Des citoyennetés à l’Université : tribulations d’une idée

Par Gaële Goastellec

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La question de l’accès à l’université a été largement traitée par les sociologues comme par les historiens. Identifier qui accède aux études et les dynamiques sociales dont cela rend compte, s’est imposé comme grille de lecture des inégalités scolaires au cours de la seconde moitié du XXe

siècle avec deux grandes approches portant, très schématiquement, pour l’une sur les ressources soutenant l’accès (en particulier le capital culturel, économique, social, attendus et utiles dans l’espace scolaire, cf. Bourdieu et Passeron 1964, 1973), pour l’autre sur les choix rationnels opérés par les individus selon leur position sociale (Boudon 1973). Si ces deux approches connectent, chacune à leur façon, l’étudiant potentiel à son contexte familial, éducatif et sociétal, elles nous semblent laisser de côté une dimension importante des dynamiques sociales : les droits civils, sociaux et politiques variables dont disposent les candidats aux études. La relation entre Université et citoyenneté a principalement été interrogée en termes de contribution de l’éducation à l’activité citoyenne des individus. Par contre, celle entre citoyenneté et opportunités d’accès demeure toujours peu documentée. 

Interrogeant cette relation, l’article explore deux hypothèses : tout d’abord l’hypothèse d’une constante dans l’accès, selon laquelle l’intersection des droits associés aux répertoires ou grammaires de citoyenneté crée des espaces d’opportunités variables d’accès à l’enseignement supérieur, qui à la fois traduisent et contribuent à produire la stratification sociale. Ensuite, l’hypothèse selon laquelle les taxonomies et les stratifications sociales multidimensionnelles contemporaines sont inter-reliées parce qu’inscrites dans le prolongement de cette intersection entre grammaire de la citoyenneté et accès à l’Université. Les circulations étudiantes, constitutives de l’histoire de l’Université, y ont largement contribué en mettant en tension des répertoires de citoyenneté toujours associés à un territoire. Les politiques contemporaines de discrimination positive témoignent également de cette dynamique historique conjointe de construction de l’altérité. 

Adoptant une approche par la longue durée, une première partie explore la relation entre citoyenneté, stratification et accès à l’Université dans le temps long. Une seconde partie questionne l’effet de cette relation sur la construction d’une dynamique historique globale. 

Intersection des droits et accès à l’Université

Un répertoire ou une grammaire de la citoyenneté peut être appréhendé comme un système de différenciation des droits (civils, politiques et sociaux) selon certaines caractéristiques des individus. La citoyenneté définit ce qui lie un individu, ses droits et devoirs, à un territoire politique, et résume de multiples significations. Indépendamment des périodes et des époques, chaque société est organisée autour d’un tel répertoire. Au Moyen-Âge, lorsque sont créées les premières universités, les droits des étudiants comme des académiques sont au centre des enjeux de gouvernance universitaire. Les villes constituent alors l’une des principales unités territoriales définissant la citoyenneté, envisagée principalement du point de vue des droits civils, soit la capacité d’exercer des droits et des privilèges, ces derniers étant liés à la propriété, à la résidence et aux exigences fiscales (les droits politiques comprennent la participation à l’exercice du pouvoir et les droits sociaux le droit au bien-être, à une sécurité économique minimum et plus largement de bénéficier de l’héritage social, cf. Bickel 2017, Marshall 1949). 

Lieux d’ancrage des premières universités, qui ont pour caractéristique d’être mobiles, les municipalités constituent l’un des acteurs de la négociation des privilèges des étudiants et des enseignants : les négociations portent sur leurs droits et devoirs, un enjeu au cœur de l’ordre social de la ville qui les accueille. C’est ainsi que la guilde universitaire parvient à bénéficier d’une exception juridictionnelle dispensant ses membres de comparaître devant la justice ordinaire en les plaçant sous la responsabilité du recteur de l’université. Ce statut spécial dans l’organisation sociale les rend non seulement indépendants de la justice ordinaire mais les exonère également d’impôts, et les place sous la protection des citoyens de leur ville (à Paris, via la Charte royale de 1200, puis la bulle papale parens scientiarum de 1231 ; à Bologne, par les statuts de 1245 puis de 1289.) Les universitaires bénéficient ainsi d’une citoyenneté spécifique, en particulier dans sa dimension civile. Cette exception s’applique principalement à ceux qui ne sont pas originaires de la ville, comme l’illustre l’exemple de Bologne où seuls les « étrangers » sont sous la juridiction du recteur, les étudiants de la ville demeurant sous celle de la municipalité (Hyde 1988). La citoyenneté de l’étudiant apparaît dès les premières universités au cœur de la relation entre l’Université et l’organisation sociale dans laquelle elle est principalement insérée. 

Réciproquement, les répertoires de citoyenneté se déclinent en droits et opportunités d’accès variables. La hiérarchisation municipale et universitaire des citoyennetés se traduit dans l’influence de la position sociale initiale de l’étudiant sur sa capacité à accéder aux études : en particulier, la légitimité de sa naissance (ne pas être né hors mariage), et la citoyenneté héritée du père conditionnent l’accès. Simultanément, la citoyenneté apparaît « mutable et infléchie par les hiérarchies sociales et les variations locales. » (Kirshner 2017, 12) : le répertoire à travers lequel elle est déclinée varie d’une ville à l’autre. Et bien que faisant l’objet de règles très précises, cette citoyenneté se négocie, s’improvise. Ainsi, alors que les universités sont réservées aux hommes, dans certaines villes italiennes de la fin du Moyen-Âge, certaines dimensions de la citoyenneté civile sont accessibles à quelques femmes de l’aristocratie qui peuvent alors exceptionnellement accéder aux universités (Goastellec 2019). Cet accès aux études améliore en retour leur citoyenneté civile avec pour certaines d’entre elles la possibilité d’enseigner à l’Université. 

La relation entre citoyenneté et accès à l’Université ne se limite pas aux premières universités. Elle se prolonge et se décline au fur et à mesure de leur expansion géographique et opère une médiation entre les caractéristiques de genre, sociale, religieuse, ethnique, géographiques, etc. 

Dans l’Occident Chrétien, l’obédience religieuse est étroitement associée à l’organisation de l’accès à l’Université. L’accès des étudiants juifs, restreint dès le Moyen-Âge, devient possible au XVe siècle avec l’introduction d’une exception disciplinaire – pour les études de médecine – par les Papes, qui permet aux juifs acceptant de se convertir d’étudier dans certaines universités. Cette exception résulte en partie de l’extraterritorialité juridique héritée du droit romain, d’un régime protecteur en droit canonique et donc d’une citoyenneté spécifique se traduisant par des droits limités en justice et le prélèvement de taxes et impôts distinctifs. Les déclinaisons de cette citoyenneté spécifique varient selon les périodes et les lieux en même temps que l’accès à l’Université, comme en témoigne par exemple leur présence en nombre à l’université de Leyden au XVIIe siècle alors qu’ils bénéficient aux Pays-Bas de davantage de droits. Ces variations se déclinent également au cours de l’empire colonial français avec, par exemple, la privation de la citoyenneté française (obtenue en 1870) dont font l’objet les Juifs algériens en 1940-1943, en même temps que leur accès à l’enseignement supérieur est limité par un quota de 3% de la population étudiante (Stora 2007).

Une dynamique semblable s’observe pour les protestants et catholiques à la suite de la fragmentation religieuse qui s’opère à l’issue de la Réforme : à compter du XVIe siècle, la subdivision de l’espace universitaire européen en familles d’institutions confessionnelles, et en leur sein, en familles territoriales, est à l’origine de nouvelles législations hiérarchisant les droits des individus selon leur confession et limitant l’accès aux universités sur la base des caractéristiques religieuses. La citoyenneté, indexée sur l’appartenance religieuse, et limitant les droits de l’individu au territoire politique dont il est originaire, infléchit les possibilités d’accès. Les gouvernants, en interdisant à leurs sujets d’étudier dans des universités étrangères, contribuent à cet alignement. La guerre de trente ans renforce encore cette tendance. 

Lorsque la religion organise la société, la structuration religieuse se décline à la fois dans la hiérarchisation des droits et dans les possibilités d’accès aux universités. Cette relation se retrouve pour les différentes dimensions au principe des structurations sociales. 

Ainsi, dans les empires coloniaux européens, la diffusion de l’Université comme institution en même temps que s’opère un travail de hiérarchisation des citoyens (Burbank et Cooper 2008) prend place au croisement des appartenances sociale, ethnique et de genre. Dans le Mexique colonial par exemple, certains « Indiens » peuvent accéder aux études universitaires s’ils possèdent la citoyenneté impériale, c’est-à-dire selon l’extraction sociale et culturelle qui leur est reconnue, et selon la position de leur communauté dans le système militaire de l’Empire (McEnroe 2012). Les études universitaires améliorent aussi potentiellement leur position sociale. En effet, aux XVIIe et XVIIIe siècles, elles leurs permettent « d’accéder à des postes politiques d’autorité des deux côtés de la société : la noblesse historique locale et l’État impérial » (Villella 2012). Et lorsqu’à partir du milieu du XVIIIe siècle le développement de l’esclavage modifie la catégorisation des citoyens, les universités interdisent l’accès aux esclaves, mais demeurent ouvertes aux vassaux libres comme les « Indiens » (Alcántara Bojorge, 2009). Les caractéristiques sociales et les citoyennetés qui leurs sont associées, soit la position dans la structure sociale, interfèrent ainsi avec l’accès aux études, et réciproquement. 

Alors que les unités politiques au principe de la définition des citoyennetés évoluent – en particulier avec l’émergence et l’affirmation des États-Nations caractérisés par la juxtaposition d’une organisation politique et d’une identité commune de la population – l’imbrication de la citoyenneté et de l’accès à l’université perdure. Le XIXe siècle offre des exemples très explicite de cette relation. 

En Russie, citoyenneté et accès aux universités vont explicitement de pair : les diplômes d’enseignement supérieur permettent aux individus issus des classes sociales inférieurs d’acquérir une « citoyenneté d’honneur », d’améliorer leur situation juridique et d’accéder à une forme de noblesse (Kassow 1989). C’est parce que les diplômes offrent un répertoire de droits élargis à ceux qui les obtiennent avec en perspective une forme de mobilité sociale pour certains que les femmes ne peuvent étudier à l’université. Dans l’ordre social qui prévaut alors, cette mobilité n’est possible qu’à travers celle du père ou de l’époux. A l’inverse, on peut expliquer l’ouverture pionnière des études universitaires aux femmes en Suède parce qu’elles ont préalablement obtenu des droits sociaux, juridiques et économiques, en particulier le droit de travailler dans la plupart des métiers, d’hériter ainsi que d’obtenir la majorité civile lorsqu’elles ne sont pas mariées. L’ouverture des droits et l’élargissement de la citoyenneté par l’accès au diplôme est également saillante si l’on considère que les femmes diplômées en Angleterre et au Portugal ont été les premières à pouvoir voter dans le système censitaire (dans lequel l’accès au vote dépend du paiement des impôts). L’accès aux diplômes leur permet ici d’accéder à une citoyenneté politique. 

On peut évidemment arguer qu’avec d’une part le développement progressif d’une citoyenneté civile, politique et sociale s’élargissant progressivement à de nouveaux segments de la population à compter de la fin du XVIIIe siècle, et davantage à l’issue de la seconde guerre mondiale, et, d’autre part, la massification des enseignements supérieurs, cette intersection des droits, des opportunités d’accès et de la stratification sociale s’est dissoute.

Cela ne nous semble pas être le cas pour au moins deux raisons. D’abord, parce que les répertoires des droits ne garantissent pas tous un accès à l’Université, certains droits sociaux pouvant être restrictifs : un exemple particulièrement explicite et récent est donné par une municipalité helvète qui en 2018 a tenté d’empêcher une jeune femme (d’origine étrangère) d’accéder à la formation secondaire générale menant à l’Université parce que ses parents recevaient une aide sociale (Ambrus 2018). Ici, la position des parents dans la structure sociale et les droits sociaux dont ils bénéficient interfèrent avec le droit aux études universitaires. Plus largement, cet exemple suggère que le régime social est déterminant dans la capacité à exercer un droit d’accès aux études puisque selon les sociétés les aides sociales sont compatibles ou non avec la poursuite d’études supérieures. 

Ensuite, parce que plus largement, l’intersection des citoyennetés politiques, civiles (que traduisent par exemple la hiérarchisation des permis de séjour) et sociales (les types de ressources accessibles) affectent les droits d’accès (Détourbes et Goastellec 2018). 

Malgré une tendance à l’universalisation de la citoyenneté, au moins deux mécanismes sont au principe de la pérennité de l’articulation de la citoyenneté et de l’accès à l’université : l’effet de l’intersection des droits civils, politiques et sociaux, à la fois sur la légitimité à demander l’accès et sur les ressources dont on disposait pour ce faire ; l’existence d’un marché de la citoyenneté, en particulier pour les individus ne disposant pas de la citoyenneté politique dans leur pays de résidence, c’est-à-dire quand la nationalité ne se superpose pas avec la citoyenneté. 

La citoyenneté des individus continue donc d’infléchir l’accès, à la fois directement, par l’effet conjugué des droits disponibles dans les différents domaines institutionnalisés de la vie sociale, et indirectement, selon les espaces d’opportunités et les coûts associés à l’accès qui se définissent à l’intersection de ces droits. Cela a comme conséquence de contribuer à la stratification sociale, soit par effet de reproduction, soit par effet de restructuration.

 

 

Cette esquisse suggère la permanence d’une intersection continue entre citoyenneté et université se déclinant variablement en fonction des lieux et des espaces. En somme, les répertoires de citoyenneté organisent l’accès à l’université, définissant qui est ou non légitime pour prétendre aux études ; ces régulations sont déclinées à travers des négociations locales qui permettent la construction d’exceptions.  Elles sont également contournées par le biais de circulations qui concourent à mettre en tension différents répertoires, et, in fine, à les transformer.  

Dynamique historique globale : intersection des droits, politiques d’accès, taxonomies contemporaines et structures sociales multidimensionnelles 

L’intérêt d’étudier les interactions entre citoyenneté, accès et stratification sociale ne se limite pas à la compréhension des déterminants de l’accès. Il réside également en ce qu’il permet de réfléchir à sa contribution à une dynamique macroscopique ayant trait à la fois aux façons de concevoir la diversité sociale et de hiérarchiser les groupes sociaux. Nous proposons de l’explorer à partir de deux éléments. D’une part, un processus transversal aux époques, soit les circulations étudiantes comme outils d’amélioration des citoyennetés et de mise en tension des répertoires de citoyenneté. D’autre part, des politiques universitaires contemporaines de compensation de droits historiquement limités de certains groupes sociaux qui abondent dans les taxonomies contemporaines et se présentent comme des tentatives de contribution à une dynamique de structuration sociale plus juste. 

Des circulations aux effets sur les droits individuels et les répertoires collectifs

Les répertoires de citoyenneté étant ancrés dans les territoires politiques, les circulations constituent des leviers importants pour les individus afin de négocier leurs droits. Très tôt dans l’histoire des universités, les individus circulent pour étudier. Une partie de ces circulations découle de limitations dans l’accès aux études. Dans la plupart des pays et des périodes, la hiérarchisation des citoyennetés selon le milieu social, la religion, l’appartenance ethnique et le sexe affecte l’accessibilité des universités (interdiction totale ou quotas). La circulation permet alors à certains individus de se départir des limitations liées à la citoyenneté qui leur est assignée dans leur société d’origine. Dimension importante de la médiation de la relation entre accès et citoyenneté, les circulations offrent une voie de mobilité sociale à des individus disposant de ressources leur permettant d’être mobiles (argent, multilinguisme, etc.). La capacité à augmenter leurs droits par la circulation géographique apparaît surtout comme l’apanage d’individus disposant de certains capitaux, notamment culturels, économiques et sociaux, dans un processus de va-et-vient entre exclusion et inclusion permettant ainsi de compenser une citoyenneté limitée associée à une caractéristique sociale en jouant sur d’autres caractéristiques. 

En amont des circulations on retrouve ainsi au fil des siècles les caractéristiques sociales organisant la citoyenneté et l’accès à l’Université évoquées précédemment : la religion, en particulier à la suite de la Réforme, génère des flux d’étudiants dont l’obédience est minoritaire et la citoyenneté limitée dans la société d’origine. La partition religieuse incite aux mobilités confessionnelles : les candidats français au pastorat s’inscrivent en nombre dans les établissements réformés tels ceux de Genève, Bâle, Heidelberg ou Leyden (Charle et Verger 2012) ; les étudiants irlandais, principalement catholiques, privés d’université de leur confession à domicile (le Trinity College de Dublin, anglican, leur est interdit par l’Église catholique), bénéficient d’un réseau d’accueil important dans le monde catholique.

La même dynamique s’observe aux différentes époques pour des individus issus de groupes sociaux aux citoyennetés réduites. Dans le contexte impérial, par exemple, de jeunes espagnols se rendent en Amérique du Sud pour pouvoir étudier et améliorer leur position dans la société, dont des Juifs séfarades contraints par l’édit d’expulsion de 1492 en Espagne de se convertir au Christianisme ou à partir. Feront de même des étudiants appartenant aux élites locales de l’empire Britannique en s’inscrivant à Oxford ou à Cambridge, ou encore des élites de l’empire colonial français étudiant à Paris ou à Montpellier. 

Sur le plan infra-européen, les mêmes processus sont à l’œuvre, par exemple au XIXe siècle pour les fils de certains groupes ethniques du sud-est orthodoxe européen (Albanie, Bulgarie, Grèce, Serbie, etc.) dans un double contexte d’absence d’université et de classe politique locale, ces dernières ayant été bannies par l’occupation ottomane des Balkans à compter des XIVe et XVe siècles (Siupiur 2014). L’absence de citoyenneté politique dans le pays d’origine soutient la stratégie de scolarisation universitaire des fils de familles généralement dotées en capital économique ou bénéficiant de bourses d’études souvent financées par des membres de la diaspora. Ces diplômés viendront ensuite rejoindre les rangs de la classe politique et peupleront les structures politiques des États nouvellement créés.

Les circulations des étudiantes révèlent les mêmes mécanismes. Au cours de la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle, lorsque quelques universités ouvrent formellement certains cursus d’étude aux femmes (Paris, Zurich, Berne, Genève, etc.) – la majorité de celles qui s’inscrivent sont étrangères. Elles proviennent de sociétés où l’accès aux études universitaires leur est interdit ou qui ne leur offrent que des formations non mixtes, et des citoyennetés limitées. La présence en nombre de jeunes femmes russes dans les universités suisses, françaises ou britanniques est ainsi à mettre en lien avec l’interdiction qui leur est faite de s’inscrire dans les universités russes : les diplômes conférés par ces dernières offrent l’accès à une « citoyenneté d’honneur », soit la possibilité d’améliorer leur situation juridique (Kassow 1989, 18), ce qui signifierait pour une femme la possibilité de changer de statut social indépendamment de son père ou de son mari (Muravyeva 2010) ce qui apparaît alors socialement inconcevable. 

Ces circulations mettent en tension les normes locales. Dans les sociétés contemporaines comme au Moyen-Âge, la circulation à des fins d’étude permet de contourner des droits restreints dans la société d’origine, de même que le type de citoyenneté accessible à ceux qui circulent est dépendante de leurs diplômes. Au Moyen-Âge, si l’obtention de la citoyenneté municipale est souvent longue et exigeante pour un étranger désireux de s’installer, certains étrangers perçus comme désirables bénéficient d’un accès facilité. C’est notamment le cas de ceux qui exercent des professions traditionnelles – faisant l’objet d’un enseignement universitaire – tels les médecins, les enseignants et les avocats, qui se voient accorder des avantages fiscaux et juridiques (Gilli 1999). Autre illustration de ce phénomène, alors qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les États-Unis constituent une destination importante pour certaines femmes désirant étudier, l’accès autorisé des femmes aux diplômes de médecine va renforcer le débat en Europe : diplômant des étrangères qui retournent ensuite dans leur pays fortes d’un diplôme conférant l’accès à une profession dont l’accès leur est indirectement interdit dans leur pays d’origine par l’impossibilité d’y être diplômée, les États-Unis introduisent une possibilité de jurisprudence nationale. En Angleterre, en réaction à cette menace à l’ordre social, le parlement adoptera en 1858 une loi limitant l’accès à la profession de médecin aux diplômés des institutions anglaises, excluant de facto les femmes de la profession de médecin (Itati 2006). Mais à moyen terme, les circulations de femmes à des fins d’études contribuera à légitimer leur accès aux universités, probablement autant dans la société d’accueil (où les étudiantes étrangères sont, on l’a dit, au départ les plus nombreuses), que dans la société d’origine. 

La mise en tension des répertoires de citoyenneté génère en retour des stratégies d’adaptation de la part des gouvernants qui auront à cœur de réguler les circulations, mais également de limiter géographiquement la valeur d’usage des diplômes, qui abondent dans les marchés de la citoyenneté. Déjà au XVIIe siècle, le renforcement des « États absolutistes et le durcissement des clivages religieux » ont accru la réglementation de la mobilité et le contrôle de l’accès à la formation en fonction des confessions et la reconnaissance des diplômes entre États (Charle et Verger 2012). Cela ne se limite pas à l’Europe ou au XVIIe siècle. Dans l’Empire français, les diplômes obtenus dans les colonies n’ont longtemps aucune valeur en dehors de celles-ci (Singaravélou 2009). La valeur géographique des diplômes demeure une question politique mondialement sensible pour les étudiants contemporains. Les enjeux politiques liés aux territoires de formation des élites et à leur circulation apparaissent ainsi comme des dimensions constitutives de la régulation de l’accès alors que la citoyenneté est passée d’une enclave municipale à une enclave étatique. Les changements de niveau de territoires du politique comme les redécoupages ne modifient pas le lien entre citoyenneté et université. 

Aujourd’hui encore, de nombreux pays indexent la distribution des titres de séjour, c’est-à-dire leurs politiques migratoires, sur les diplômes détenus par les candidats. Ainsi, au Royaume-Uni, les critères de définition des migrants comprennent une catégorie de « talent exceptionnel » pour attirer les personnes travaillant « dans les sciences, les lettres, l’ingénierie et les arts » (Shachar, Hirschl, 2014, 253). Le même type de politique se retrouve dans de nombreux pays, Canada, Chine, Inde, Suisse, etc. Le diplôme demeure une monnaie d’acquisition de la citoyenneté dans les déplacements des personnes en mobilité, comme il participe à la (re) structuration sociale des sociétés. Avec une conséquence additionnelle : le diplôme étant inégalement réparti entre les pays, les groupes sociaux et ethniques et les sexes, « les lois et pratiques définissant la citoyenneté produisent des catégories de citoyens souhaitables/indésirables » (Fargues et Winter 2019, 297).

Ces exemples confirment l’hypothèse de la contribution de l’accès à une dynamique historique globale :  les taxonomies et les stratifications sociales multidimensionnelles contemporaines s’inscrivent dans le prolongement de cette intersection entre grammaire de la citoyenneté et accès à l’Université. 

La discrimination positive comme expression partagée de répertoires imbriqués

Alors que l’intersection entre citoyenneté et accès a historiquement un effet distinctif, elle intègre désormais également une finalité intégrative via les politiques de discrimination positives. On peut émettre l’hypothèse que ces politiques résultent à la fois de la diffusion du principe de citoyenneté universelle et de la hiérarchisation ethnique produite par les empires coloniaux.

 

 

Les politiques de citoyenneté et les politiques d’accès à l’université ont évolué en parallèle. Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’enseignement supérieur n’accueille qu’une élite. Alors qu’il se massifie, devient méritocratique, remplaçant les privilèges sociaux liés à la naissance par les caractéristiques éducatives des individus, les sociétés deviennent plus égalitaires, avec la généralisation de la citoyenneté à la plupart des groupes sociaux et le développement de politiques sociales. Le développement de cette citoyenneté « universelle » peut être lu, très schématiquement, comme la conséquence à long terme de la révolution française. L’introduction du principe d’égalité conduit à substituer à la sélection par la naissance le mérite académique comme principe de sélection afin d’assurer l’égalité des citoyens. » (Furet 1986, 6). 

Ce principe égalitaire s’exprime dans les procédures d’accès à l’université, d’abord en Prusse et en Écosse au XIXe siècle, puis sous la double impulsion du projet soviétique d’égalité sociale et du projet américain d’égalité ethno-raciale (en même temps que s’exprime le mouvement pour les droits civiques). En Russie, les politiques de discrimination positive mises en œuvre au début du XXe siècle sont ensuite prolongées et étendues aux pays sous domination soviétique. Dans la Scandinavie sociale-démocrate, une discrimination positive est mise en place en faveur des enfants d’ouvriers. En Inde, une politique de « réserve » de places d’étude pour les dalits (parfois nommés intouchables) et certaines tribus à la citoyenneté limitée est développée dès l’indépendance (1947), et inscrite dans la constitution depuis 1952. A compter des années 2000, la représentation de la diversité sociale est au cœur de l’organisation de l’accès. Ainsi, au Royaume-Uni, l’Equality Act autorise en 2010 des mesures de discrimination positive. Les procédures d’admission sont au cœur de ces politiques visant à « créer un système qui offre égalité d’opportunité et justice, où l’âge, l’ethnicité, le genre, le handicap ou l’origine sociale ne font pas obstacle à l’accès et à la réussite dans l’enseignement supérieur et au-delà » (DBIS 2014, 7). Il s’agit in fine d’agir en faveur de « l’objectif de mobilité sociale porté par le gouvernement, au profit d’une société moins stratifiée par l’appartenance socio-économique » (DBIS 2014, 16). En France, les secondes voies d’admission, adossées aux Zones d’éducation prioritaire, définies par la proportion d’élèves de nationalité étrangère qui y résident, peuvent être interprétées comme exprimant une forme de discrimination positive indirecte fondée sur des critères ethniques. Aujourd’hui, dans un tiers des pays (Jenkin, Moses, 2014), des politiques de discrimination positive soutiennent l’accès à l’université de groupes sociaux aux citoyennetés historiquement limitées.

Ces politiques de discrimination positives peuvent être analysées comme un effet indirect des impérialismes. Dans les Empires, le concept de citoyenneté est hiérarchisé, complexifié et réarticulé. Parce que l’État colonial repose sur une double contradiction, entre objectif de « transformation des colonisés en […] citoyens porteurs de droits » et « gestion de l’hétérogénéité via la naturalisation de la différence ethnique et l’essentialisation de l’inégalité raciale » produisant ainsi une « grammaire implicite de la diversité culturelle » (Comaroff 1998, 329), la contestation de la domination européenne s’organisera autour de deux types de revendications : l’égalité des droits individuels d’une part, et, d’autre part, la subordination des droits individuels aux identités collectives d’autres part. Ces deux logiques traversent les politiques universitaires avec, d’un côté des politiques de type « outreach » cherchant à faire de l’accès à l’université un droit humain universel, mais peut-être surtout aujourd’hui, de l’autre, une visibilité accrue des revendications de groupes ethniques que traduisent les politiques de discrimination positive. 

Conclusion

Les tribulations d’une idée, l’importance de la relation entre citoyenneté et accès à l’université, suggèrent l’intérêt d’une telle perspective pour d’une part compléter la compréhension des dynamiques sociales prévalant aux inégalités d’accès à l’Université aujourd’hui, et, d’autre part, étudier la contribution de l’Université à la construction partagée de répertoires et de structures sociales. Le constat de la variété des politiques universitaires comme de citoyenneté, ne doit pas conduire à occulter les interdépendances qui les sous-tendent. L’articulation entre accès et citoyenneté dévoile et contribue à un processus de mise en tension des territoires politiques et des répertoires de citoyenneté qui les organisent. Elle suggère également une importante contribution de l’Université à la constitution des taxonomies et structurations sociales contemporaines. Pour le documenter de façon systématique, il importe d’étudier les interactions découlant de cette relation entre citoyenneté et accès, afin de comprendre les modalités très diverses par lesquelles l’intégration et la différenciation ont été combinées dans le passé. Ces interactions éclairent la contribution de l’Université à une dynamique historique globale. 

 

Biographie

Gaële Goastellec est sociologue, professeure (MER) à l’Université de Lausanne. Ses recherches portent sur la relation entre éducation et sociétés, analysée à travers la comparaison socio-historique des systèmes et des institutions d’enseignement supérieur.

 

Références

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