Les immigrées sud-asiatiques dans le mouvement des femmes : une réalité méconnue

Par Anna Maria Fiore

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Nous femmes de l’Inde, nous ne sommes pas des fleurs. Nous sommes des étincelles de feu. (Slogan féministe des années 1980)

Introduction

La question du rôle des femmes immigrées dans le mouvement associatif et dans le mouvement féministe a été peu abordée dans la littérature scientifique jusqu’à récemment (Chicoine, Charbonneau et al. 1997, Belleau 1994, Normandin 2012). Mes réflexions exploratoires sur le sujet ont été initiées dans le contexte d’une recherche doctorale en études urbaines, portant sur la structuration communautaire de la communauté sud-asiatique à Montréal. Je cherche à savoir ici si les femmes de ces organismes ont contribué au mouvement féministe et, le cas échant, de quelle façon elles l’ont fait.

Cet article se base sur des données recueillies dans ce cadre de ma thèse. Il a été enrichi d’une mise à jour avec des données statistiques et documentaires différentes (ENM 2011) , et repensé à la lumière d’un cadre conceptuel féministe. L’article se divise en cinq parties : 1- Historique et portrait sociodémographique 2- Approche méthodologique 3- Une définition du féminisme 4-Immigrées sud-asiatiques et féminisme 5- Conclusion.

1-Historique et portrait sociodémographique

Qui sont-elles?

Ce groupe d’immigrées originaire de la péninsule indienne a fait l’objet de peu d’études au Québec. Pourtant, il y est présent depuis la fin des années cinquante et, selon les dernières données statistiques, son importance démographique est croissante. Quoiqu’il soit identifié comme l’un des groupes de la catégorie des minorités visibles, il demeure pratiquement invisible dans nos institutions, surtout francophones. Il contribue pourtant à plusieurs secteurs de la société québécoise, notamment au mouvement communautaire.

Éléments de leur historique migratoire

Pour mieux comprendre l’apport de ces personnes à la société québécoise, il est important de connaître quelques faits concernant leur historique migratoire. Celui-ci a débuté fort modestement et tardivement au Québec. L’un des facteurs qui a le plus contribué à freiner, voire même, à empêcher l’entrée de ce groupe était de nature légale. Le gouvernement canadien adopta dès 1909, une série de mesures discriminatoires qui eurent pour effet de limiter l’immigration asiatique (taxe d’entrée, etc.). Ce n’est qu’à la suite de l’abrogation de ses mesures, au début des années 1960, que ce groupe a connu une lente croissance démographique jusqu’à devenir aujourd’hui le groupe de minorités visibles le plus nombreux au Canada avec près 1,5 millions de personnes.

Plusieurs facteurs économiques, politiques et environnementaux causèrent leur émigration libre, contrainte ou encore leur exil forcé. Dans les années 1960, l’intelligentsia indo-pakistanaise chercha à améliorer sa situation économique par l’émigration vers les pays occidentaux. La décolonisation des pays africains amena aussi un certain nombre de Sud-asiatiques de la diaspora à un autre exil forcé. Par la suite dans les années 1980 et 1990, les guerres indo-pakistanaises, les conflits internes déchirant les sociétés indienne, sri-lankaise et bhoutanaise ainsi que les catastrophes naturelles sont parmi les événements contraignant l’émigration de plusieurs. Dans les dernières années, une immigration économique de travailleurs et travailleuses spécialisés et de professionnels hautement qualifiés a aussi pris de l’importance.

Certains (nes) immigrés (es) sud-asiatiques sont assez mobiles et peuvent migrer rapidement d’un pays l’autre en fonction des possibilités d’emploi, d’affaires et des réseaux familiaux et professionnels. Par exemple, ceux qui sont arrivés au Québec peuvent ainsi avoir vécu dans plusieurs autres provinces canadiennes ou pays à l’extérieur de l’Asie du Sud que ce soit en Amérique, en Europe ou même en Afrique. Le nombre de Sud-asiatiques au Québec est relativement faible si on le compare à ceux observés en Ontario ou en Colombie-Britannique. Selon le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC 2008), leur faible présence et rétention au Québec s’explique par leur méconnaissance du français comparativement à d’autres groupes d’immigrants. Il n’en demeure pas moins que ce groupe est très diversifié sur le plan des origines nationales avec une légère surreprésentation masculine. La quasi-totalité des personnes d’origine sud-asiatique résident dans la région métropolitaine de Montréal, nous y reviendrons.

Démographie des femmes sud-asiatiques

Le portrait des caractéristiques sociodémographiques de ces femmes peut contribuer à déconstruire certains mythes ou, à tout le moins, à contextualiser leurs luttes sociales. Pour Chicoine, Charbonneau et al. (1997,1) la dynamique de constitution des réseaux sociaux des femmes immigrantes est indissociable du processus d’insertion dans l’espace résidentiel lié aux indicateurs démographiques.

Rappelons que dans le cadre de cet article, le groupe des Sud-asiatiques comprend toutes les personnes se déclarant de cette origine ethnique dans le recensement canadien. Pour Ledoyen (1992), la catégorisation sud-asiatique renvoie à un construit post migratoire internalisé d’un groupe racialisé. Derrière ce vocable homogénéisant, héritage d’un passé colonial, il ne faut pas nier que se cache une grande diversité culturelle. Nous avons vu plus haut que ces immigrés ont plusieurs origines (Tableau 1). Ces origines comportent une pluralité inhérente. Par exemple, une femme originaire d’une nation « arc-en-ciel » comme l’Inde, pays à forte majorité hindoue, pourrait être musulmane, sikhe ou chrétienne ou sans religion.

En 2006, on recensait 36 820 femmes d’origine sud-asiatique au Québec (Québec 2010). Certaines femmes de ce groupe sont plus isolées sur le plan linguistique en raison de leur moindre connaissance du français. Si 48 % d’entre elles déclarent connaître cette langue, 42 % connaissent l’anglais seulement et un peu plus de 10 % ne connaissent ni l’une ni l’autre de ces langues. Cette situation est attribuable au fait qu’elles sont pour la plupart des immigrées récentes provenant d’anciennes colonies britanniques où l’anglais était plus souvent utilisé comme langue d’usage par les classes moyennes et supérieures alors que le français y reste relativement peu connu. L’anglais demeure encore aujourd’hui une langue véhiculaire importante en Asie du Sud qui permet aux populations de communiquer entre elles en dépit des diversités linguistiques. Plusieurs femmes sud-asiatiques ont été admises dans les catégories de la famille ou des réfugiés et n’avaient d’ailleurs pas à démontrer les mêmes connaissances linguistiques que les immigrants admis dans les catégories économiques.

La majorité des femmes de ce groupe (67 %) sont nées à l’étranger et sont arrivées au Québec par petites vagues successives après 1976. Elles sont jeunes, près de 41 % sont âgées de moins de 25 ans et près de 34 % sont dans la catégorie des 25 à 44 ans. Ce qui représente une population beaucoup jeune que l’ensemble des femmes québécoises (30 % et 28 % respectivement). Inversement, la proportion de femmes sud-asiatiques de plus de 45 ans est moindre que dans l’ensemble de la population québécoise (25% contre 43 %). En ce qui concerne leur état civil, les statistiques révèlent que la proportion de femmes sud-asiatiques mariées est plus élevée que pour l’ensemble des femmes du Québec.

Autre caractéristique de ce groupe de femmes, sa polarisation sociale. On retrouve au plus haut niveau de l’échelle des femmes très scolarisées, qui sont des professionnelles actives dans les secteurs universitaires et des affaires et, à l’autre extrémité des femmes peu instruites au statut très précaire, travaillant dans ce que certains désignent comme les « ghettos d’emploi immigrant » soit les secteurs de la transformation, de la fabrication et des services d’utilité publique. Cette polarisation est liée, bien évidemment, à celle qui prévalait dans leur pays ou leur région d’origine et peut correspondre à leur classe sociale, à leur statut civil (célibataire, mariée, veuve) ou à la caste dont elles proviennent (Deliège 1993, Jaffrelot 2005).

Le statut économique de ces femmes peut aussi, dans bien des cas, être aussi tributaire de leur histoire migratoire individuelle et collective. Par exemple, les immigrantes de la catégorie économique, ou celles admises dans les catégories de la famille, ou des réfugiés n’auront pas les mêmes perspectives d’emploi ni les mêmes besoins. Et, parmi elles, plusieurs, même les plus scolarisées, peuvent subir une déqualification professionnelle importante lorsqu’elles immigrent au Québec.

Cette polarisation se reflète également dans la place qu’elles occupent dans la géographie québécoise. Nous avons vu plus haut que cette catégorie de personnes se retrouve surtout en milieu urbain et réside principalement à Montréal comme bien d’autres groupes d’immigrants et d’immigrantes. Parmi les minorités visibles, c’est celui qui est le plus isolé et le plus ségrégué sur le plan résidentiel. Il se concentre essentiellement dans deux quartiers pauvres soit Côte-des-Neiges et Parc-Extension, quoiqu’on observe aussi une faible dispersion dans l’Ouest de l’île de Montréal, sur la Rive sud et à Laval. (Apparicio et al. 2006 et Hou et Picot 2004). Cette concentration résidentielle est attribuable à leur arrivée relativement récente au Québec ainsi qu’à leurs difficultés d’intégration économique et linguistique qui sont associées, pour leur part, à la discrimination et au racisme (Derouin 2004).

2- Approche méthodologique

Je travaille depuis plusieurs années auprès des associations ethniques et cela m’a permis de me familiariser avec le réseau sud-asiatique. Ma recherche, réalisée dans une perspective constructiviste de l’ethnicité, portait sur le processus de structuration communautaire des immigrés de l’Asie du Sud. Ma stratégie méthodologique a comporté une analyse documentaire, sociodémographique et une enquête terrain (Fiore 2010). Cette dernière s’est déroulée de 2006 à 2007 à Montréal. Trente-neuf entretiens semi-dirigés ont été réalisés auprès de représentants (tes) d’organismes sud-asiatiques. L’échantillon comprenait presque autant de femmes (19) que d’hommes (20). Au cours de ces entretiens, une liberté de parole a été donnée aux personnes interviewées pour mieux comprendre leur point de vue, car ce que l’on sait des immigrés (es), surtout des femmes, est encore aujourd’hui parfois biaisé par le regard que leur porte la majorité.

3- Une définition du féminisme

Louise Toupin (1998) montre à quel point le féminisme est un mouvement social dynamique en constante métamorphose intégrant une diversité de courants de pensée. L’anthropologue et sociologue française Nicole-Claude Mathieu (1985, 172) en propose cette définition :

Je donnerai [….] au mot « féminisme » le sens courant et minimal de : analyse faite par des femmes (c’est-à-dire à partir de l’expérience minoritaire) des mécanismes de l’oppression des femmes en tant que groupe ou classe par les hommes en tant que groupe ou classe, dans diverses sociétés, et volonté d’agir pour son abolition.

Pour Mathieu, féministe matérialiste, cet énoncé est un point de départ. Il n’a pas pour objectif de gommer les débats internes aux mouvements des femmes qui se retrouvent de pays en pays, qu’ils soient développés ou non et capitalistes ou non (idem). Mathieu affirme que les sexes sont le produit d’un rapport social. Son vaste travail de synthèse sur les femmes et l’anthropologie a d’ailleurs permis de documenter les similitudes structurelles entre les diverses sociétés en ce qui touche les rapports hommes femmes par-delà les contextes socio-politiques spécifiques. Cet énoncé constitue une base conceptuelle me permettant d’explorer l’apport de femmes des minorités au mouvement féministe.

4- Immigrées sud-asiatiques et féminisme

Les stéréotypes concernant les femmes sud-asiatiques sont répandus. Représentées tantôt comme des déesses, tantôt comme des victimes, celles-ci apparaissent comme radicalement «Autre». Ces représentations nient l’agentivité de ces femmes et renvoient au discours colonial qui imprègne parfois même celui des féministes. D’ailleurs, la théoricienne féministe indienne Chandra Talpade Mohanty dans « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses » 1988 a bien formulé une critique de l’hégémonie discursive de la recherche féministe occidentale sur les femmes des pays du sud et de ses méthodes «eurocentrées». Elle a dénoncé l’impact socio-politique négatif de cette hégémonie sur l’autonomie de ces femmes, nous y reviendrons.

Pour contrer ce biais, le concept d’intersectionalité permet d’intégrer à l’analyse féministe des dominations liées au sexe et à la construction du genre les oppressions de race, de classe et, élément important dans les contextes sud-asiatiques, celles liées à la caste . Crenshaw (1989) professeure de droit et fondatrice du mouvement Critical Race Theory définit l’intersectionalité ainsi : « l’appréhension croisée ou imbriquée des rapports de pouvoir ». Dans une perspective critique, Kergoat (2009) suggère un autre concept pour une prise en compte plus nuancée de la dynamique des rapports sociaux. Selon elle, ces rapports ne s’additionnent pas de façon arithmétique, mais plutôt coexistent. Elle propose le concept de consubstantialité. Selon cette approche, les rapports sociaux de classe, de genre, ethnique ou de race se reproduisent et se coproduisent mutuellement. Pour Kergoat, ce terme a une valeur heuristique supérieure à celle d’intersectionalité et permet de ne pas hiérarchiser les rapports sociaux.

En dépit de ces avancées théoriques, qui rendent compte du caractère « multivarié » de l’oppression des femmes, il n’en demeure pas moins que les combats des femmes des pays du sud, notamment ceux des femmes sud-asiatiques restent méconnus. L’Asie du Sud est pourtant l’une des régions où ces luttes sont anciennes, et où les femmes ont fait, et continuent de réaliser, des percées majeures. En effet, de plus en plus de femmes sud-asiatiques, même celles des classes sociales les plus modestes, prennent aujourd’hui la parole, écrivent et narrent leur histoire. (Agarwal 2003, Bhasin et Menon 1998, Haase-Dubosc et al. (dir.) 2002, Spivak 2009, Thapar-Björkert 2006).

Cependant, l’apport des femmes sud-asiatiques de la diaspora au mouvement féministe est peu documenté au Québec. Je présenterais ici quelques éléments nous permettant de mieux le connaître. La recherche que j’ai effectuée a montré que la communauté sud-asiatique a constitué un réseau d’organisations assez structurées comptant majoritairement des organismes séculiers fréquentés par des personnes de diverses origines nationales et religions de l’Asie du Sud (Fiore 2010). J’y ai aussi décrit le rôle croissant qu’y tenaient les femmes aujourd’hui.

À titre d’exemple, je vais présenter ici le cas d’une association qui a voulu innover pour construire de nouvelles solidarités. Le Centre communautaire des femmes sud-asiatiques (CCFSA) (anciennement South Asia Community Centre SACC, Centre communautaire sud-asiatique) a été fondé en 1981 et constitue une organisation à but non lucratif. Voyons comment il s’inscrit dans le mouvement féministe. Au départ, un groupe de femmes indiennes et pakistanaises s’étaient réunies parce qu’elles estimaient que les besoins spécifiques des femmes sud-asiatiques n’étaient pas comblés par les infrastructures existantes. Selon le point de vue de l’une des fondatrices, d’une part, les organisations ethniques de cette époque étaient plutôt dominées par des hommes, et, d’autre part, les organismes féministes « mainstream » étaient contrôlés par des francophones blanches. En réponse aux consultations au sein de leur réseau, ces femmes décidèrent de créer un centre donnant des services aux femmes sud-asiatiques. Les fondatrices étaient des universitaires, notamment de l’Université McGill, originaires de divers pays de l’Asie du Sud. Leur analyse de la situation particulière des femmes sud-asiatiques se situait déjà dans une perspective féministe intersectionnelle, prenant en compte les oppressions liées au racisme, au genre et à l’appartenance de classe.

The purpose of the SAWCC was to recognize and address the challenges that South Asian women experience upon arrival in Québec. These realities include racism and sexism in the workplace and on the street, as well as marginalization and isolation in the home due to patriarchal structure of family unit. (Heidi Metha Shakti vol. 12, no 1, 2004 10)

La consolidation d’un tel organisme représentait un double défi en raison de la grande diversité nationale et de classes et de l’isolement social profond exacerbé par le choc migratoire :

Les membres fondatrices voulaient créer un réseau entre les femmes sud-asiatiques parce qu’elles viennent d’une société où les sexes sont très ségrégués…Lorsqu’on les sort de ce milieu-là et qu’on les transplante ici dans une maison où elles vivent seules avec leur mari, qu’elles connaissaient souvent peu ou du tout avant leur mariage, elles se sentent vraiment isolées d’autant plus que le mari a des contacts avec le reste de la société. (une des anciennes présidentes, CCFSA)

Dans ce contexte, l’enjeu de la participation et de la mobilisation des femmes sud-asiatiques à la vie associative revêt donc une dimension particulière. Il ne s’agit pas seulement pour elles d’avoir accès à un service, mais aussi de trouver un espace de dialogue sécuritaire : « a room of our own », selon l’une des fondatrices de l’organisme, qui reprenait les mots de Virginia Woolf en y ajoutant une note collectiviste :

The SAWCC has surrounded me with a sisterhood of supportive, dedicated, determined and inspiring women. Till today, these women remain close to me, an extended family of « chosen » relatives, in a country to which I immigrated leaving the closest family members continents away. Together, we have always believed and worked for the wellbeing of all women in a non-hierarchical manner, markedly different from society outside this community of women. (Jennifer Chew, Shakti, printemps 2002 4)

La capacité des intervenantes du centre de créer un climat de confiance, en donnant des services aux femmes dans leur langue d’origine et en organisant des activités sociales familiales et militantes, a su répondre aux besoins des femmes et assurer la pérennité de cette organisation :

Through its feminist principles, SAWCC has been successful in respecting the dizzying diversity of cultural, religious and linguistic backgrounds of the women who have migrated here from South Asia. (Gleema Nambiar, Shakti, printemps 2002, 3)

Dans ce témoignage, cette utilisatrice et militante écrit aussi que ce qu’elle a le plus apprécié du centre était qu’il « permettait à chaque femme de participer à la construction d’une communauté de femmes sud-asiatiques selon ses propres capacités et ses choix », un avantage dont elles n’avaient pas pu bénéficier dans d’autres groupes politiques. Elle ajoute qu’elle y a trouvé une force et une communauté à Montréal de façon séculière (idem).

Au cours des ans, ce centre a donné des services à des femmes originaires de l’Afghanistan, du Bangladesh, du Bhoutan, de l’Inde, du Népal, du Pakistan, du Sri Lanka, au rythme des arrivées des différentes vagues d’immigration sud-asiatiques. Ces services sont variés et recouvrent l’accompagnement, un programme d’établissement pour les immigrantes et les réfugiées, des classes de langues, des services de traduction, de la recherche d’emploi, des conseils aux petites entreprises et des interventions dans les cas de violence domestique et de problèmes de santé. Ils sont offerts en français, en anglais et dans sept langues sud-asiatiques (hindi, pendjabi, ourdou, bengali, tamoul, gujarati et pachtou). Des projets communautaires qui touchent les femmes, les jeunes et les personnes âgées sont mis en œuvre.

Le centre s’inscrit aussi dans une mouvance militante et dans des luttes locales concernant les femmes ainsi que les minorités en général. Par exemple, le CCFSA prend une part active dans les manifestations organisées à l’occasion de la Journée internationale de femmes, il a dénoncé des violences faites aux femmes et aux filles, et il a pris position relativement aux droits des personnes gaies et lesbiennes. Le centre a également assuré une représentation et présenté des mémoires aux divers paliers de gouvernement, notamment en ce qui concerne les relations entre les communautés culturelles et la police et plus récemment pour dénoncer le projet de loi 60 et les dérapages sexistes et racistes qui l’on entouré. Il a également pris position sur divers enjeux politiques internationaux, dans une perspective plus globale, en prenant position contre les guerres, conflits et violences dans des pays de l’Asie du Sud.

Les statistiques cumulatives compilées à l’occasion du vingtième anniversaire du centre indiquent que les services les plus utilisés sont ceux d’aide à l’établissement des nouvelles immigrantes et réfugiées (986), d’aide aux femmes vivant de l’isolement et de la solitude (672), aux femmes victimes de violence familiale ou de violence organisée (60), aux femmes victimes de violence conjugale (45). (Shakti, vol. 12, no1 2004 11). Les interventions du CCFSA sont donc extrêmement variées et réalisées en partenariat avec les institutions locales comme les CLSC, les centres locaux d’emploi (CLE), la ville de Montréal et le gouvernement du Québec. Elles se situent toutefois à l’extérieur du spectre parfois limité des organismes à but non lucratif qui bénéficient d’un financement stable par l’État. D’autant plus que la défense des droits et la mobilisation politique y demeurent à l’avant-plan.

L’approche du CCFSA est donc holistique. Plusieurs secteurs d’interventions sont pris en compte : immigration, intégration, droits des femmes, violence faites aux femmes, intervention psychosociale. Cette pluralité d’interventions, si elle présente un avantage pour les usagères et militantes du centre, a constitué un élément qui a pu nuire à son financement récurrent. En effet, les membres fondatrices œuvraient plutôt dans les milieux anglophones, moins branchés sur le mouvement féministe mainstream. Le CCFSA a donc dû déployer des efforts considérables pendant de nombreuses années pour trouver des sources stables de financement et bénéficier d’un endroit véritablement adapté à ses besoins. Au départ, les membres se réunissaient dans les logements des fondatrices, plus tard la municipalité leur a prêté des locaux pour un prix modique.

Par la suite, pour pallier à cette précarité, le CCFSA a recentré ses interventions et étendu son réseau en s’associant de façon formelle à la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Il a modifié sa mission et son appellation. En 1989, le Centre communautaire sud-asiatique devient le Centre communautaire des femmes sud-asiatiques et le préambule de sa charte est modifié pour réaffirmer son engagement à favoriser l’empowerment des femmes et de leurs familles. Ce changement reflétait son évolution interne relativement à l’approche féministe ainsi que celle de la communauté sud-asiatique. Si, à ces débuts, les fondatrices craignaient que la seule mention de centre de femmes puisse éloigner certaines usagères, il n’en est plus ainsi aujourd’hui.

Cependant, un cheminement restait à faire pour être reconnu par le mouvement féministe mainstream. Madeleine Parent, syndicaliste et féministe de la première heure, a joué un rôle de mentorat à cet effet. L’un des premiers moments de cette collaboration avec la FFQ a été vécu lors de la Marche mondiale des femmes en 1995 où le CCFSA a participé avec le Centre des femmes italiennes et plusieurs organisations des populations issues de l’immigration. Cette marche du Pain et des roses a ainsi consisté partiellement en une ouverture à la situation des femmes immigrées (Lamoureux 2011). Parallèlement, le CCFSA a fait des démarches pour être reconnu par le Regroupement des centres de femmes du Québec (RCFQ). Cette reconnaissance était cruciale pour bénéficier d’un financement récurrent par le gouvernement du Québec. Près de trois ans se sont écoulés avant que le centre n’obtienne son statut. Les résistances étaient fortes relativement à certaines particularités de son mode de fonctionnement :

Cela nous a pris des années pour leur faire comprendre qu’une femme sud-asiatique se perçoit dans un contexte familial. Il y a vraiment des incompréhensions culturelles majeures autour de l’individu versus la collectivité parce que les sociétés sud-asiatiques sont plus collectivistes comparativement aux sociétés occidentales. (ex-présidente, CCFSA)

Le CCFSA est aujourd’hui reconnu par le RCFQ et peut bénéficier d’un soutien financier récurrent annuel du ministère de la Santé et des Services sociaux. Toutefois, près de trente ans après sa création, l’originalité de cette démarche féministe portée, dès le départ, de façon autonome, au-delà des « frontières » ethnoculturelles des différentes identités sud-asiatiques dans une démarche séculière et citoyenne, ne fait pas couler beaucoup d’encre.

Conclusion

…si l’on veut intégrer toutes les femmes dans l’histoire et pas uniquement celles qui peuvent bénéficier des politiques néolibérales de « diversification » des élites, il faut faire émerger l’ensemble de ces expériences et montrer qu’hier comme aujourd’hui, l’émancipation des femmes ne peut se faire au prix du racisme qui permet à certaines d’être plus égales que d’autres. (Diane Lamoureux 2011,7)

Le cas de ce centre communautaire nous a permis d’explorer l’une des facettes de la participation des femmes des minorités au mouvement féministe. Cet organisme militant, progressiste et séculier a été constitué par des femmes sud-asiatiques qui collaborent entre elles depuis plus de trente ans. Ces femmes provenaient d’une diversité de pays et de classes et leur point commun était de vouloir gagner plus d’autonomie. L’originalité de leur conception consiste à créer un espace de dialogue sécuritaire et égalitaire, un carrefour de militance où des préoccupations locales et internationales se rencontrent grâce à une diversité d’approches. Elles ont adopté au cours des ans une posture voulant s’insérer à la fois au sein du mouvement des femmes « mainstream » tout en cherchant à amener ce dernier à se décentrer par rapport à une logique eurocentrée de promotion des intérêts catégoriels des femmes. La lutte contre les violences familiales, la précarité et les actions concrètes pour joindre les femmes les plus vulnérables de tous les âges par des interventions et des projets visant à leur plus grande autonomie sont appréciables. Cependant, le développement de ce centre, voire sa survie, demeure encore fragile. Sa voix, étant somme toute, peu connue ou re-connue tant au sein du mouvement féministe que dans la société en général. Cette précarité serait-elle la résultante de l’ambivalence du féminisme québécois face au discours postcolonial à laquelle faisait référence Diane Lamoureux (2011), fruit d’une société où les paradoxes du discours colonialiste restent vivaces et porteurs de discriminations?

Anne Casting, (2014), s’interroge, pour sa part, sur la manière de libérer le discours féministe d’une pensée monolithique et eurocentrée pour édifier un féminisme qui pourrait tenir compte des spécificités culturelles et identitaires sans être piégés dans un essentialisme figé mais qui serait lié, plutôt, à une perspective interactionniste et historique. Elle se questionne sur la possibilité de parler des femmes sud-asiatiques, sans parler pour elles, en les réduisant à l’archétype « épouse docile ou déesse vengeresse ». Talpade Mohanty dans un retour critique sur son article de 1986, que j’ai cité plus haut, est devenue plus optimiste et reconnaît les progrès accomplis par les femmes des minorités pour faire entendre leur voix et influencer le discours et l’action féministe. Pour elle, le féminisme est sans frontière. La prise en compte des différences nous permet aussi de rendre compte de l’universel :

In knowing differences and particularities, we can better see the connections and commonalities because no border or boundary is ever complete or rigidly determining. The challenge is to see how differences allow us to explain the connections and border crossings better and more accurately, how specifying difference allows us to theorize universal concerns more fully. (Mohanty, 2003, 6)

D’après elle, la montée du fondamentalisme religieux ainsi que la globalisation de l’économie mondiale avec son exploitation accrue des femmes et de l’environnement, minent l’espace démocratique et constituent autant de nouveaux défis à l’égalité entre les femmes et les hommes. Raison de plus pour construire de nouvelles solidarités et imaginer de nouvelles alternatives d’actions féministes laissant à toutes les voix la possibilité de se faire entendre.

Remerciements

À Gabriella, qui m’a apporté un nouveau regard sur le féminisme.

Notes

1 Statistiques Canada, Enquête Nationale auprès des Ménages, 2011, http:// www12.statcan.gc.ca/nhs-enm/2011/dp-pd/prof/index.cfm?Lang=F
206 SECTION II, Femmes et Féminismes d’ici et d’ailleurs

2 La loi canadienne sur l’équité en emploi définit les minorités visibles comme des personnes, autres que les autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche. Pour plusieurs, cette catégorisation pose des problèmes d’ordre politique et opérationnel. Nous l’utilisons ici à des fins statistiques.

3 La donnée origine ethnique correspond au nombre de répondants ayant déclaré une origine précise, soit unique ou multiple. Un répondant peut avoir plus d’une origine. Il peut s’agir de l’origine d’un parent, de deux parents ou de l’ascendance des grands-parents ou ancêtres. La somme de toutes les réponses est donc plus grande que l’estimation de la population

4 Les analyses sociodémographiques croisées sont basées sur les données du recensement 2006 ont été utilisées ici car les données statistiques de l’enquête de 2011 étaient encore préliminaires au moment de la rédaction de cet article.

5 Le terme caste emprunté au portugais casta désigne des catégories sociales hiérarchisées répandues en Asie du Sud. Leur signification religieuse apparaît dans l’un des textes fondateurs de l’hindouisme mais leur réalité sociologique est complexe se retrouvent même chez les musulmans. Ce système, nommé jati en Inde compte des milliers de sous-groupes différents selon les régions. Il a connu et continue de connaître des changements importants selon les pays et les époques. Il a été aboli officiellement en Inde dans les années 1960 mais subsiste et a un impact économique, social et politique considérable notamment sur les mariages.

6 L’appellation anglaise est « South Asian Women’s Community Centre » (SAWCC) voir leur site Internet à l’adresse suivante : http://www.sawcc-ccfsa.ca/ EN/

Références

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