Universités Populaires en France et ailleurs

Par Hugues Lenoir

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L’idée d’une éducation populaire est ancienne en France. Elle remonte à Condorcet et à son souhait d’une éducation du peuple, pour le peuple, par le peuple, et plus tard à Pierre-Joseph Proudhon, inventeur de la Démopédie.

Francisco Ferrer, promoteur de la pédagogie libertaire, en fut aussi un partisan. « J’organisai, écrit-il, une convention (réunion) […] afin de créer dans l’École moderne une université populaire (UP) où (la) science se donne gratuitement au peuple, comme une espèce de restitution, dès lors que tout être humain a le droit de savoir et que la science ne doit pas être liée à une classe » (Ferrer 2009, 76). Quant aux anarcho-syndicalistes, ils considéraient que les UP devaient être l’université des ouvriers.

Il existe dans toute l’Europe des initiatives d’Éducation populaire (ou Éduc-pop) qui s’inscrivent peu ou prou dans les définitions suivantes. Pour Alexia Morvan, ce sont des pratiques d’éducation qui visent :

explicitement à soutenir l’exercice politique des citoyens en vue de leur émancipation et de la transformation sociale (Morvan 2011, 4).

Pour Jean-Rémi Durand-Gasselin de Peuple et culture, l’Éduc-pop : 

c’est se retrouver sur une éthique commune qui implique des façons de faire et des prises de décisions collectives, sollicitant la participation de tous et visant des idéaux généraux humanistes de partage du pouvoir, du savoir, et de l’avoir (cité dans Delavaux 2012, 139)

Ces structures d’éducation populaire, selon les lieux et les époques, prennent le nom d’Université populaire, d’Athénée, d’atelier, de réseaux, de laboratoire, voire de bibliothèque sociale… En France, les Universités populaires (UP) ne sont pas une mode récente liée à l’aura de celle lancée par Michel Onfray à Caen dans les années 2000. Elles s’inscrivent dans une longue tradition historique et éducationniste.

Comme l’a établi Lucien Mercier, dont cette contribution est pour une part redevable, la première est née en 1899 à Paris et se nommait La coopération des idées. Cette simple dénomination est à elle seule révélatrice du projet, pour ne pas dire du programme des UP. Il s’agissait à la fois d’associer des idées et des hommes d’origines sociales fort différentes, les uns issus du monde ouvrier et les autres de la sphère intellectuelle. Cette rencontre possible entre deux mondes jusque-là étrangers est la résultante de l’Affaire Dreyfus où, dans le cadre du soutien à ce dernier, une partie du prolétariat radical côtoiera ceux que l’on appelle depuis lors « les intellectuels ».

Cette première université parisienne fut le résultat de l’improbable rencontre de l’autodidacte Georges Deherme (1867-1937), ancien sculpteur sur bois, typographe de culture anarchiste, et de Gabriel Séailles (1852-1922), républicain, professeur de philosophie en Sorbonne, qui sera l’un des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). Cette initiative fait rencontrer le bourgeois en jaquette soucieux d’aller au peuple et l’ouvrier en bourgeron (une veste de travail traditionnelle) curieux de comprendre le monde et son siècle. Au-delà du cas Dreyfus, l’éducation est durant cette période au cœur de la réflexion sociale. Parallèlement, les Bourses du Travail qui soutiendront l’effort d’éducation des universités populaires se retrouvaient déjà autour de la phrase emblématique de leur animateur Fernand Pelloutier (1867-1901) : « Instruire pour révolter ».

En effet, pour les syndicalistes révolutionnaires, l’UP complète la Bourse, qui œuvrent tous deux dans la même direction : 

que les universités populaires, que les bibliothèques d’éducation libertaire, après avoir fait des individus débarrassés de tous les préjugés [], deviennent des pépinières de militants, d’apôtres qui s’en iront dans toutes les organisations ouvrières (Mercier 1986, 58). 

Même si les tenants du socialisme autoritaire, regroupés autour de Jules Guesde et du Parti ouvrier français (POF), firent un accueil très réservé aux UP, elles furent, comme leur nom l’indique, réellement populaires et bien reçues dans le monde du travail et par ses organisations.

Pourtant les UP sont le résultat d’une association de circonstances à un moment où il y a, il est vrai, un grand appétit de savoir dans la classe populaire et où des intellectuels progressistes souhaitent s’associer avec elle. Ce sera à la fois la cause de l’immense succès des UP et probablement aussi la cause de leur disparition ou, pour le moins, de leur raréfaction. En effet, après un moment de convergence, les acteurs des UP divergeront sur leurs objectifs et leurs finalités. Les uns y voient, au-delà des savoirs transmis, un outil de réconciliation des classes ; les autres, un levier d’émancipation économique et sociale.

Le développement des UP fut fulgurant : 15 à la fin de 1899, 116 en 1900, 124 en 1901 et 230 au total jusqu’en 1914. Elles compteront environ 50 000 adhérents, quelques dizaines pour les unes et quelquefois un millier, comme à « L’Émancipation » du XVe arrondissement à Paris. Ceux qui les fréquentent sont des hommes et des femmes, parfois en famille, de milieux divers : employés, petits bourgeois, ouvriers, militants… Il s’agit d’un mouvement plutôt urbain, qui se développe d’abord à Paris, qui en comptera 38, puis en banlieue, où elles seront au nombre de 31, et de 60, dans les villes industrielles de moyenne importance (autour de 30 000 habitants). La plupart d’entre elles (80 %) furent une initiative d’origine ouvrière.

Rapidement, les contradictions internes entre les acteurs et les projets apparaissent d’autant que les intellectuels y prennent une place prépondérante. Ils président, programment, interviennent et animent les débats. Seuls 10 % des conférences seront prononcées par des ouvriers. Au-delà de l’écart entre les attentes des auditeurs avides de sujets touchant à la question sociale et au vocabulaire et les apports du monde savant, une fracture se fait rapidement jour entre les tenants de la République radicale bourgeoise et ceux de la République sociale. En effet, 

beaucoup d’ouvriers parisiens [], producteurs soucieux des lois de la production et de leurs conséquences, ont abandonné les Universités populaires. Ils n’y trouvaient pas ce qu’ils étaient venus y chercher. (Mercier 1986, 114). 

Cette fracture politique et pédagogique aura pour conséquence un affaiblissement rapide du mouvement des Universités populaires déjà menacé par les difficiles conditions de travail des ouvriers (journée de 12 heures, voire davantage), la rareté et l’éloignement quelquefois important des salles de réunions… Ainsi : 

si grande soit l’envie qu’on puisse avoir de belles et fortes choses, faut-il encore être dispos pour les voir, les entendre et en jouir. (Mercier 1986, 120).

Malgré cet échec relatif, le mouvement des UP favorisera l’émergence d’une sociabilité nouvelle, moins masculine, plus familiale, où, au-delà des causeries savantes, naîtront aussi des bibliothèques, des réflexions sur le logement social, des actions anti-alcooliques, des représentations théâtrales et parfois même, des manifestations concrètes de solidarité ouvrière, comme des caisses de prévoyance, des consultations médicales, dentaires, ou encore juridiques… Malgré la persévérance des derniers « upistes », le coup de grâce au mouvement des universités populaires « première époque » sera porté par l’immense tuerie de 1914.

Notons que face à la prépondérance des intellectuels et du cours magistral dans les UP, les anarchistes de sensibilité individualiste autour d’Albert Libertad et du journal l’anarchie animeront des Causeries populaires, beaucoup plus coopératives et participatives. Dans l’esprit des Universités populaires et contre les risques d’aliénation de la culture dominante, les anarchistes inventèrent le Cinéma populaire dans le cadre d’une coopérative. Une aventure d’éducation peu connue qui mérite d’être évoquée ici.

L’idée de la coopérative du Cinéma du Peuple prend forme lors du premier congrès national de la Fédération communiste anarchiste révolutionnaire (FCAR) qui se déroule du 15 au 17 août 1913 […]. Un soir, quelques amis se sont rencontrés. Il y avait dans cette réunion quelques bons militants parisiens, et nous avons parlé du « Ciné » et de son emprise funeste sur le cerveau du Peuple. Les « Nick Carter », les « Fantômas » et autres produits débités par tranche chaque soir dans les cinémas des faubourgs, passèrent un mauvais moment. « Mais le remède ? » dit quelqu’un. Le remède, ou plutôt le contre-poison, est de faire du cinéma nous-mêmes, de créer par nous et pour nous des films et de défendre nos idées de justice sociale par l’image » ! […] Son œuvre la plus remarquable : La Commune ! Du 18 mars au 28 mai 1871, conçue par le scénariste et acteur Armand Guerra (Marinone 2020)

Comme pour les dernières UP, comme pour l’école libertaire la Ruche de Sébastien Faure, la terrible première Guerre mondiale mit fin à l’existence de nombreuses UP et un terme définitif au Cinéma du Peuple.

Le renouveau des universités populaires

Si l’Université populaire de Caen en Normandie a marqué publiquement le retour et le redéploiement des Universités populaires, il est à noter que, quelques années auparavant, des auteurs comme Geneviève Poujol en 1982 pointaient déjà le renouveau des universités populaires (1983, document INEP de Marly le Roy). Ainsi, depuis une vingtaine d’années, on assiste à une explosion de nouvelles universités populaires. On y trouve une grande diversité de modèles, selon des objectifs et des réalisations diverses. Ces universités n’accordent pas la même signification à la formulation du type « Éducation Populaire » : soit l’idée est de faire accéder au « Savoir », aux connaissances, au Patrimoine culturel réservés à certaines classes sociales privilégiées ; soit de faire participer en plus grand nombre le peuple activement et directement à des activités artistiques, culturelles, sportives et de loisirs, en plus grand nombre, pour favoriser son épanouissement. Certaines à but lucratif sont des organismes de formation déguisés en UP.

Parmi celles qui s’inscrivent dans la tradition historique, une fois de plus, deux modèles se concurrencent en fonction de surdéterminations idéologiques. Le premier, plutôt animé par une « élite culturelle », se propose d’aller au peuple pour l’éduquer et lui permettre d’accéder à une forme de conscientisation et d’autonomie. L’autre courant, plus radical, autogestionnaire et émancipateur, tente de mettre en œuvre le souhait de Condorcet, à savoir l’éducation du peuple, par le peuple et pour le peuple. Certains se réclament de la Démopédie proudhonienne et de la capacité politique et pédagogique des classes populaires.

La Dionyversité et l’Université populaire et libertaire

Premier exemple de ce second courant auquel je me limiterai, la Dionyversité, du nom des habitants de Saint-Denis, en Île de France, appelés les Dionysiens. En effet, si le mouvement des UP se meurt en 1914, le projet ne fut jamais totalement abandonné et d’ici, de là, de nouvelles Universités populaires, quelques fois éphémères, voient le jour. C’est le cas de celle de Saint-Denis en région parisienne, la Dionyversité, qui a repris en guise de sous titre La coopération des idées pour faire un lien direct avec les origines historiques et le projet éducatif et social des anciennes UP. Portée par une petite équipe militante locale, elle a ouvert ses portes le 26 février 2008. Elle n’est pas le fruit d’une recherche théorique a priori, ni de longues discussions autour d’un projet. Elle est le résultat de la pratique, la suite logique d’une action militante de proximité. En effet, depuis plusieurs années, une association locale proposait une conférence mensuelle autour de la croyance et de la religion où la participation était assez importante. Avec le temps, une demande de nouveaux thèmes d’intervention a vu le jour. Les auditeurs de ces conférences souhaitaient élargir les sujets de réflexion autour du fait religieux à des sujets politiques et de société. Ils formulaient des demandes, des propositions, des envies.

Ces instigateurs adoptèrent à l’origine quelques principes élémentaires pour guider leurs actions, principes partagés par de nombreuses UP. Parmi eux, citons :

  • La gratuité totale, ce qui ne signifie pas que cette organisation n’a pas de coûts. Cela implique de trouver les moyens de son fonctionnement. À cette fin, la Bourse du Travail du Saint-Denis lui a ouvert ses locaux et la ville participe à l’affichage des programmes.
  • Aucune procédure administrative : pas d’inscription, pas d’adhésion. Tout participant est de fait membre de l’association.
  • Pas de niveau requis pour l’entrée dans un cycle, pas de contrôle des connaissances, pas d’examens, ni de diplômes délivrés. L’UP s’inscrit dans une logique radicale d’Éducation permanente à visée citoyenne.
  • Interventions de qualité, ce qui implique un travail de repérage et de « recrutement » des intervenants sur des bases très claires : des cycles courts (8h maximum) et une action totalement bénévole.

À l’origine, chaque cycle se déroulait sur 4 séances, au rythme d’une séance par semaine durant un mois. Deux cycles avaient lieu en parallèle sur deux soirées, de 19 à 21 heures. Les séances étaient organisées afin que la participation des auditeurs soit possible : une heure d’intervention, une heure d’échanges collectifs et/ou d’échanges avec le « conférencier ». 

La Dionyversité s’inscrit bien dans la tradition des Universités populaires : délivrer des contenus de qualité et de bonne tenue accessibles à tous. Mais elle vise aussi à laisser une large place à la critique et à la participation des auditeurs-acteurs pour ne pas retomber dans le travers pédagogique des UP historiques, trop bavardes et « savantasses ». Elle se propose d’informer sur des thèmes divers, d’interroger les représentations, voire de favoriser la conscientisation des publics sur des sujets variés d’histoire, d’actualité, de société… Elle a pour objectif de favoriser la prise de parole individuelle et collective, d’encourager au débat, à la controverse et à l’élaboration collective afin de sortir de la domination et de la soumission à la parole des « maîtres ». Chaque cycle fait l’objet d’un document de quatre pages rédigé par les intervenants et diffusé gratuitement. Chaque intervention est enregistrée et écoutable sur le site de l’UP (www.dionyversite.org).

Depuis 2010, la Dionyversité a programmé, entre autres, un cycle sur l’Éducation populaire, la surveillance généralisée, la caricature, les femmes philosophes, les femmes révolutionnaires, Willem Reich, la critique des médias, l’autogestion, le décodage de l’économie, la guerre d’Algérie, les travailleurs sans papiers, la peinture classique et moderne, la servitude volontaire… Jusqu’à présent, selon le thème abordé, chaque soirée réunit entre 15 et 75 personnes. Ce programme de la Dionyversité est éclectique : de fait, il est à l’image de ses auditeurs et de leurs centres d’intérêts.

De plus, l’Université populaire a organisé ponctuellement des spectacles de conscientisation à prix libre. Franck Lepage anima la soirée lors de l’inauguration de l’UP et Jean Pierre Levaray, auteur de la pièce Putain d’Usine, fut invité à la présenter. Ces spectacles sont accueillis au théâtre de la Compagnie Jolie Môme en résidence à Saint-Denis.

Enfin, elle a développé des sorties thématiques, comme celle programmée pour juin 2009 sur le site du Familistère de Guise (Oise). Cet établissement, fondé par Godin au 19e siècle, est un haut lieu de la culture utopique, autogestionnaire et industrielle en région de Picardie. La Dinyversité a également organisé des soirées plus larges, comme celle proposée lors de la venue du philosophe Michel Onfray sur le thème : « Engagement, militantisme et plaisir ».

Son public est majoritairement de Seine-Saint-Denis (95), en particulier de la ville de Saint-Denis, mais de nombreux auditeurs-acteurs viennent aussi de Paris, d’autres villes de banlieue et d’autres départements de la Région parisienne (RP). Ce qui permet de formuler l’hypothèse d’une demande réelle et forte pour ce genre d’initiative. L’assistance, souvent très assidue, est composée d’hommes et de femmes (60/40), de 25 à 75 ans, actifs ou retraités. Parmi eux et elles, on compte des employés, des ouvriers, des agents territoriaux, des étudiants et des enseignants, des chômeurs…

Dans l’esprit des animateurs de la Dionyversité, le rôle de l’université populaire ne doit pas se limiter à la culture intellectuelle, mais doit aussi s’intéresser aux nourritures terrestres. Ainsi, depuis 2010, a été mis en place une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), une structure en circuit court qui distribue des produits alimentaires de qualité, 250 paniers hebdomadaires dans son cas. L’activité de la Dionyversité s’est encore élargie avec l’ouverture de trois coopératives de consommation autogérées sur Saint-Denis : les Diony-coop. Il y a d’abord eu La Ferme en mai 2015, Bel Air en novembre 2016 et, début 2020, La Gare. Car se nourrir avec des produits de qualité issus de circuits courts et, qui plus est, à prix coûtant, c’est aussi s’éduquer. Afin de fédérer d’autres coopératives, la Fédération des Coopératives Alimentaires Autogérées a été créée début 2019 (http://fede-coop.org/).

Autre exemple, l’Université populaire et libertaire du 11e arrondissement de Paris, animée depuis 2015 par des militants du groupe Commune de Paris de la Fédération anarchiste, se tient dans la librairie parisienne Publico ou dans le local « Louise Michel ». Cette université programme une fois par mois des soirées thématiques autour de documentaires sociopolitiques, des projections/débats dans le cadre du « Ciné de la commune », des interventions/discussions avec un.e auteur.ice, « les Causeries de la Commune », ou encore des représentations de spectacle vivant, « les Rendez-vous de la Commune ». Ainsi ont été organisés un cycle sur la Révolution espagnole et sur les films du groupe Medvedkine, une causerie sur les illégalistes et un spectacle autour du poète anarchiste Jacques Prévert.

Comme beaucoup d’autres, ces deux Universités populaires autogestionnaires s’inscrivent dans une tradition plus large, celle de l’éducation populaire, qui, depuis plus d’un siècle, vise à la conscientisation, au sens de Paolo Freire (Freire 1794), et à l’émancipation individuelle et collective par le développement de la distanciation et de l’esprit critique. Elles sont, à leur manière, héritières des pratiques et de l’éthique de Fernand Pelloutier et des Bourses du travail des années 1890, dont l’une des finalités était de permettre à chacun.e de s’« éduquer pour [se] révolter », et de prendre conscience de « la science de son malheur ». 

Les deux exemples d’UP décrits en Île de France sont illustratifs du ton de liberté et de créativité. D’autres Universités populaires, humanistes et « socialistes » notamment, existent en France. Dans les années 2010, 100 000 personnes, chaque année, suivaient des « enseignements » dans près de 70 villes, sous formes d’ateliers, de cafés philosophiques, de carrefours européens, de pratiques diverses et, bien sûr, d’UP.

En France, depuis deux décennies, des Universités populaires ont vu le jour dans la plupart des grandes villes de l’Hexagone : à Paris, Nîmes, Lille, Lyon, Bordeaux, Grenoble, Toulouse, Clermont-Ferrand, Nice, Brest, Nantes, Dijon, Marseille, Strasbourg, Nancy, Chambéry… Le Mouvement ATD Quart Monde, créé en 1972 des universités du Quart monde, que ce soit en France, dans des régions comme en Alsace, Bretagne, Champagne Ardennes, Île de France, Nord Pas de Calais, Normandie, Provence, Alpes, Côte d’Azur, Rhône-Alpes, en Belgique ou en Espagne. Des citoyens vivant en situation de pauvreté se réunissent autour de questions comme le droit de vivre en famille, l’accès au logement, à l’éducation, au travail, les enfants, le beau, l’art, l’internet, l’Europe… Le mouvement perdure toujours aujourd’hui. De son côté, depuis quelques années, le Secours populaire prend des initiatives dans ce sens dans plusieurs villes. 

À l’international

Sur le plan international, les Universités populaires sont aussi présentes sur le terrain d’une éducation du peuple par lui-même. Leur appellation peut être différentes (voir supra) selon les espaces géographiques, mais les intentions émancipatrices restent les mêmes. Malgré cette renaissance des UP, peu de travaux sont disponibles à ce jour. Pour les repérer et connaître leur mode d’intervention et de fonctionnement, il convient d’aller sur le site internet de chacune d’elles. Néanmoins le travail de J.-C. Richez permet de documenter la réalité des UP en Allemagne, Italie et Suède (2018).

Pour le reste, quelques contacts personnels me permettent de faire état du dynamisme des UP dans toute l’Espagne, dont la Catalogne, en Italie, en Argentine et au Brésil.

Ramon Pino me confiait il a quelque temps déjà :

La péninsule Ibérique a toujours été une terre fertile pour l’éducation populaire, et ce, bien au-delà des libertaires. De nombreux groupes sociaux dans l’Espagne d’hier et d’aujourd’hui s’y sont engagés

Il ajoutait :

Ces universités existent un peu partout sur le territoire, comme l’Université libre de Sants créée en 2003, ou encore à Madrid l’Université nomade créée en 2001, jumelée avec les Universités nomades brésilienne et italienne, l’Université populaire de Lavapiés fondée en 2010, toujours dans la capitale espagnole.

L’Italie fut aussi un terrain d’éducation populaire avec des premières créations d’UP entre 1900 et 1901. Ce mouvement ne peut pas être compris sans prendre en compte le rôle de la revue L’Universita popolare (« L’Université populaire ») animée et dirigée par l’anarchiste Luigi Molinari de1901 à 1918, qui avait lui-même fondé une UP à Mantoue, en 1901.

Toujours en Italie, naît dans les années 2000 l’idée d’un Laboratoire libertaire. Le siège social est situé à Marghera (Venise) et deviendra en 2009 « l’Université des imparfaits ». Durant cette période, comme l’écrit Francesco Codello, il y eut : 

plus de 200 initiatives promues qui ont donné lieu à des débats, des présentations de livres, des conférences, des séminaires, des projections, des concerts, des représentations théâtrales, des expositions, etc. Les thèmes ont été et sont multiples : politique, histoire, pédagogie, économie, psychiatrie, art, musique, philosophie, pensée anarchiste, religions et spiritualité, écologie, féminisme, décroissance, animalisme, etc. 

Enfin ajoute-t-il :

En 2020, le laboratoire libertaire a acquis un nouvel espace dans le même lieu afin de multiplier les initiatives et élargir les expressions libertaires encore plus que ce qui a déjà été fait jusqu’à présent.

D’après d’autres sources non libertaires, dans la revue Sciences humaines n°171 de 2006, Catherine Halpern confirmait que les UP se développent également en Europe du Sud. En Italie, l’università popolare est en plein essor : celle de Rome, par exemple, comptait, en 2005, près de 24 000 inscrits. Quant à la Fédération des universidades populares d’Espagne, elle regroupe environ 2 millions d’auditeurs. Les UP ne finissent pas d’essaimer et se développent maintenant en Europe orientale, par exemple en Roumanie ou en Estonie.

Il existe dans les pays scandinaves une très ancienne pratique d’éducation populaire souvent liée au protestantisme.

En Suède, les structures d’éducation populaire se sont développées dans les années 1930 avec pour objectif de lutter contre les inégalités d’accès à l’éducation. Elles sont ouvertes à tous les milieux sociaux en donnant la possibilité aux adultes de se former en dehors du milieu académique (Reclus [pseudonyme] 2009).

En Argentine, les militants de la Fédération anarchiste argentine (FLA) ont créé une « école » pour les adultes dont le slogan officiel est « Ni maître, ni patron, ni directeur » qui, à ma connaissance, fonctionne toujours en 2020. L’école libre de Constitución, dans le quartier sud de Buenos Aires, est née en 2007 et, en plus de nombreux ateliers, prépare au bac populaire.

Au Brésil, entre 1900 et 1918, les organisations ouvrières mirent très tôt en place des bibliothèques, des cours d’alphabétisation pour les travailleurs. En 2014, la Bibliothèque sociale de Sao Paulo a ouvert ses portes. Cette Bibliothèque Terra Livre (https://bibliotecaterralivre.noblogs.org/) est une initiative des compagnons de Sao Paulo. Ils continuent de faire la promotion de cours, de publications et débats d’après le témoignage récent d’Alexandro Samis.

L’Université et l’Éducation populaire essaimèrent en d’autres temps jusqu’en Égypte où les anarchistes de la colonie italienne d’Égypte créèrent à Alexandrie en 1901 l’Università popolare libera (Université populaire libre, UPL) (Gorman 2008).

Elles se répandirent aussi en Chine, comme en témoigne le livre récent d’Emilio Crisi :

D’autres hauts faits permirent aux anarchistes chinois de laisser leur empreinte : [comme] l’ouverture en 1928, sous l’impulsion des jeunesses libertaires, de l’université nationale ouvrière de Shanghai (Crisi 2019, 58).

Le monde autoritaire a mis fin à ses initiatives éducationnistes. Le renouveau des UP marque peut-être une relance internationale d’un besoin de culture non académique organisé sur des bases autogestionnaires et porteuses d’un autre futur. 

En conclusion, les anarchistes ne furent pas les seuls instigateurs de l’éducation populaire, mais ils en furent des acteurs importants et incontournables tant sur le plan des militants engagés (Proudhon, Varlin, Pelloutier, Deherme) que des structures (Bourses du travail, syndicats révolutionnaires, Universités populaires, coopératives, associations multiples). Dans tous les cas, ils incitèrent à l’autonomie des individus et des structures en participant à la mise en place d’une autogestion réelle des pratiques. De plus, ils furent toujours vigilants quant à la non-hiérarchisation des fonctions, des savoirs et des personnes. Aujourd’hui encore, les anarchistes considèrent que l’éducation populaire doit reposer sur le militantisme bénévole et, dans ce cadre, critiquent radicalement la bureaucratisation et l’institutionnalisation des structures de l’Éduc-pop, qui, dans de nombreux exemples, sont l’instrument des pouvoirs en place, incapables alors d’œuvrer de facto à l’émancipation individuelle et sociale.

 

Biographie

Hugues Lenoir est enseignant-chercheur émérite, militant anarchiste, et auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’éducation libertaire, l’éducation populaire, l’illettrisme, la validation des acquis de l’expérience. Son dernier livre, paru en 2020, s’intitule Éducateurs libertaires et socialistes, convergences des pédagogies libertaires avec les courants de l’éducationnisme socialiste.

 

Références

Caceres, Benigno. 1974. Histoire de l’éducation populaire. Paris, Seuil.

Crisi, Emilio. 2019. Révolution anarchiste en Mandchourie (1929-1932). Paris : Ed. Noir et Rouge.

Delavaux, Céline. 2012. « Peuple et Culture, un humanisme radical », in Collectif, Éducation populaire, une utopie d’avenir. Barcelone : Les Liens qui libèrent/Horschamp. 

Ferrer i Guardia, Francisco. 2009. L’École moderne. Bruxelles : BXL laïque.

Freire, Paolo. 1974. Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.

Gorman, Anthony. 2008. « Socialisme en Égypte avant la première guerre mondiale, la contribution des anarchistes », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique. En ligne : http://chrhc.revues.org/index1241.html, page consultée le 23 juin 2020.

Léon, Antoine. 1983. Histoire de l’éducation populaire en France. Paris : Nathan.

Lenoir, Hugues. 2009. Éduquer pour Émanciper. Paris : Éditions CNT-RP.

Lenoir, Hugues. 2012. Pour l’Éducation populaire. Paris : Éditions du Monde libertaire.

Lenoir, Hugues. 2014. Autogestion pédagogique et Éducation populaire. Saint-Georges d’Oléron : Les Éditions libertaires.

Marinone, Isabelle. 2020. « Cinéma du peuple », Nouvelle encyclopédie anarchiste. En ligne : http://www.encyclopedie-anarchiste.xyz/spip.php?article126, consulté le 23 juin 2020.

Mercier, Lucien. 1986. Les Universités populaires : 1899-1914. Éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle. Paris, Les Editions ouvrières.

Mignon, Jean-Marie. 2007. Une histoire de l’éducation populaire. Paris : La Découverte.

Morvan, Alexia. 2011. Pour une éducation populaire politique. À partir d’une recherche action en Bretagne, thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, Université Paris-VIII

Poujol, Geneviève. 1981. L’éducation populaire, histoires et pouvoirs. Paris : Éditions ouvrières.

Reclus [pseudonyme]. 2009. « L’éducation populaire à la Suédoise : l’éducation populaire tout au long de la vie », AgoraVox, 14 avril 2009. En ligne : https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/l-education-populaire-a-la-53745, consulté le 23 juin 2020.

Richez, Jean-Claude. 2018. Les universités populaires en France, Un état des lieux à la lumière de trois expériences européennes : Allemagne, Italie et Suède, INJEPR. En ligne : https://injep.fr/wp-content/uploads/2018/09/rapport-2018-01-univpop.pdf, consulté le 23 juin 2020.