? Democratization in post-Suharto Indonesia », in Democratization, vol 13, no 3 (juin 2006), pp 397-398.
[3] Johnson Tan, Paige. « Indonesia Seven Years after Soeharto : Party System Institutionalization in New Democracy », in Contemporary Southeast Asia, vol. 28, no 1 (2006), pp. 88-114.
[4] Ibid, voir tableau page 92.
[5] Webber, Douglas. « A consolidated patrimonial democracy? Democratization in post-Suharto Indonesia », in Democratization, vol 13, no 3 (juin 2006), pp. 408-415
[6] Webber, Douglas. « A consolidated patrimonial democracy? Democratization in post-Suharto Indonesia », in Democratization, vol 13, no 3 (juin 2006), pp 408-411.
[7] Qodari, Muhammad. « Indonesia’s Quest for Accountable Governance », in Journal of Democracy, vol 16, no 2 (avril 2005) pp 75-78.

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