Par Karen Messing
Il y a quelques années, dans le cadre d’un débat public sur les heures d’ouverture des commerces, un journal montréalais a publié une lettre. (Le Devoir, 7 décembre 2006) Son auteur y défendait l’ouverture prolongée des magasins, affirmant son droit d’ « acheter une escalope de veau à deux heures du matin ». Il ne se sentait pas obligé de présenter une raison pour cette soudaine impulsion carnivore. Si le propriétaire voulait bien ouvrir son établissement à cette heure-là et que les clients voulaient bien s’y trouver, pourquoi faudrait-il que le gouvernement intervienne ? À l’époque, la centrale syndicale FTQ avait rappelé au gouvernement que le client et le propriétaire n’étaient pas les seules personnes impliquées dans les décisions concernant les horaires de travail. Le sommeil, la conciliation travail-famille et la santé des caissières, vendeurs et magasiniers seraient aussi affectés, de même que le bien-être de leurs enfants. (Joshi, Bogen, 2007) Le gouvernement a prolongé les heures d’ouverture, mais en acceptant certaines limites. Les syndicats avaient réussi à conserver une certaine protection des familles.
Cette écoute n’a pas duré. Il y a environ deux ans, je me suis retrouvée à une consultation de mon quartier sur les heures d’ouverture des magasins. Une association des marchands a proposé de prolonger les heures d’ouverture de tous les magasins de la rue Mont Royal, au-delà de la période du souper, pendant toute la semaine. Les organisateurs de la consultation ont ouvert le jeu en disant avoir consulté « tout le monde ». Questionnés, ils ont énuméré les propriétaires, l’arrondissement (géré par un parti de gauche) et les clients. J’ai demandé si on avait consulté les personnes qui travaillent dans les magasins, mais on les avait « oubliées », encore une fois. J’ai suggéré qu’on remédie à cet oubli, sans réaction. Ne voyant aucune écoute de la part des élus et des propriétaires présents, j’ai quitté la rencontre et écrit au conseiller de l’arrondissement (issu du parti de gauche) en demandant un peu de considération pour ces travailleurs et travailleuses invisibles. Ma lettre est demeurée sans réponse, et même sans accusé de réception.
J’ai conclu de cet incident et d’autres, relatifs à nos recherches en milieu de travail, qu’un fossé empathique sépare les travailleuses et travailleurs des commerces de la ville des décideurs et des autres personnes de la classe moyenne supérieure. Je présente ici quelques exemples de la façon dont la vie urbaine permet une banalisation de souffrances injustifiables, mais apparemment imperceptibles pour les habitants.
Je commence avec une recherche en ergonomie (analyse du travail) menée dans le commerce de détail où, depuis plusieurs années, les horaires de travail sont dictés par un ordinateur qui ne regarde que les chiffres de ventes à l’heure. Les pics et trous de la fréquentation des clients correspondent à une variation du nombre de personnes requises par période de quinze minutes, par jour et par semaine. Cette façon de faire aboutit tout naturellement à des horaires imposés au personnel, où une personne travaille pendant des plages horaires différentes à tous les jours, des jours différents à toutes les semaines, et à un nombre d’heures par semaine qui varie. On reçoit l’horaire à quelques jours de préavis, ce qui laisse peu de temps à la planification. Ceci crée, bien sûr, une insécurité économique, mais aussi une disponibilité quasi-universelle auprès de l’employeur, situation impossible pour la conciliation travail-famille, particulièrement si la famille compte de jeunes enfants.
Dans le cadre d’une entente associant l’Université du Québec à Montréal et les centrales syndicales CSN, CSQ et FTQ, le service de la condition féminine du syndicat de la FTQ nous a demandé d’enquêter sur les horaires d’une importante chaîne de magasins franchisés dont je dois taire le nom. Lorsque nous avons rencontré les responsables des ressources humaines au siège de « Qualiprix », ils étaient ravis de nous voir. Ils avaient un grave problème de roulement de personnel : chaque année, 80 % des employés quittaient l’entreprise, et ils espéraient que les chercheurs que nous étions les aideraient à comprendre comment rendre leur personnel plus heureux. L’idée d’améliorer
le logiciel utilisé pour la planification des horaires – afin qu’il tienne compte des impératifs familiaux des employés – les a impressionnés.
Toutefois, nos centres d’intérêt divergeaient à bien des égards. Nous avons remarqué que « M. Lejeune », le chef des ressources humaines, n’arrêtait pas de parler des travailleurs spécialisés et des gestionnaires adjoints, alors que nous avions en tête les caissières et les commis aux stocks. Un employé qui devait faire face à une urgence personnelle, c’était, pour eux, un étudiant appelé à passer un examen imprévu alors que nous pensions à une maman dont le tout-petit avait la varicelle. Néanmoins, interpellés par le syndicat, les gestionnaires ont collaboré à l’étude que nous avons proposée.
Nous avons observé le travail des employés dans deux magasins et demandé au personnel de sept autres magasins, quelque 550 personnes, de remplir un questionnaire. C’était toute une expérience que de recueillir ces réponses. Nous nous sommes rendues dans chacun des magasins et nous nous sommes entendues avec leur propriétaire pour expliquer le formulaire à quelques employés à la fois ; nous sommes restées trois jours à chaque endroit, suffisamment longtemps pour rencontrer la quasi-totalité de ceux et celles dont un quart de travail était prévu à l’horaire. Ces magasins étaient très différents les uns des autres : dans certains commerces, on trouvait une grande et belle salle de conférence où les employés pouvaient répondre aux questions, installés sur de confortables chaises rembourrées ; dans d’autres, nous nous entassions avec les employés pour faire remplir le questionnaire dans une salle du personnel minuscule et sale, où nous dérangions les personnes qui essayaient de faire une pause ou d’aller aux toilettes.
Partout, les employés ont accueilli notre enquête avec enthousiasme. Presque tous ceux à qui nous avons demandé de remplir le questionnaire ont accepté, et bon nombre d’entre eux nous ont chaleureusement remerciés de l’intérêt porté à leurs horaires. En réaction, j’ai craint de susciter chez eux des attentes trop élevées quant au réaménagement de leurs horaires parce qu’à court terme, tout ce que nous pouvions espérer, c’était d’exercer une influence sur le comportement des propriétaires.
À force de passer du temps sur place, nous avons fini par avoir un bon aperçu de ces comportements. Dans l’un des magasins, je partageais le grand bureau du directeur, dans le coin duquel se trouvait une table où les employés remplissaient le questionnaire. Même si j’étais contente de ne pas envahir leur salle de pause, l’arrangement m’a moins plu quand j’ai vu que le patron accueillait souvent les salariés avec la formule suivante :
« Voici Bill [ou Anne, ou Raphaël]. C’est un de nos employés subventionnés. »
Il faisait référence au soutien du gouvernement à l’embauche des personnes ayant une déficience intellectuelle, et c’était censé être drôle. Les employés, qui devaient serrer les dents intérieurement, souriaient et hochaient la tête en réponse à la blague – chaque fois que cela se produisait.
À plusieurs reprises, le propriétaire m’a proposé de remplir lui-même le questionnaire dans la mesure où, disait-il, il n’y avait pas de limite à ses heures de travail. C’est vrai qu’il travaillait le samedi, mais je ne l’ai jamais vu partir plus tard que 18 heures et, contrairement à ses employés, il faisait de longues pauses repas à l’extérieur du commerce. Néanmoins, je crois bel et bien qu’à ses yeux, son horaire était tout aussi pénible que celui des commis, parce que ce n’est que lorsqu’on n’a aucun contrôle sur son emploi du temps qu’on prend conscience de cette emprise. Et à voir les libertés qu’il prenait dans son attitude méprisante envers les employés, j’ai compris qu’il se sentait plutôt en contrôle.
Cet homme était à la tête du seul magasin non syndiqué de la chaîne et, pour cela, il se sentait peut-être d’autant plus à l’aise de traiter cavalièrement ses salariés. Mais d’autres dirigeants ne se comportaient pas beaucoup mieux ; la plupart des propriétaires semblaient indifférents aux besoins des travailleurs, et l’un d’entre eux nous a dit ne prendre en considération que les responsabilités familiales des employés légalement mariés, excluant ainsi un tiers des Québécois vivant en couple. Pour être juste, précisons qu’en tenant compte de ces obligations familiales, les gestionnaires craignaient de ne pas pouvoir faire rentrer les employés qui avaient des compétences spécialisées quand ils avaient besoin d’eux en magasin.
Les réponses au questionnaire nous ont déprimées.[1] Ces travailleurs obtiennent leur horaire le jeudi ou même le vendredi pour la semaine qui commence le dimanche suivant. Cela veut dire qu’ils ne savent pas d’avance s’ils peuvent partir en week-end, profiter des billets de concert qu’on leur a donnés ou inviter cette jolie brune à les accompagner à la fête de leur ami le dimanche soir. En vérité, plus de 80 % d’entre eux ne peuvent pas faire grand-chose parce qu’ils travaillent au moins le samedi ou le dimanche ; la moitié avait travaillé les deux jours de la fin de semaine précédente.
Sylvie est une caissière d’âge moyen. Seul soutien financier et logistique de ses parents âgés, elle s’occupe de leurs rendez-vous médicaux, de leur épicerie et de leurs affaires bancaires, elle les accompagne chez la dentiste ou au salon de coiffure. Même si elle a travaillé quinze ans au magasin, elle n’a jamais toute sa fin de semaine de congé et elle ne sait jamais avant le jeudi quelles heures lui seront assignées à partir du dimanche. Voici sa réponse à une question qui portait sur les souhaits en matière d’horaire, dans laquelle elle demande des conditions de travail dont bénéficient la plupart des gens de la classe moyenne bien avant d’atteindre les quinze ans de service :
J’aimerais avoir toujours les mêmes jours de congé, et qu’ils soient collés. Avoir les mêmes jours et le plus d’heures possible par jour. Avoir mes fins de semaine [de congé] le plus souvent possible. Connaître mon horaire au moins une semaine à l’avance… [S’il vous plaît, essayez d’] améliorer les conditions des employés à petit salaire qui doivent accumuler tellement d’heures [rémunérées] pour répondre aux besoins de leur famille. Car il ne leur reste pas de loisirs avec certains horaires.
En d’autres termes, Sylvie se trouve devant un paradoxe. Comme d’autres qui ont une famille à charge, elle doit travailler beaucoup parce que son salaire est très bas, mais ses horaires de travail sont si imprévisibles et difficiles que, compte tenu de sa situation familiale, elle ne peut pas travailler autant qu’elle en aurait besoin.
Sylvie nous a écrit des notes détaillées tout au long de son formulaire, et ce n’était pas la seule. Certains commentaires étaient brefs et droit au but : « Grrr… [Dessin d’un visage renfrogné] Je déteste travailler le vendredi ! » D’autres étaient remplis de ressentiment : « Souvent, l’employeur n’aime pas ce qu’on dit ou il ignore notre opinion quand on se fait donner l’horaire. » (Messing, Couture, Tissot et Bernstein, 2014)
Toute cette souffrance est invisible pour les clients. Elle se situe de l’autre côté du fossé empathique qui sépare les personnes à faible salaire des personnes qui achètent leurs services. Le citadin peut payer son escalope de veau tard le soir en toute tranquillité, ne remarquant peut-être même pas l’état d’épuisement de Sylvie.
Il ne remarquera peut-être pas sa posture de travail, non plus. Or, contrairement aux travailleurs et travailleuses européens, asiatiques, africains et latino-américains, les préposés aux caisses, aux ventes, à la réception sont surtout debout, immobiles, en Amérique du Nord. Même en usine, les ouvriers et ouvrières d’ici sont plus souvent debout qu’en Europe.
Il y a quelques années, j’ai étudié attentivement l’activité de travail de caissières de banque, car leur syndicat, sur le point de négocier une nouvelle convention collective, souhaitait savoir quels changements demander à la partie patronale. En effet, peu de temps auparavant, la direction de l’institution avait retiré les sièges installés derrière le comptoir de ses succursales, afin de donner à ces dernières un vernis « plus professionnel ». Renée, une agréable femme dans la quarantaine, relativement forte de taille, travaillait debout à son guichet et, postée derrière elle, je prenais bonne note de ses mouvements et de ses actions. Au bout d’une heure, j’ai commencé à ressentir un intense mal de dos (j’avais alors 52 ans). Pris de pitié, le directeur de l’agence m’a trouvé un siège, et ma douleur a disparu. Mais Renée devant moi n’a pas eu d’autre choix que de rester debout toute la journée, à l’exception d’une courte pause en milieu de matinée et de la pause-repas. Elle m’a confié avoir elle aussi mal au dos en fin d’après-midi et, au fil des heures, je pouvais la voir s’appuyer toujours davantage sur le comptoir pour soulager ses lombaires. Je me suis donc demandé pourquoi l’employeur ne la prenait pas en pitié, elle, et pourquoi la professeure d’université que j’étais, assise sur sa chaise, n’enlevait, pour sa part, rien à l’esthétique professionnelle de la banque. Le directeur estimait-il que Renée était payée pour rester debout ? Pourtant, j’étais payée moi aussi, et bien plus qu’elle en vérité. Le directeur s’identifiait-il plus facilement à l’universitaire qu’à la caissière ? Quant à moi, le fait qu’un si grand nombre de salariées nord-américaines soient inutilement contraintes de travailler debout constitue une autre conséquence du fossé empathique qui les sépare des employeurs, du public et des scientifiques.
Cette insensibilité à la souffrance quotidienne perpétue non seulement les douleurs des employés, mais elle affaiblit la science. Les chercheurs ont été peu enclins à sonder les détails du rapport entre une posture debout prolongée et divers problèmes de santé, entre autres parce que les effets nocifs de cette position sont difficilement comparables au fait de se casser la jambe au travail, par exemple ; le lien de cause à effet étant alors incontestable pour tout le monde. Quand on travaille debout, les symptômes apparaissent graduellement, lentement, et sans faire de bruit, sans qu’il soit facile par ailleurs de distinguer les effets d’une posture debout prolongée des effets habituels du vieillissement. Si une vendeuse de 50 ans souffre d’un mal de dos chronique, d’un œdème aux jambes et de varices, personne n’ira chercher le coupable bien loin.
En revanche, bien des personnes que j’ai rencontrées au fil des ans, dans le cadre de leur emploi à la vente ou à la caisse d’un commerce, établissent un lien évident entre leur posture debout immobile et leurs maux de dos ou leurs douleurs aux jambes. La plupart sauront aussi vous dire quelle caisse était la pire, d’habitude la plus étroite, soit celle qui autorise le moins de mouvements. Car la mobilité est un facteur important dans la détermination des maux de dos et de jambes. Ceux et celles qui avaient travaillé dans l’espace confiné d’un comptoir de bar disaient avoir particulièrement souffert. (Bien sûr, le genre de souliers qu’il fallait porter au bar n’aidait pas du tout.) Si les employées le comprennent parfaitement, comment expliquer que la science ignore encore le rapport qui existe entre mobilité et douleur ? Ce fossé empathique a un prix, non seulement pour ceux et celles qui travaillent debout, mais aussi pour la qualité de la science. Il y a d’importantes zones d’ombre dans la compréhension des phénomènes physiologiques associés à la posture debout. (La complexité des relations entre la posture et les troubles de santé est explorée et présentée dans Messing K., Stock S., Côté J, Tissot F. 2015)
En 1998, à l’occasion d’un congé sabbatique, je me suis jointe à l’équipe d’un centre suédois réputé pour sa recherche en ergonomie, où des bibliothécaires avertis m’ont aidée à fouiller la documentation scientifique à la recherche des effets sur la santé d’une posture debout au travail. J’avais alors accumulé une certaine expérience en recherche ergonomique, pourtant je ne trouvais pas grand-chose sur le sujet et presque rien sur les problèmes du personnel de caisse. Lorsque j’ai voulu en discuter avec mes collègues du centre, ils n’ont pas compris mon intérêt. Fidèles à la tradition suédoise d’une saine activité physique en plein air, ils s’inquiétaient bien plus des effets sur le personnel de bureau d’une posture assise prolongée. Encore aujourd’hui, de nombreux chercheurs plaident pour qu’on passe plus de temps debout au travail.[2] (Plotnikoff et Karunamuni, 2012) Quand j’ai évoqué la question de la posture debout immobile auprès d’un confrère en particulier, qui était aussi rédacteur en chef d’une importante revue scientifique, il m’a expliqué avoir fait installer une station de travail debout pour son personnel administratif. En fervent adepte de la course à pied, il estimait que les gens devaient s’asseoir le moins possible au cours de leur journée.
Au cours de notre repas, je n’ai pas su éveiller chez lui la moindre curiosité pour le problème des personnes contraintes de travailler debout immobiles. À la cafétéria de son institut, j’ai désigné le commis de cuisine, qui servait le personnel de recherche debout derrière le comptoir, en suggérant la pertinence de mesurer les changements qui affectaient ses jambes au cours des deux heures de la pause-repas. Mon collègue a simplement répondu que je n’avais qu’à conseiller à l’employé de s’acheter des bas de contention et de bonnes chaussures. (Lorsque j’ai questionné l’homme à propos de ses chaussures, il m’a répondu sans hésiter qu’il ne gagnait pas assez pour s’en acheter qui soient de bonne qualité, et que c’était pour lui un problème dans la mesure où il devait renouveler ses souliers tous les deux mois en raison de l’usage intensif qu’il en faisait.) Résolue à trouver avec lui un terrain d’entente avec mon confrère, j’ai mentionné les sensations désagréables au dos et aux jambes qu’éprouvent les visiteurs dans un musée, à force de se promener très lentement d’une salle à l’autre. L’astuce a fonctionné.
— Ah ! la fatigue muséale !, s’est exclamé mon confrère, soudain plus animé.
Il voyait là un axe de recherche prometteur qu’il avait, en fait, lui-même envisagé d’explorer. Il proposait de commencer avec une expérience sur des chiens gardés en petit enclos.
On ne peut pas s’étonner que les scientifiques, tout comme d’autres représentants de leur classe sociale, s’identifient plus aisément aux visiteurs d’un musée qu’avec le personnel d’une cafétéria. Leur famille, leurs amis et eux-mêmes fréquentent ces institutions culturelles, ils ont vécu cette « fatigue muséale ». Mais alors, qui va faire les recherches qui contribueront à ce que l’employé de cafétéria ait droit à un siège au travail ? Comment donner aux chaussures de travail le même statut que les bottes de travail fournies obligatoirement par l’employeur ?[3]
Avec mes collègues de recherche France Tissot et Susan Stock, nous avons épluché les résultats de l’Enquête sociale et de santé menée au Québec en 1998 pour voir qui, sur un total de 10 000 travailleurs et travailleuses, passait sa journée debout et qui n’avait pas le droit de s’asseoir à volonté. Nous avons découvert que ces employés contraints de rester debout étaient jeunes et pauvres, et que 76 % des personnes à bas salaires travaillaient debout.[4] Ces personnes travaillant debout n’avaient, en outre, que peu de contrôle sur les autres modalités de leur travail. Autrement dit, ceux qui travaillaient debout occupaient les rangs inférieurs de la classe ouvrière.
Les scientifiques semblent souvent se tenir bien loin de cette classe. Mais la science a un rôle clé à jouer pour amener les employeurs et le public à comprendre les problèmes de santé au travail. Nous, chercheurs, pourrions en faire plus si nous connaissions mieux la perspective et les opinions des travailleurs. Nous ne pouvons décrire que ce que nous observons. Malheureusement, la plupart des scientifiques, même en santé du travail, ont rarement l’occasion de passer du temps avec les travailleurs.
Comment faire pour offrir ces contacts ? Premièrement, les chercheurs ont besoin de plus de partenariats universités-syndicats, à l’image de celui dont mes collègues et moi avons bénéficié (ententes écrites qui précisent les droits et devoirs des partenaires, subventions pour le démarrage de projets, chaires de recherche communauté-université, dégrèvements pour pouvoir enseigner à l’extérieur des murs de l’université). Il nous faut des programmes qui encadrent les scientifiques dans leurs premiers contacts avec les groupes communautaires, des conseillers expérimentés qui aident chacun des partenaires dans leurs premières tentatives, souvent difficiles, pour comprendre les besoins de l’autre. Il nous faut un soutien au sein même des universités, des départements et des facultés, dans cette entreprise risquée qui consiste à élaborer des projets étonnants, le corps universitaire reconnaissant par le fait même que les retombées attendues peuvent être substantielles et déboucher sur des idées de recherche aussi novatrices que stimulantes.
Deuxièmement, nous avons besoin de financements sur mesure pour les partenariats science-communauté, sous la forme de programmes récurrents de subvention, avec une évaluation des propositions de recherche fondée non seulement sur un examen des pairs (ce qui demeure nécessaire), mais aussi sur un apport des partenaires communautaires. Il nous faut des revues qui sauront adéquatement évaluer et publier les résultats de ce type de recherche. Nous avons besoin de réseaux de recherche pour prendre contact avec les chercheurs du milieu communautaire. En somme, les scientifiques ont besoin de temps et de cadres de fonctionnement pour établir des relations durables avec la communauté.
Troisièmement, nous avons besoin de tout le soutien de nos partenaires communautaires. Plus que tout, nous avons besoin qu’ils demeurent sceptiques face aux critiques de nos pairs, et qu’ils aient le réflexe d’examiner les faits. J’ai récemment eu le déplaisir d’entendre dire par plusieurs syndicalistes que les recherches sur lesquelles nous fondions notre défense du retrait préventif n’avaient pas été publiées dans de bonnes revues. Pardon ? The American Journal of Public Health et The American Journal of Epidemiology ne sont pas de bonnes revues ? Où avaient-ils entendu ça ? De la bouche de l’organisme patronal qui tenait justement à faire abolir le retrait préventif. Un responsable syndical qui n’aurait accordé aucune crédibilité à des données économiques présentées par cet organisme était prêt à gober sa dénonciation d’une recherche en santé ? Nous avons besoin que nos partenaires communautaires se sensibilisent aux usages impropres de la science et aux arguments pseudo-scientifiques afin qu’ils fassent pression avec nous pour une science renforcée, éclairée et utile.
Quatrièmement, nous avons besoin de l’appui de la population. Durant les dernières années, le public a été sensibilisé aux enjeux politiques de la production scientifique, quand cela concerne l’environnement ou la génération des données utiles pour les entreprises. Quand le gouvernement fédéral conservateur a mis fin à des études de suivi d’écosystèmes, cela a fait scandale.[5] Quand il a aboli le formulaire long obligatoire du recensement, la démission du directeur de Statistique Canada a fait les manchettes.[6]Par contre, au Québec, le gouvernement provincial a pu mettre fin, en toute tranquillité, à l’enquête périodique EQCOTESST, qui devait suivre l’évolution de la santé au travail et inciter les autorités à faire de la prévention.[7]
Espérons que les chercheurs pourront en venir à comprendre que la science, qui part des questions posées par la communauté, peut être une source de données précieuses que d’autres types de recherche ne mettent pas en lumière. Espérons que les travailleurs et travailleuses reconnaîtront qu’ils et elles ont le droit d’exiger le respect de leur savoir et de leurs efforts. Et espérons que les personnes qui les côtoient dans les rues urbaines, à tous les jours, commenceront à les voir et à les écouter.
Karen Messing est auteure, généticienne, ergonome et professeure émérite. Elle est associée au Centre de recherche CINBIOSE du Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. Karen Messing a fait paraître l’essai Les souffrances invisibles à l’automne 2016.
Les souffrances invisibles
Pour une science du travail à l’écoute des gens (traduction de Marianne Champagne), Montréal, Éditions Écosociété
Références
Joshi P. Bogen K.
Nonstandard schedules and young children’s behavioral outcomes among working low-income families. Journal of Marriage and Family, no 69, p. 139 à 156, 2007
Messing Karen, Couture Vanessa, Tissot France et Bernstein Stephanie
Strategies for work/life balance of women and men with variable and unpredictable work hours in the retail sales sector in Quebec, Canada . New Solutions: A Journal of Environmental and Occupational Health Policy, vol. 24, no 2, 2014, p. 171 à 194
Messing Karen, Stock Susan, Côté Julie, Tissot France
Is sitting worse than static standing? How a gender analysis can move us toward understanding determinants and effects of occupational standing and walking. Journal of Occupational and Environmental Hygiene 12(3): D11-D17, 2015
Plotnikoff Ronald C. et Karunamuni Nandini
Reducing Sitting Time : The New Workplace Health Priority, Archives of Environmental and Occupational Health, vol. 67, no 3, p. 125-127, 2012
[1]Karen Messing, France Tissot et Mélanie Lefrançois, « Genre et statistiques : est-ce que “l’analyse de grappes” peut nous aider à comprendre la place du genre dans la recherche de meilleures conditions de travail ? », sous presse, dans Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé (PISTES), <http://pistes.revues.org>
[3]Loi de la santé et de la sécurité du travail https://services.clp.gouv.qc.ca/SJ/mementofeb8.nsf/852562dd006ae370852562760073c65a/376b089c87d9c849852576f00065df4d?OpenDocument
[4]France Tissot, Karen Messing et Susan Stock, « Standing, Sitting and Associated Working Conditions in the Quebec Population in 1998 », Ergonomics, vol. 48, no 3, 2005, p. 249-269.
[5] « Des scientifiques dénoncent la fermeture de la station de la Région des expérimentaux en Ontario », Radio-Canada (d’après le reportage de Denis Babin), 29 mars 2013, <http://ici.radio-canada.ca/regions/ottawa/2013/ 03/29/007-fermeture-lacs-experimentaux-ontario.shtml>.
[6] « Le chef de Statistique Canada démissionne », Radio-Canada (avec La Presse canadienne), 21 juillet 2010, <http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/ national/2010/07/21/002-patron-stat-canada-avenir.shtml>.
[7] Voir Souffrances Invisibles, chapitre 9.