Femmes et féminismes en dialogue, une expérience de recherche-action

Par Nadine Jammal

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Pour ce numéro de la revue Possibles, nous avons voulu mettre l’accent sur les expériences réussies de médiation interculturelle et de communication entre des communautés d’origine et de culture diverses. C’est dans cette perspective que j’ai rencontré Michèle Vatz-Laaroussi et Chantale Doré, toutes deux sociologues spécialisées dans les relations interculturelles, professeures à l’Université de Sherbrooke, et co-directrices d’une recherche-action intitulée Femmes et féminismes en dialogue. Cette recherche se situe, comme en témoigne cet entretien, aux confins du féminisme et de la diversité culturelle.

Nadine : Quand et comment a commencé le projet femmes et féminismes en dialogue et quels étaient ses objectifs?

Chantal et Michèle : La recherche a commencé par une demande de la Fédération des femmes du Québec qui visait faire dialoguer entre elles des femmes d’origine et d’orientation politiques et d’identités diverses, dans le but de résoudre des conflits qui perduraient à la fédération. Il s’agissait alors de faire en sorte que les femmes se connaissent mieux entre elles afin que le climat devienne meilleur à la FFQ. C’est à partir de cette demande que nous avons entrepris une recherche-action et que nous sommes allées chercher une subvention du CRSH (Conseil de recherche en sciences humaines) pour réaliser cette recherche.

Nous avons donc formé des groupes affinitaires qui visaient à faire en sorte que les femmes se rencontrent et discutent librement entre elles et nous en sommes venues petit à petit à faire en sorte que des femmes de tous les milieux et d’origine diverses, se parlent et essaient de se comprendre mutuellement.

Nadine: Est-ce qu’il s’agissait toujours de femmes qui se définissaient comme féministes?

Chantal et Michèle : Non, pas nécessairement, il y avait des femmes LGBT, des femmes musulmanes, d’autres qui se définissaient comme féministes radicales, d’autres aussi qui se disaient socialistes ou marxistes, en fait c’était souvent des femmes qui n’avaient pas eu l’occasion de se parler, ni de s’écouter. Elles ont formé les groupes elles-mêmes, selon leurs affinités et leur façon de s’identifier.

Par la suite, nous avons bâti des questionnaires, que nous avons validés auprès de femmes impliquées dans les mouvements féministes et de femmes du milieu universitaire.

Nadine : Et, en tant que chercheuses, une fois les groupes formés, quels ont été les obstacles au dialogue que vous avez identifiés entre les participantes?

Chantal et Michèle : Ces obstacles étaient d’origines diverses. Selon le témoignage des participantes, les médias, les politiciens et aussi leur famille et leur culture d’origine faisaient en sorte qu’elles se craignaient les unes les autres et qu’elles avaient beaucoup d’idées fausses les unes envers les autres. On a aussi compris qu’elles avaient parfois peur les unes des autres parce qu’elles ne se connaissaient pas, ou très peu.

Nadine : Et quel a été le résultat?

Chantal et Michèle : Le résultat, ça a surtout été le dialogue ouvert, franc et souvent amical entre ces femmes. Suite à ces rencontres, il y a eu non seulement beaucoup de préjugés qui ont été déconstruits et de peurs qui sont tombées, il y a eu aussi des amitiés, qu’on croyait impossibles auparavant, qui se sont tissées au fil du temps.

Plusieurs femmes nous ont dit : «Nous avons rencontré des personnes avec qui nous ne pensions pas pouvoir parler au départ, nous avons échangé librement et nous avons partagé plusieurs expériences. Nous en avons retiré un plaisir et un enrichissement immenses, nous avions hâte d’aller aux rencontres. C’était comme une fête! »

Les échanges étaient vraiment très fructueux et agréables. C’étaient aussi des espaces où l’on pouvait discuter librement et où les émotions avaient leur place. En fait, on riait beaucoup dans ces rencontres, et ça finissait toujours par un souper collectif.

Nadine : Et comment cette recherche a-t-elle évolué au cours du temps? Les femmes ont-elles réussi à rédiger des textes ensemble, y a-t-il des écrits qui sont ressortis des rencontres?

En fait, la recherche a commencé au Québec et elle a évolué petit à petit. En 2017, on a demandé une subvention internationale et on a créé des groupes de femmes en Argentine, en France, au Paraguay, Bolivie, au Maroc, en Allemagne, en Côte d’Ivoire et à Madagascar.

Puis, toujours en 2017, nous avons organisé un colloque au Québec et on peut dire que le texte majeur qui est ressorti du colloque c’est la déclaration commune des femmes pour briser le silence et dénoncer les injustices qu’elles vivaient chacune dans leur pays, cette déclaration a été rédigée durant le colloque. Et, comme tu le sais, un livre est en chantier à partir du colloque. Nous avons aussi rédigé des outils d’intervention, dont un ouvrage à l’usage des militantes, qui explique ce qu’est la médiation interculturelle.

Nadine : Et quels ont été les thèmes qui sont ressortis de cette déclaration qui vient du colloque, quelles étaient ces injustices que les femmes ont dénoncées?

Il y avait entre autre la violence faite aux femmes, l’éducation, l’exploitation du corps des femmes, la pauvreté. L’atteinte à l’intégrité physique des femmes.

Nadine : En quoi les participantes ont-elles changé à travers ses rencontres?

Chantal et Michèle : En fait, le seul fait de se rencontrer, de se parler, les a faits changer et évoluer. Beaucoup de préjugés sont tombés. Par exemple, des femmes LGBT ont parlé à des musulmanes et elles se sont écoutées et reconnues entre elles. Des femmes plus aisées ont parlé à des femmes très pauvres. Elles ont échangé sur leurs priorités et elles ont compris qu’elles pouvaient avoir des objectifs communs malgré leurs différences.

Nadine : La recherche a-t-elle changé votre conception de ce en quoi consiste la culture? Et si oui, de quelle façon?

Michèle : Pour moi ça dé-essentialise la culture. Et, pour moi, c’est cela l’interculturalisme. La culture c’est aussi des statuts sociaux, il y a aussi des classes sociales, des conditions géographiques, des conditions matérielles, de la pauvreté et de la richesse, etc.

Nadine : Après vous être impliquées dans cette recherche, quelle seraient selon vous les conditions pour un dialogue réussi entre les femmes de diverses sociétés?

Chantale : Moi je trouve que prendre acte qu’il y a des cultures différentes c’est la principale dimension à partir de laquelle on a pu commencer un dialogue; mais c’est aussi en trouvant des thèmes convergents à travers les cultures qu’on a pu continuer le dialogue. Dans toutes les cultures, il y a des aspects qui peuvent prêter à l’ouverture et des aspects qui ne s’y prêtent pas. Souvent, ce sont celles qui sont un peu à la marge des groupes qui vont faire le lien avec les autres groupes.

Nadine : La recherche a-t-elle changé votre conception du ou des féminismes et des mouvements féministes et si oui, de quelle façon?

Michèle : Moi ça m’a fait réfléchir sur les possibilités et les limites du féminisme et sur les différences qui peuvent être dépassées et celles qui ne peuvent pas l’être. Nous, en Occident, on insiste beaucoup sur l’autonomie; ailleurs dans les pays du sud on insiste sur la solidarité familiale et intergénérationnelle. Il n’y a pas que l’autonomie, il y a toujours des moments de la vie où on est dépendants. Donc, il faut une ouverture d’esprit, une ouverture au dialogue. Mais il faut aussi qu’il y ait des espaces non-mixtes où l’on se sent à l’aise pour parler. Et là les supports artistiques se sont avérés très importants, cela a été, pour les femmes, une manière de s’exprimer librement et d’exprimer leur identité et leur différence. Au début de la recherche, d’ailleurs, je ne me définissais pas comme féministe, le mot avait une connotation péjorative pour moi. Aujourd’hui, je me définis comme féministe, et même comme féministe radicale mais je pense qu’il faut toujours ancrer les rapports de genres dans d’autres rapports sociaux, comme les rapports de classes ou les luttes anti-racistes.

Nadine : Pensez-vous que les femmes vivent des oppressions semblables un peu partout sur la planète? Si oui, quelles sont les caractéristiques de ces oppressions?

Je pense que ce qui ressort des diverses conversations qu’on a eues, ce sont la violence, la paupérisation des femmes, la violence sexuelle envers les femmes partout dans le monde, l’exploitation du corps des femmes, l’avortement.

Nadine : Et, quand on dit que les femmes occidentales ont des privilèges, comment réagissez-vous?

Michèle : Oui, je me suis rendu compte qu’il y a des préjugés, des peurs et des privilèges qui peuvent diviser les femmes.

Chantal : À certains moments, je me sentais coupable en entendant ce mot de privilèges. Et je pense qu’on ne devrait pas se sentir coupable. Mais c’est sûr qu’on est privilégiées quand on peut aller à l’école, quand on a accès à l’éducation, à certaines ressources économiques, etc.

Nadine : Pensez-vous que des valeurs universelles peuvent exister au-delà des diverses cultures et sociétés et au-delà des conditions matérielles d’existence que vivent les êtres humains actuellement?

Chantal et Michèle : Oui, des valeurs universelles peuvent exister comme la liberté ou l’autonomie, par exemple, le droit à l’intégrité du corps pour les femmes et les hommes, ce qui fait que dans tous les pays, il y a des personnes qui luttent contre les mutilations sexuelles, pour le droit à l’éducation, pour le droit de choisir la personne avec qui on va vivre, pour le droit au célibat, etc.

Mais ces valeurs ne doivent pas nous faire oublier qu’il y a des divergences entre les femmes et souvent des priorités différentes. Pour certaines, par exemple, le droit de manger à sa faim peut primer sur tous les autres droits. Pour d’autres, ce peut être le droit à l’intégrité de leur corps; en fait ce sont des valeurs que nous partageons toutes mais il y a aussi des conjonctures différentes et des stratégies diverses selon les situations que nous vivons. Mais la seule solution, dans ce cas, est de nous écouter l’une l’autre et de reconnaitre nos différences avant de voir ce qui nous rend semblables.

Nadine : Merci à vous deux, ce fut vraiment un plaisir et un privilège, pour moi, de m’entretenir avec vous pour ce numéro de la revue Possibles.