Révélations tranquilles; la peau, l’amour, la musique.  

Par Pascale Des Rosiers

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Ce qui est dit n’est jamais ce qui est entendu je m’enferme dans les notes noires ou blanches la religieuse corbeau de mon enfance ne s’est jamais envolée rien en commun avec la charmante sœur de la télévision la musique était un long chemin escarpé je n’avais ni talent ni beaucoup d’intérêt il fallait faire avec qu’est-ce que tu veux ma petite tu te rattraperas avec la théorie c’est ainsi que je t’ai raconté l’anecdote tu as souri indulgence un peu envieuse chez toi il n’y avait pas de piano aller à l’école était un privilège alors les sœurs tu les aimais.

Pauses croches noires blanches rondes il arrive que nos sens se taisent et nous boudent et l’onde reste muette mais il arrive aussi que du mouvement des corps naisse un silence orage dru qui nous assaille nous transperce nous laisse assommés de liberté ensuite c’est sûr on veut recommencer on veut le retrouver dans chaque chagrin chaque accord tremblant on suit les traces des sons leurs secrets on essaie d’entendre la mer déferler même au milieu de la rue.

J’essaie encore je te parle de musique je veux dire la langueur et la joie mais d’anciennes images s’imposent des textes de Boris Vian musique noire ou blanche et je me retrouve à La Nouvelle-Orléans ou assise au bar dans les années quarante à écouter Billie Holiday et c’est une belle image cool bien sûr mais ce n’est pas ce que je veux dire les mots ne m’entraînent jamais où je veux.

Alors je te raconte d’autres tonalités est-ce que les sons ont des couleurs mais Rimbaud s’égare dans l’harmonie diabolique du triton diabolus in musica l’histoire de la musique l’art sonore contemporain nous voilà loin de nos souvenirs incapables de retenir cette petite tristesse mélodie persistante portée échappée une histoire qui bat des ailes une vague fatiguée au-dessus du gouffre.

Tu me parles de cassaves de lambis de féroces d’accras de morue d’une maison sans électricité ni eau courante où les enfants dorment sur des nattes à dérouler le soir et à remballer le matin je réponds à partir d’une petite fille avec des couettes jouant à la marelle dans l’entrée de garage d’un bungalow split level en attendant de regarder Bobino à la télé nous nous trouvons bien exotiques nous savons déjà ce que ça signifie mais nous regardons ailleurs nous cherchons ailleurs la mer au bout d’une phrase ou une île colonne bien droite dressée dans le vent.

Est-ce qu’il s’agit des heures noires et des heures blanches est-ce qu’il est question de la couleur de la nuit ou celle de la peau est-ce qu’il est possible de dire que ton odeur me fait chavirer que la texture de ta peau me bouleverse encore et que je voudrais tellement tellement y croire encore même si bon madame ça suffit là vous ressemblez à la caricature de la nounoune blonde là madame reprenez-vous un peu quoi mais je laisse durer je me suspends comme dans cette seconde qui flotte à la fin d’un concert avant de comprendre que c’est fini et qu’il faut revenir à soi et applaudir et rentrer se coucher.

Et je ne sais plus où assoir mon malaise et je n’arrive pas à échapper à mon cliché je suis la White Woman Who Cries et me voilà en train de démontrer How White Women’s Tears Oppress Women of Color[i] bien malgré moi ah oui ça y a pas de doute les amis c’est bien malgré moi mais quand même je le sais bien que je devrais juste me taire et que parler de nous deux est déjà usurper la parole et c’est certain que quand on s’engage là-dedans on devient vite tout mélangés est-ce que je peux dire que tu me manques ou est-ce de trop ?

Au début les yeux ouverts puis voilà qu’ils se ferment pour surtout ne pas voir la tristesse qui avance et rappeler l’abandon facile et clair l’élégance des longues jambes une certaine façon de les déplier l’océan ses failles souterraines le débordement et surtout ignorer les vibrations de l’air brûlant ce qu’il révèle des limites de la transparence.

L’histoire a un poids et la couleur et la musique et la respiration ont un poids et le quotidien a un poids es-tu cet homme qui se lève et s’habille pour le travail pour négocier son hypothèque pour acheter une voiture de luxe pour dire ça y est j’y suis ça y est arrivé resté obtenu gardé ?

Toutes les femmes de ton enfance la grand-mère qui grillait les crabes mieux que quiconque au Cap la mère que la famille avait snobée parce que trop foncée la fille qui cherche son reflet dans tes yeux et bien sûr oui bien sûr la femme qui n’a rien à se reprocher toutes ces femmes noires leurs cheveux leur rire leur démarche est-ce trahison de m’avoir aimée et je remarque que déjà oui déjà je suis au passé.

La lumière sa musique se noient de temps en temps je n’y peux rien je suis incurablement blanche  il me reste un sursaut une petite langueur tendre et ô combien involontaire lorsque j’entends l’accent de ton pays sa prosodie chantante et ses r avalés et je souris toujours un peu parce que l’amour c’est déjà compliqué quand c’est facile alors imaginez quand chaque matin on s’accroche les pieds dans les symboles.

Les sons de nos enfances les dissonances quelques harmonies rondes galets qui tombent la rivière court loin de nos désirs absurdes mousse humide un peu fraîche forêt sans angoisse à une certaine époque tu m’as aimée et je comprends l’odeur de l’herbe se coucher se blottir dans la fragilité des lieux regarder glisser la musique une branche flotte et je reste au milieu de ma peau.

 

[i] Accapadi, Mamta Motwani, When White Women Cry: How White Women’s Tears Oppress Women of

Color, The College Student Affairs Journal, vol. 26, no 2, 2007.

 

 Biographie

Pascale Des Rosiers est née en 1962 à Montréal où elle vit toujours. Elle est psychiatre et étudie également en littérature à l’UQAM. Elle a publié des textes dans des revues au Québec (XYZ, Estuaire, Gaz Moutarde, Exit), en Belgique (L’Arbre à paroles) et au Mexique (Siglo XXI). Elle est l’auteure de trois recueils de poésie : La nuit se cherche dans les regards (Écrits des Forges, 1995), Vertige lumineux de l’errance (Écrits des Forges, 2002) et Jardin brisé (Éditions de l’Hexagone, 2018). Elle travaille présentement à l’élaboration de son quatrième recueil tout en développant l’écriture de nouvelles.

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