Tombeau

Par René Lapierre

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(Je vous écris à vous. Je m’adresse

à vous

avec de grands espoirs.

Aidez-moi.)

  

 

  

 

 

J’écris ceci dans une maison

vide ; tout autour poussent

des pruches. Le sol est couvert

de millions d’aiguilles. (C’est un secret.)

J’écris ceci pour rien, c’est une lettre

donnée, perdue voudrais-je dire. Cela

n’importe pas. (Je suis à vous, devrais-je dire.

Cela n’importe pas.)

 

 

 

 

 

 

Jadis j’ai écrit sur une portion de sable

en forme de croissant : quartier d’orange

ou de melon pour les chaleurs d’été, les nuits

de canicule.

Jadis j’ai écrit au bord de la lumière.

Les merveilles tombaient de haut

dans les paniers de paille, les mains

petites que nous tendions.

 

 

 

 

 

 

J’écris ceci à l’intérieur d’une épave.

La puissance des marées m’effraie. L’amour

n’est pas facile, il ne veut pas

de la facilité.

 

 

 

 

 

J’écris caché, à demi-mort. L’angoisse

plonge, lustrée comme une loutre

au milieu du ruisseau. Le sol dégèle à peine.

L’eau est coupante.

 

 

 

 

 

J’écris en témoignage

de la séparation des continents, sur un vaisseau

de roches magmatiques, au milieu

d’océans neufs, orageux.

 

 

 

 

 

J’écris dans le charbon, riche

des désastres à venir. J’écris

sur le brocart, les corps

loués, les parfums chers.

 

 

 

 

 

J’écris dans le limon. La rivière

somnole sous les aulnes, les bécasseaux

grimpent sur moi.

Tout ce que je porte sent la boue.

 

 

 

 

 

J’écris ceci dans un hôpital, parqué au milieu d’individus dépenaillés qu’on appelle en jargon médical les accidentés généraux. Le monde ne va pas bien.

J’écris ceci dans une morgue où l’on m’a conduit pour reconnaître un mort. J’ai fait cela devant un préposé. J’ai dit mon nom, hoché de la tête. Signé des papiers.

 

 

 

 

 

J’écris sous un barrage de cumulus bouillonnants, évoquant des collines de chaux au bas desquelles déferlent, par puissantes coulées, des torrents chargés de fer.

J’écris dans le sol noir, la poussière de basalte mêlée aux argiles à mollusques et aux galets.

J’entends contre tes os l’écrasement des glaces : les empilements rocheux aux désordres puissants, aux arrogances avachies.

 

 

 

 

 

J’écris dans le corps de mon frère mort à l’âge de trente-sept jours ; son corps de tulle blanc, d’innocence dévorée par les mâchoires des titans. Son corps de silence, de fantôme revenant et traversant ; d’invité que nous n’avons pas su accueillir, pas su garder — rien su du tout, ignorants que nous sommes, humains de trop haut, dehors placés, nous les fragiles, les étrangers qui l’ont tenu.

 

 

 

 

Je n’écris pas dans la tristesse. Je n’écris pas dans une chambre.

Je n’écris pas.

Je n’ai pas à tracer les rivières et les lacs, ni les ciels ni les effrayants navires qui croisent sous nos pieds, écartant le manteau de la terre, fendant par le milieu les plaques rocheuses et les continents.

 

 

 

 

 

J’écris dans le déni

(il est impossible

que notre monde

meure, que notre monde

disparaisse

— et pourtant).

J’écris de côté.

Vers le bas.

J’écris dans la défaite.

J’écris en travers.

J’écris dans l’inconscience

les duretés.

 

 

 

 

 

J’écris par amour.

J’écris par désespoir.

 

Ma détermination

ne fléchit pas.

 

Je touche au fond.

Les lettres sont des ancres.

 

 

 

 

 

 

 

 

***

René Lapierre est un poète et essayiste québécois (1953-), qui a enseigné pendant plus de vingt ans la création littéraire à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).  Son recueil Pour les désespérés seulement (Les Herbes Rouges, 2012) remporta le Prix du Gouverneur général et le Prix Alain-Grandbois de l’Académie des Lettres du Québec ; plus récemment, Les Adieux (Les Herbes rouges, 2017) reçut le Grand Prix du Livre de Montréal et le Prix des libraires 2017 – catégorie poésie. Le recueil à la base du présent texte, La carte des feux (Les Herbes rouges, 2015) fut aussi finaliste du prix du Gouverneur général.  Spécialiste de l’œuvre de Hubert Aquin, René Lapierre œuvra, par ailleurs, comme secrétaire de la revue Liberté et écrivit pour la télévision : Le Canada : Une histoire populaire. Outre ses essais sur la littérature, la culture et les théories de la création, le poète signa de nombreux textes engagés, notamment lors du Printemps érable.