Le casse-tête harmonieux

Rencontre avec Natalie Voland, directrice de Gestion immobilière Quo Vadis

Par Christine Archambault

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Natalie Voland ne se destinait pas à la gestion immobilière commerciale, loin de là. Étudiante en Études africaines, elle voulait changer le monde et aller travailler comme coopérante en Afrique. Le sort en a décidé autrement, et ses désirs ont pris une tournure locale.

Fille d’un père architecte visionnaire et humaniste, Natalie travaille comme travailleuse sociale quand son père tombe gravement malade. Il lui confie la gestion d’immeubles industriels datant de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, au bord du canal Lachine. Une nouvelle vision du développement à Montréal vient de voir le jour.

 

Un cadeau empoisonné ?

 

Le père de Natalie Voland lui lègue, en 2009, des entreprises et des immeubles commerciaux divers dans le sud-ouest de Montréal. Les propriétés ne forment pas un tout cohérent. Chaque projet, chaque immeuble avait un nom différent. Il fallait donc regrouper toutes ces entreprises, et M. Voland choisit le nom Quo Vadis.

 

« Mon père m’a donné le nom en cadeau en 2004, explique Natalie. Quo vadis est une locution latine qui signifie ‘Où vas-tu ?’. Il avait l’intime conviction que je trouverais la réponse à la question : ‘Où devrait-on aller dans l’immobilier québécois ?’ »

 

Son père avait acheté des immeubles en piteux état, qui n’avaient jamais été rénovés, des immeubles anciens, patrimoniaux, qui avaient abrité des manufactures. Des milliers d’emplois avaient été perdus lorsque les manufactures ont fermé dans les années 1980. M. Voland voulait sauver les immeubles ainsi que les emplois, mais est tombé malade au début du processus.

 

« Mon père était atteint de la maladie de Parkinson et il m’a choisie pour prendre la tête de Quo Vadis parce qu’il savait qu’on pouvait bien travailler ensemble », relate Natalie Voland.

 

La jeune travailleuse sociale hérite donc d’entreprises-locataires dont plusieurs étaient au bord de la faillite. Jugeant que ce n’était pas la faute d’une mauvaise gestion, mais de la conjoncture économique, Natalie refuse catégoriquement de les évincer, car il s’agit d’entreprises en démarrage. Si la volonté est forte d’innover du côté de Mme Voland, elle n’a aucune expérience dans ce domaine.

 

« Je ne connaissais rien à la gestion immobilière. Je savais qu’il y avait des immeubles, point. Je me suis dit : Bon, leçon numéro un : on commence avec les briques », se remémore-t-elle dans un grand éclat de rire.

 

Dans son complexe Dompark et celui du canal Lachine, de grands travaux de rénovation s’imposent. Allant à contre-courant, elle décide de conserver les systèmes de chauffage à l’eau chaude, les fenêtres et les planchers d’origine. « Ce n’était pas à la mode à l’époque, mais on a conservé tout ce qu’on pouvait, comme les murs de briques. Chez Quo Vadis, on s’amuse à dire qu’on est allergiques aux plafonds suspendus ! »

De plus, au lieu de valoriser la location à de grandes entreprises, Natalie Voland fait le choix de prioriser l’emploi et subdivise les grands espaces qu’elle offre en location à de petits commerces et ateliers. « Je crois fermement qu’on a besoin des ouvriers, des artisans et des artistes pour alimenter la vitalité de Montréal et préserver notre patrimoine », affirme-t-elle.

 

B-Corp dans l’âme

 

La carrière de jeune chef d’entreprise de Natalie Voland commence par une participation au projet de Quartier de l’Innovation, au sein du comité du bassin du Havre. « C’est dans le cadre de ce projet qu’on m’a mise en communication avec Stephen Huddart, le président-directeur général de la J.W. McConnell Family Foundation. C’est une fondation fantastique, dit Mme Voland, dont le siège social est à Montréal. »

 

Natalie rencontre donc Stephen pour lui parler de ses projets et de sa vision. « Je lui ai dit que je voulais favoriser l’embauche locale, que j’étais une maniaque de l’environnement et que je voulais sauver de vieux immeubles. C’est là qu’il m’a dit : ‘Quo Vadis est une B-Corp !’ » En s’informant sur cette homologation originaire des États-Unis, Mme Voland y voit une correspondance avec ses propres valeurs. Et Quo Vadis devient la première entreprise québécoise à être certifiée « B-Corp ».

 

Les entreprises qui veulent recevoir la prestigieuse homologation doivent s’astreindre à un processus rigoureux, à reprendre aux deux ans, et adhérer à certaines valeurs qu’elles concrétisent par des initiatives concrètes. Dans le cas de Quo Vadis, la mission s’inscrit comme suit : « Réfection et gestion d’immeubles patrimoniaux dans une optique de développement durable et communautaire ». Aujourd’hui, 1 888 entreprises sont associées à B-Corp dans 50 pays.

 

« Natalie est une entrepreneure sociale tenace. Elle a l’aptitude de rassembler les gens de toutes les classes sociales – gens d’affaires, résidents de quartiers défavorisés, philanthropes et dirigeants communautaires – et de travailler avec eux à des projets qui contribuent à la survivance et à la vitalité des communautés, comme le Salon 1861 dans La Petite-Bourgogne. », déclare le président-directeur général de la fondation familiale J.W. McConnell.

 

 

Pour Natalie Voland, c’est une philosophie à privilégier. « En gestion immobilière, la plupart des sociétés cherchent le profit avant tout, observe-t-elle. Elles privilégient le court terme et se soucient peu du développement à long terme des communautés. La certification B-Corp m’a donné l’occasion de documenter nos répercussions sur le terrain et d’expliquer en quoi on est différents des autres sociétés immobilières. Et ces outils nous ont aidés, car de la première certification à la deuxième – deux ans plus tard – je me suis posé des questions sur mon entreprise et j’ai progressé. »

 

Ceux qui vont dans la même pirogue ont les mêmes désirs.
Proverbe africain

Par exemple, Quo Vadis donne préséance aux fournisseurs qui sont ses locataires, en premier lieu, ou ses voisins, à tout le moins, c’est-à-dire qui sont du quartier Sud-Ouest de Montréal.

 

« Je pousse mes fournisseurs à faire autrement, affirme Natalie Voland. Par exemple, les plombiers doivent me trouver des produits verts, comme les toilettes à faible débit, qu’ils n’étaient pas habitués à proposer. Ils ont dû faire des recherches à cause de mes exigences, mais ils sont devenus des experts en produits écologiques, qu’ils offrent dorénavant à tous leurs clients. Aujourd’hui, ceux qui veulent devenir fournisseurs de QuoVadis doivent me prouver ce qu’ils font eu égard à la certification B-Corp.

 

Néanmoins, cette exigence dans les méthodes et les produits ne coûte-t-elle pas beaucoup plus cher que la voie traditionnelle ? « Non, mais ça demande plus d’intelligence », répond Mme Voland, l’air taquin.

 

 

 

Si la porte est fermée, n’hésite pas à passer par les fenêtres.
Proverbe congolais

 

La présidente-directrice générale de Quo Vadis illustre son processus décisionnel par un exemple.

 

« Il y a 22 ans, quand le ministère de l’Environnement du Québec a commencé à exiger des analyses de sol, le domaine de la gestion immobilière a dû s’ajuster. Les banquiers, les donneurs d’hypothèques, devenaient responsables de tout problème éventuel relatif aux immeubles et aux terrains qu’ils finançaient. Mais comment savoir quel était l’état du terrain d’un immeuble de 1908, qui avait connu de nombreux propriétaires ? » Quo Vadis doit donc faire analyser le sol autour de son complexe Dompark, au bord du canal Lachine, puis le recouvrir d’asphalte.

 

« Pour nous conformer aux normes du ministère de l’Environnement, il fallait enlever l’asphalte, changer le remblai en-dessous et recouvrir le tout d’asphalte, explique Mme Voland. Notre hypothèque en dépendait ; la Banque devait avoir toutes ses garanties. »

 

Mme Voland décide d’étudier la chose et ne pas être « stupide et changer tout l’asphalte ». Après avoir reçu les résultats des analyses de sol, elle découvre qu’il n’est pas nécessaire d’assainir le sol du terrain en entier, mais d’une portion seulement. Fidèle à ses convictions écologiques, elle a appelé l’entreprise de pavage pour lui dire : « Je ne veux pas d’asphalte neuf, je veux de l’asphalte recyclé. », raconte-t-elle.

 

Devant un non catégorique, la patronne de Quo Vadis a dit : « Eh bien, je vais continuer de chercher, car c’est ce que je veux. » L’entreprise de pavage a argué que la finition ne serait pas belle avec de l’asphalte recyclé. « J’ai discuté avec mes locataires pour les convaincre. J’ai fait valoir que ce n’était pas l’aspect qui comptait, c’était l’environnement. », poursuit-elle.

 

Il fallait ensuite remblayer le terrain bitumé avec du gravier. Natalie Voland évalue le coût environnemental et juge qu’il est exorbitant : « Je trouvais inacceptable d’arracher les pierres d’une montagne, de faire rouler les camions sur les routes pour livrer ce gravier, dit-elle. Comme on détruisait des tronçons d’autoroute autour du quartier, j’ai pensé à utiliser le béton comme matériel de compactage sous mon bel asphalte recyclé. »

Encore là, Mme Voland se heurte à beaucoup de résistance puisque ça ne s’était jamais fait. Après bien des discussions, elle réussit à convaincre des entreprises de couper le béton des autoroutes aux dimensions voulues et d’autres entreprises d’attester que le béton est propre.

 

« Les entreprises de certification environnementale m’ont dit que ça n’avait jamais été fait, et des collaborateurs m’ont traitée de folle. » Natalie s’entête et l’emporte sur toute la ligne.

 

« Ça a donc pris pas mal de discussion avec plusieurs entrepreneurs, voire même de ‘batailles’ de ma part, mais j’ai économisé 75 % des coûts. Les options traditionnelles n’étaient pas logiques à mon sens. Grâce au recyclage de matériaux, je n’ai pas grugé de montagne, je n’ai pas fait fabriquer de l’asphalte et gaspillé du pétrole et j’ai évité de déverser du vieux bitume au dépotoir. »

 

Cette façon de faire a maintenant cours dans d’autres entreprises. Mme Voland déclare que l’innovation est un processus naturel chez elle. « L’innovation vient avec les valeurs, dit-elle. Certains croient que respecter l’environnement, ça coûte plus cher, mais ce n’est pas vrai, croyez-moi », affirme-t-elle avec conviction.

 

 

Là où le cœur est, les pieds n’hésitent pas à y aller.
Proverbe togolais

 

 

La construction humaine

 

Quo Vadis est aujourd’hui propriétaire de 1,5 million de pieds carrés à Montréal. Les immeubles de Quo Vadis, occupés par plus de 500 entreprises, sont loués à 99 %. « Nos locaux se louent parce qu’on est à l’écoute des communautés », déclare Natalie Voland. Je suis en affaires pour construire pour des êtres humains, je ne construis pas pour le profit. Dès le début, j’ai dû trouver de nouvelles vocations à de vieux immeubles. Je me suis donc demandé pour quoi je construisais et pour qui. J’ai été formée en travail social, j’ai donc des valeurs intrinsèques, mais en plus, comme je n’ai pas étudié en gestion immobilière, je n’ai pas d’a priori sur ce qui est possible ou impossible dans mon domaine. »

 

« Je dois dire que j’ai la meilleure équipe au monde, ajoute Mme Voland. Certains travaillaient déjà avec mon père il y a 22 ans. Ils ont opté pour le chemin difficile de travailler avec moi, et sont toujours à mes côtés. Ces personnes ont les mêmes valeurs que moi. Il est très difficile de changer les valeurs de quelqu’un. Il est plus facile de former quelqu’un qui n’a pas toutes les compétences, mais avec qui on partage des valeurs. Je suis chanceuse et même gâtée d’avoir des collègues qui ont les mêmes valeurs que moi et qui croient à la défense de l’environnement. »

 

« Natalie est humble, mais a de grands rêves », juge Stephen Huddart, président-directeur général de la fondation J.W. McConnell. Son travail de pionnière a d’ailleurs été reconnu par l’Université Harvard, qui l’a embauchée comme professeure. De concert avec l’École de santé de Harvard et l’Institut Jan Gehl, elle travaille à créer des ateliers pour promoteurs immobiliers qui veulent suivre sa voie et faire les choses autrement.

 

« Mon but est de construire des communautés autour de projets rassembleurs, affirme la femme d’affaires atypique. Pour le projet Salon 1861, une église catholique devenue centre communautaire et incubateur de jeunes pousses, j’ai pu compter sur un conseil consultatif formé des résidents du quartier et de ses représentants, de l’Université Mc Gill, de l’Université Concordia, de l’École de technologie supérieure et de la Fondation McConnell, assis à la même table, égaux, au même niveau. Ils sont devenus des amis, et on a brisé les silos d’isolement, les préjugés de chaque côté. Pour moi, chaque défi est un débouché en puissance. »

 

Mme Voland s’insurge contre les processus consultatifs actuels en matière d’immobilier. « À Montréal, le promoteur arrive avec un projet bien ficelé et met la Ville et la population devant le fait accompli. Certains ajustements sont possibles, mais ce n’est pas une vraie consultation. Moi, j’arrive avec un problème à résoudre, qu’on bâtit ensemble.

Quand on fonctionne ainsi, notre projet est plus beau, plus inclusif, plus profitable. Pourquoi ? Au lieu d’avoir un gros budget de marketing pour convaincre les gens, pourquoi ne pas leur demander ce qu’ils veulent ? »

 

Mme Voland juge les Montréalais intelligents, créatifs et fantastiques et élabore sur sa volonté de consulter en amont.

« Imaginez la société qu’on peut créer si on rassemble les personnes pour les faire participer ? Les promoteurs se rendraient compte que c’est moins cher de fonctionner comme ça. Lorsqu’on arrive à l’étape du processus de consultation publique, on fait affaire avec nos partenaires ! De plus, les consultations, les études, les analyses, les rapports, les stratégies, ça coûte une fortune. À quoi bon produire un beau document que personne ne lit ? », s’enflamme-t-elle.

 

« Il faut travailler tout au long avec les citoyens, martèle-t-elle. Montréal est la ville qui compte le plus d’universités en Amérique du Nord, après Boston. Pourquoi ne pas donner aux étudiants la possibilité de faire des projets concrets, qui ne sont pas ‘dans le ciel’ ? » Quo Vadis collabore donc avec les futurs ingénieurs de l’École de technologie supérieure ; avec l’école d’architecture de l’Université Mc Gill et sa faculté d’urbanisme pour ses projets d’agriculture urbaine ; avec le Département de l’Immobilier durable de l’Université Concordia et avec sa faculté des beaux-arts pour inclure de l’art public dans ses immeubles.

 

« Quand on se lance dans un projet, on cherche qui, dans la communauté, est déjà à l’œuvre sur le terrain et a les mêmes valeurs que nous. Je suis partie du travail social vers l’immobilier, mais l’immobilier m’a donné une plate-forme pour réaliser mes valeurs. C’est un casse-tête laborieux et ça continue de l’être. Il est vrai que je dois toujours me battre, admet celle qui rénove et gère des immeubles depuis 22 ans. Mais nous avons voulu faire les choses autrement et je suis fière que nous soyons désormais reconnus pour ça », conclut-elle.

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