Introduction à l’étude du tracé des ombres

Par Pierre-Louis Quenneville

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J’étais encore, alors, dans la bulle de l’enfance, d’où l’on observe le monde sur l’écran blanc et lisse de notre coquille. Et nos voisins de l’univers entraperçu dans la demi-transparence de notre coque s’animent de nos propres images superposées, interférentes – englobés que nous sommes dans cet imax autogéré. Ce sera peu à peu, et plus tard, et pour certains jamais, qu’apparaîtront les craquelures d’où filtreront des vues franches du réel, comme lorsqu’on ouvre les rideaux de la fenêtre et qu’apparaît dans notre chambre le monde extérieur. M. Hütler fut pour moi cette intrusion première de « l’autre monde » : nous formions, mes semblables et moi, un troupeau de poussins agités et piailleurs reclus sur le trottoir de nos explorations ; nos jeux étaient convenus : petite voiture, tricycle, patins à roulettes, ballon-chasseur, chasse aux insectes, le Cowley de la femme aux cheveux blancs, le monstre à petite tête de la rue Charlemagne, l’arrosoir municipal auquel nous livrions nos pieds dénudés, le livreur de bière, Rita Letendre dans sa jupe rock n’ roll, Lotta Ettore – la brune de onze ans qui avait des seins, les oiseaux nichés dans l’auvent de la pharmacie, le salon de coiffure de la tante Gilberte à Michelle Dion, le dépanneur-barbier qui vendait des bonbons à un sou, nos Popsicles, nos Cracker Jacks et nos Cherry Blossom, et la quincaillerie avec en sa vitrine le village western, indiens-cowboys, qui me fit tant rêver, le vieux curé Hurtubise en soutane qui nous racontait en détail, et par cœur, le martyr de chacun de nos patronymes. Il y avait aussi la maison noire au pigeonnier, et l’autre à la sorcière squelettique comme son balai : « Vatinacasa, vatinacasa », disait-elle en nous jetant un sort… Et puis il y avait « sac à papier ». Nous l’appelions « sac à papier », pourquoi ? Nous l’appelions  « sac à papier », et du moment où nous le reconnaissions jusqu’à celui où il refermait sa porte sur nos cris, la rue s’emplissait d’un concert soprano de « sac à papier », « sac à papier »,  «sac à papier » … Sac à papier… Il est bien loin maintenant mon « sac à papier » et cet essaim d’enfants où je bourdonnais, ce voilier d’oiseaux aux plumes en duvet, cette meute de chiots mordilleurs, ce sofa de chatons endormis…

Ce jour-là, j’avais été malade et maman m’avait gardé à la maison – j’avais pu la convaincre (un peu avant que mes amis ne sortent de l’école) de me laisser « prendre de l’air », et dans l’espoir de guérir, j’arpentais seul le trottoir… et je sursautai : Sac à papier était là. Il caressa mes cheveux blonds : toi, tu t’appelles Pierre, dit-il d’une voix bizarre, lente, laborieuse, gutturale, chuintante… Moi, che m’appelle Rodolphe Hütler. Il me regardait, il souriait, j’étais abasourdi, statufié – fien, che fais te montrer quelque chose et il m’entraîna chez lui, envoûté que j’étais devenu : je n’avais pas peur du sexe, ce sont les adultes qui s’en inquiètent, je n’avais pas peur de Rodolphe, il souriait – , mais j’avais peur, je crois que je savais, allez savoir pourquoi, que j’allais briser ma coquille, que j’allais perdre mon enfance… J’entrai… Juste derrière la porte était accroché au mur un grand carton représentant le pôle Nord ; il faisait partie d’une série qui autrefois servait aux professeurs de géographie à illustrer leurs propos ; le pôle Nord donc avec des pastilles de glace sur une mer bleu marine, un iceberg, des ours blancs, des pingouins (en autobus), des esquimaux, un igloo, un traîneau et des chiens, des flocons de neige en gros plan, mais surtout, une immense aurore boréale qui surplombait le reste : le décor idéal pour la dernière scène du Frankenstein de Mary Shelley lorsque le docteur poursuit son si malheureux Innommable… Tu as déjà vu une aurore boréale ? Moi si. C’était pendant la guerre et mon père m’avait dit : les Juifs sont des pions sur l’échiquier d’Hitler, fuis vers le nord! Hitler n’aimait pas les juifs, et moi je suis juif, mais je suis aussi pianiste, tu sais – et regarde l’aurore boréale, tu vois, elle est comme un immense clavier dans le ciel et les notes vibrent et bougent, et forment des accords, des arpèges et toute une musique, et quand tu regardes une aurore boréale, tu entends tout le concert de l’univers. Tiens, viens voir autre chose… Il sortit d’une boîte de carton un piano miniature avec un banc en chandelier et un minipianiste. Il fit tourner l’énorme clé qui montait le ressort de cette boîte à musique et en activa le mécanisme en soulevant le couvercle du piano –. Des notes à la fois grêles et brillantes en jaillirent et je reconnus la mélodie que la famille Von Trapp chanta (dans le film) en récital juste avant de fuir l’Autriche occupée par les nazis et qui était devenue en quelque sorte un hymne de résistance à l’envahisseur et de pérennité : Edelweiss, petite fleur, veille sur nos montagnes. M. Hütler, bien qu’il fût tchèque, pleurait abondamment. Il se dirigea vers la table, s’assit et passa ses longues mains effilées sur sa chemise de velours usé. Il demeura ainsi longuement, le regard lointain. Parfois un doigt frémissait, un autre martelait le meuble, une main esquissait un mouvement d’aile… Et moi, j’écoutais attentivement tout son silence. Finalement, il lissa le tapis de la table et se levant, souriant, me remercia de lui avoir tenu compagnie en me caressant la nuque. Dehors je vis qu’il faisait noir. La voisine qui sortait de chez elle me cria : te v’là toi! Ça fait deux heures que ta mère te cherche, a pensait que t’vais été enlevé par un pervers… dépêche-toi de rentrer, pis marche sur des œufs!…

J’avais effectivement été enlevé, mais pas par un pervers, par un pianiste – un pianiste qui s’était sauvé de la guerre jusque dans ma rue et qui, je l’appris plus tard, avait eu les deux tympans crevés par les bombes : il n’entendait plus la musique, ni nos moqueries d’enfant, mais malgré cela, il pouvait jouer du piano sur les aurores boréales et faire chanter l’univers. Je rentrai, assourdi par les remontrances de ma mère, mais j’entendais quand même les craquements de ma coquille sous mes pas.

 

Biographie

Pierre-Louis Quenneville : à vendre ou à louer, bel homme, au sommet de l’âge et de la maturité, intelligent du cœur, curieux, voyageur, artiste, mystique et contemplatif; j’écris pour attirer l’attention parce que j’ai peur de mourir seul (j’ai peur, seul, de mourir).

Cherche compagnon tendre pour promenades dans la jungle époustouflante du siècle et pour entreprendre et amortir la descente (Icares s’abstenir). pierrelouis.quenneville@gmail.com.

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