Anpil fanm tonbe, n’ap kontinye vanse ; luttes féministes en Haïti

Par Denyse Côté

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In private life most people are fairly realistic. When one is making out one’s weekly budget, two and two invariably make four. Politics, on the other hand, is a sort of sub-atomic (…) word where it is quite easy for the part to be greater than the whole or for two objects to be in the same place simultaneously. George Orwell(1946)

L’importance du mouvement féministe haïtien est mal connue au Québec. Les images sensationnalistes des média de masse qui envahissent notre imaginaire masquent, entre autres, un mouvement de femmes au cœur des luttes politiques et sociales contemporaines. Cet article prétend lever le voile sur quelques éléments de cette histoire afin de mieux en saisir la nature, la force ainsi que l’ancrage. Il abordera aussi les obstacles qu’a connu ce mouvement suite au séisme de janvier 2010, en particulier les retombées dé-structurantes du stéréotype misérabiliste importé par les contingents d’aide.

1. Une riche histoire de lutte pour l’égalité et la démocratie

L’histoire des luttes féministes en Haïti est aussi celle de la lutte pour la démocratie et contre les ingérences étrangères. La violence de l’État (Basu, 1995) et celle des forces étrangères ont catalysé le mouvement féministe haïtien tout autant que la violence domestique et personnelle. L’alternance de périodes plus ouvertes et plus répressives a suscité cette prise de conscience féministe de la violence ; celle-ci a été nourrie à son tour par ses liens transnationaux (Charles, 1995), ses interventions-terrain et son génie stratégique.

Ainsi, dès 1926, à la demande de sa section haïtienne, la Ligue internationale des femmes pour la paix dépêchera un comité d’enquête sur l’occupation militaire des États-Unis (1915-34). Par la suite, en 1934, malgré les blocages du gouvernement de l’époque, la Ligue féminine d’action sociale fut formellement créée, initiant dès lors une série d’activités : éducation civique des femmes, cours du soir pour les ouvrières, caisse coopérative populaire, conférences à travers le pays, création de bibliothèques, ouverture d’un foyer ouvrier, pétitions aux instances concernées pour l’ouverture d’écoles pour filles, réclamation d’un salaire égal pour un travail égal. Pendant plus de 25 ans, ses militantes réclameront des libertés démocratiques dont l’émancipation des femmes ; elles s’associeront pour ceci à d’autres organisations comme le Comité d’Action Féminine, n’hésitant pas à gagner la rue et à défier les matraques policières. Elles feront tant et si bien qu’elles obtiendront, en 1950, le droit de vote pour les femmes qui, ironiquement, sera exercé pour la première fois en 1957 lors de l’élection du dictateur François Duvalier. Celui-ci les fit rapidement arrêter, disparaître et torturer, réduisant ainsi la Ligue au silence. L’une des premières victimes du régime fut une membre de la Ligue .

Fort de l’esprit indépendant des Haïtiennes, le mouvement féministe reprendra le devant de la scène à la chute de Duvalier en 1986, porté par une nouvelle génération et par certaines leaders revenues de l’exil, nourries des mouvements nord-américain et européen et inspirées par un contexte international modelé par la Décennie des Nations-Unies pour les femmes (1976-85). Ainsi, par exemple, certaines des leaders de deux des organisations au cœur de ce renouveau, Solidarite Fanm Ayisyèn – SOFA) et Kay Fanm (Maison des femmes), revenaient de l’extérieur (Burton, 2004) où elles avaient milité au sein de groupes féministes. Le coup d’envoi de ce renouveau sera sans contredit l’appel à manifester pour la démocratie et les droits des femmes lancé deux mois après l’exil de Jean-Claude Duvalier (Baby Doc) par des militantes et qui réunit dans une marche à Port-au-Prince plus de 30 000 femmes le 3 avril 1986.

De plus, durant cette période, de nombreuses organisations de base virent le jour : le premier refuge pour femmes victimes de violence fut créé (KayFanm), et on dénombrait par la suite 400 groupes locaux de femmes paysannes, en plus d’importants groupes nationaux tels EnfoFanm, les sections femmes du Mouvement paysan de Papay (MPP) et de la Confédération nationale des éducateurs et éducatrices d’Haïti (CNEH), et le Centre de promotion des femmes ouvrières (CPFO). Ce foisonnement d’organisations ne se limitait pas au mouvement féministe; il mena au « déluge » populiste du mouvement Lavalas et à la première élection d’Aristide, contre les préférences des États-Unis (Burton, 2004).

Huit mois après son élection cependant, le général Cédras chassa le président Aristide du pouvoir après un coup d’État militaire, marquant le rejet de ce dernier par les élites économiques traditionnelles du pays. La plupart des militantes féministes prirent alors le chemin du marronnage et les abus aux droits humains, en particulier le viol comme méthode de répression, augmentèrent de façon dramatique (HRW, 1995). Les organisations féministes haïtiennes à l’intérieur comme à l’extérieur du pays firent circuler des informations sur ces abus du régime de même que sur l’inertie des agences internationales à ce sujet. Au risque souvent de leur propre vie, les féministes continuèrent à offrir refuge et assistance directe aux victimes.
De plus, toujours sous le régime militaire, elles dénoncèrent publiquement en mars 1993, lors de la première Rencontre nationale sur la violence faite aux femmes, le nombre croissant de viols et d’autres violations de nature politique commis par les forces de sécurité sur les femmes et sur les leaders féministes. Elles incitèrent ainsi les organisations internationales à documenter le viol en Haïti comme arme de répression et forcèrent par la même occasion la fin de ce tabou sur la violence intime contre les femmes (Fuller, 1999). Pendant cette période, elles continueront aussi à travailler d’arrache-pied à conscientiser et à former des femmes, analphabètes, appauvries ou encore de classe moyenne (Charles, 1995 ; Bell, 2001).

À la demande des États-Unis, la fin du régime militaire de Cédras et le retour à la présidence constitutionnelle d’Aristide furent accompagnés, en 1994, du débarquement d’une force militaire multinationale. Les groupes de femmes profitèrent de ce nouvel espace démocratique pour obtenir la création du Ministère de la condition féminine et aux droits des femmes (MCFDF), sa première titulaire étant choisie parmi une des leurs . Sous l’instigation du mouvement féministe, le gouvernement haïtien ratifiera aussi la Convention interaméricaine Belem do Para pour l’éradication de la violence faite aux femmes (1994) et participera à la Conférence de Beijing en1995. Sur la scène nationale, la Commission Nationale de Vérité et de Justice (1994-96) se penchera aussi sur les crimes commis contre les femmes pendant le coup d’État militaire. Mais le gouvernement haïtien ne mettra pas en pratique les recommandations de cette Commission. Le mouvement féministe organisera donc la riposte en 1997 avec un Tribunal international symbolique contre la violence à l’égard des femmes en Haïti Fuller, 1999 ; Côté, 1997). Celui-ci entendra des témoignages de femmes victimes de violences politiques et domestiques ; son panel de juges, d’expertes internationales et de représentantes d’associations de la société civile haïtienne recommandera des modifications fondamentales au système judiciaire, aux pratiques policières, ainsi qu’aux services socio-sanitaires nationaux. Il recommandera également au gouvernement de préparer, de concert avec la coalition d’organisations féministes, une loi sur l’élimination de toute forme de violence faite aux femmes (Fuller, 1999).

Malgré les obstacles croissants rencontrés sous le deuxième mandat d’Aristide (2000-2004), les organisations féministes s’activeront à la mise en œuvre de ces recommandations. Désormais fédérées au sein de la CONAP (Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes), elles dénonceront aussi en octobre 2003 les chimères responsables de violences politiques spécifiques aux femmes et du meurtre d’une militante (CONAP, 2004). Le départ forcé du président Aristide en février 2004 sous l’auspice des grandes puissances représentera pour plusieurs une certaine victoire en matière de droits des femmes, mais symbolisera aussi, par la même occasion, une ingérence américaine inadmissible (Burton, 2004). Sous les auspices du MCFDF, le mouvement féministe réactivera alors certains dossiers suspendus : projets de lois sur les agressions sexuelles, sur les travailleurs et travailleuses domestiques et sur la paternité responsable. Le décret-loi criminalisant le viol sera officialisé en août 2005 : il harmonise certaines lois nationales avec les conventions internationales ratifiées par Haïti. Un colloque international sur la citoyenneté des femmes haïtiennes se tient en 2005 et le principe d’un quota d’au moins 30% est établi dans la loi électorale de 2006.

Parallèlement, la CONAP dénonce les viols individuels et collectifs perpétrés par des soldats de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH). Elle réussira ainsi à faire reconnaître les faits par l’ONU dans certains cas, entre autres celui de soldats sri-lankais et uruguayens. La CONAP initiera aussi la mise en place d’une structure mixte regroupant les représentantes de l’État, des institutions internationales, des ONGI et des associations féministes: la Concertation nationale contre les violences faites aux femmes. L’objectif est ici de réunir, en un seul lieu, différents partenaires travaillant contre ces violences, il consiste aussi à harmoniser les outils d’intervention disponibles (fiche unique pour documenter les cas de violence de genre, certificat médical) et à s’assurer de la cohérence des interventions dans une perspective de prise en charge et d’accompagnement efficace des victimes.

Par ailleurs, suite au séisme, les organisations de la CONAP ont réalisé des interventions préventives dans les quartiers populaires et dans les camps de personnes déplacées. La Concertation nationale a organisé, outre sa traditionnelle campagne annuelle nationale de sensibilisation, un ensemble de formations, élaboré le second Plan national 2012-2016 de lutte contre les violences faites aux femmes (MCFDF 2011) elle aussi mis sur pied un colloque pour les intervenantes/intervenants et décideurs/décideuses politiques, en janvier 2012, en vue d’une politique publique contre les violences faites aux femmes et aux filles en Haïti (CNVF et al., 2012). Enfin, les féministes ont participé activement aux travaux du MCFDF sur l’avant-projet de loi cadre sur les violences faites aux femmes (Joachim, 2012).

2. Intervention humanitaire et thérapeutisation des femmes haïtiennes

La communauté internationale , diaspora, ONGI et contingents internationaux font partie depuis longtemps du paysage politique haïtien et constituent une réalité incontournable pour son mouvement féministe. Celui-ci avait su tirer profit, avant le séisme, des liens forgés dans l’exil et sur le sol haïtien avec différents acteurs internationaux, faisant appel aussi aux instruments internationaux pour légitimer leur action auprès des autorités nationales. Cependant l’arrivée massive de contingents internationaux suite au séisme transformera radicalement l’échiquier politique.

L’aide concrète des contingents humanitaires et des ONGI (eau, latrines, nourriture, soins médicaux, etc.) a certes été providentielle pour une population habituée à moins de considération de la part des autorités nationales. Elle a également été généreuse, les ONGI offrant aussi de l’emploi à des centaines d’Haïtiens et Haïtiennes. Mais elle a cependant produit d’importants effets secondaires. Ainsi la capitale a une fois de plus semblé envahie par des forces d’occupation : véhicules de l’ONU omniprésents, ONG partout visibles avec leurs 4X4 neufs, nouveaux locataires et consommateurs au fort pouvoir d’achat, flambée des prix, pénurie de logements. Les contingents de la MINUSTAH ont aussi introduit accidentellement le choléra, provoquant plus de 8000 décès, plus de 60 000 malades et un danger permanent d’infection dans ce pays aux installations sanitaires déficientes. Les agressions et transactions sexuelles des contingents étrangers se sont multipliées, souvent camouflées par des autorités internationales paradoxalement engagées dans une lutte contre les violences sexuelles. En bout de ligne, l’intervention humanitaire augmentera non seulement la dépendance de la population haïtienne envers l’aide internationale mais sabotera aussi de larges pans l’économie locale et du tissu social.

Ce sont des contingents américains armés qui, dès le 13 janvier 2010, prennent le contrôle des opérations d’aide à Port-au-Prince. Les décisions importantes seront désormais prises en dehors du pays et la communauté internationale continuera à regarder Haïti de loin, à s’intéresser aux chiffres, aux bilans, aux statistiques plutôt qu’aux dynamiques nationales. Après le séisme, pour cause d’urgence et d’efficacité, les Haïtiens et Haïtiennes n’auront donc plus grand chose à dire. Car le Président Préval fera même voter une loi d’urgence lui accordant de grands pouvoirs. L’ex-président des États-Unis, Bill Clinton, siègera à la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti(CIRH) à travers laquelle passeront les milliards d’aide promise; selon tous les observateurs, son influence sera prépondérante. De plus, l’esprit technocratique des contingents étrangers imposera son leadership à plusieurs niveaux. Par ailleurs, sans compter les milliers de blessés et de morts qu’il a entraînés, le séisme exacerbera plusieurs des problèmes déjà présents. Comme dans toute mobilisation humanitaire, on assistera aussi, par la même occasion, à un emballement médiatique, au sensationnalisme, à la simplification des messages, à la culture de l’urgence ainsi qu’à une désorganisation de l’aide humanitaire.

L’ingérence dans les affaires internes du pays sera légitimée par les instances internationales dans le but avoué de mettre fin à la souffrance physique causée par le séisme et la vulnérabilité de l’État haïtien. Qualifiée de thérapeutique par McFalls (2010),cette intervention est construite autour d’un discours sur le trauma qui produit à son tour de nouvelles pratiques militaires et bureaucratiques, justifiant l’action étrangère en sol national et produisant, à la limite, une nouvelle subjectivité de victimes au sein de la population haïtienne.

Les contingents internationaux véhiculeront donc cette perception des femmes haïtiennes comme victimes, ignorant tout du riche parcours des organisations féministes, de leur combativité et de leurs acquis. La perception des humanitaires sera plutôt forgée à même les informations véhiculées par les média occidentaux, les horreurs dont ils sont témoins, l’extrême pauvreté de la population ainsi que la désorganisation des institutions et des infrastructures haïtiennes. Elle prendra ancrage également dans une représentation angélique des actions humanitaires et dans cette image stéréotypée des populations haïtiennes comme des victimes (Corbet, 2011), incapables de se sauver elles-mêmes (Peck, 2013). Les femmes haïtiennes seront aussi perçues et décrites comme d’impuissantes victimes du séisme et de la pauvreté et non pas comme des survivantes ou des citoyennes de plein droit (Horton, 2012). L’aide humanitaire se structurera autour de cette image centrale au financement et à l’intervention des ONGI, tant pour ses levées de fonds en Occident que pour le financement de ses programmes. Dans cette économie politique du trauma (Caple James, 2010) les femmes récipiendaires de l’aide seront donc
extracted, transformed, and modified through humanitarian intervention and (will) become a source of profit and power for intervening organizations. (Caple James, 2004 : 135)

Par la même occasion, cette conception qui présente les femmes haïtiennes comme des récipiendaires d’aide les présente également comme des garantes du tissu social local ainsi que de la continuité suite au séisme et au déplacement : elles permettront aux familles et aux communautés de passer au travers de cette parenthèse temporaire, et de retourner à l’état antérieur. Or, d’une part, une catastrophe naturelle et la présence soutenue de contingents humanitaires sur le sol d’un pays ont plutôt des effets durables. D’autre part, ces femmes sont transformées par le discours des ONGI et des contingents humanitaires en symbole du soutien à l’humanité toute entière, de l’abnégation, de la famille et de l’éducation (Corbet, 2011), substituant ici la représentation de la victime à celle d’actrice sociale. Cette représentation objectifie et subjugue les femmes haïtiennes qui apprendront par la suite à faire usage des ressources offertes par l’humanitaire avec détermination et créativité, adoptant souvent cette image de victime pour se qualifier et recevoir l’aide.

Cependant, de telles représentations victimisantes ont eu pour effet de reléguer le mouvement féministe haïtien dans l’ombre, alors qu’il avait réussi, au cours des périodes précédentes, à imposer chez ses compatriotes et auprès des partenaires internationaux l’image de femmes résistantes et citoyennes. De plus, ces représentations ont créé de nouveaux obstacles pour le mouvement et ses militantes déjà lourdement hypothéqués par le séisme. Ainsi, plusieurs ONGI humanitaires, média ou contingents onusiens ne se sont-ils pas mis en lien avec le mouvement féministe. Ils l’ont même souvent ignoré ou instrumentalisé à leurs propres fins : celles de promouvoir une activité, d’obtenir des fonds, de vendre des copies de journaux, de légitimer une intervention auprès de bailleurs de fonds ou de capitales étrangères. Nous illustrerons dans les prochaines lignes certains mécanismes à l’œuvre dans la construction de cette image déformée du mouvement féministe haïtien.

Le premier cas est celui d’un grand média montréalais qui, à l’automne 2010, a publié à la une l’horrible histoire d’une agression conjugale à l’acide. Il offre une photo en gros plan de la femme défigurée, et ce, en dépit des mises en garde de l’organisation féministe qui avait facilité le contact. Suite aux critiques de lecteurs québécois, dégoutés par le sensationnalisme de cette mise en page, l’équipe éditoriale justifie sa décision le lendemain en alléguant l’absence de soutien disponible aux femmes haïtiennes ainsi que leur extrême vulnérabilité. Or ceci est complètement faux. Les attaques à l’acide sont rares en Haïti. Cette femme a été accompagnée et soutenue par les intervenantes d’une organisation féministe pendant de longs mois. Ce sont même elles qui ont, à la demande de la journaliste, fait le pont avec la victime. Enfin, signalons que ces intervenantes haïtiennes en violences ont même citées dans l’article que les chefs de pupitre ne semblent même pas avoir lu attentivement.

Le deuxième cas illustre une forme particulière de tentative d’instrumentalisation des groupes féministes haïtiens par certaines organisations étrangères. Il s’agit d’une ONGI désirant participer activement à l’élan humanitaire pour Haïti, mais sans lien antérieur avec le pays. Cette ONGI annonce donc publiquement la tenue à Port-au-Prince d’un évènement public sur la violence faite aux femmes. Elle diffuse par la même occasion les noms de partenaires de cet évènement, parmi lesquels figure celui de groupes féministes haïtiens bien établis et à la réputation impeccable. Le problème? Ces groupes féministes n’ont jamais consenti à un tel partenariat et avaient clairement exprimé leur désaccord. Ils ont été forcés de dénoncer publiquement le fait dans un journal national (Magloire et Joachim, 2011).

Le troisième cas est encore plus invraisemblable. Ses retombées se font sentir encore aujourd’hui puisqu’il a profondément marqué l’imaginaire occidental. Il s’agit d’un éditorial publié dans un quotidien américain influent alléguant l’apparition d’une épidémie de viols dans les camps de déplacés de Port-au-Prince (New York Times, 2011). Bien qu’elle n’était fondée sur aucune enquête journalistique ou donnée vérifiée, la nouvelle a pourtant fait la une à travers le globe, reprise intégralement par l’ONU (2011) et par des organisations internationales de défense des droits réputées (HRW, 2011). Or, elle ne correspondait d’aucune façon aux rapports des intervenantes en violence présentes dans les camps de déplacés, ni aux statistiques officielles disponibles sur la question. L’ONU ne semble même pas connaître l’existence de ces statistiques (MSPP, 2012). Elle écrivait ainsi que

Malgré l’absence de données quantitatives, il est généralement accepté que la violence sexuelle (…) contre les femmes et les filles est généralisée dans les camps (de déplacés) en Haïti et en augmentation (ONU, 2011 : 4). (emphase ajoutée)

Cette acceptation générale à laquelle réfère ce document de l’ONU s’appuie uniquement sur des représentations occidentales non corroborées, conjuguées à l‘idée générale, véhiculée dans la documentation sur la question, concernant l’augmentation de la violence suite à une catastrophe. En fait, selon les principaux groupes féministes haïtiens intervenant en violence dans les camps et en dehors de ceux-ci, ceux-là mêmes qui participent depuis plusieurs années à l’effort de cueillette de données sur la violence faite aux femmes en Haïti, il y aurait bel et bien eu augmentation de la violence suite au séisme, mais celle-ci ne se serait pas concentrée ou encore moins limitée aux camps de déplacés (CNVF, 2011). De surcroît, c’est l’augmentation de la violence conjugale qui aurait été plus importante que celle des violences sexuelles, et l’épidémie de viols dans les camps serait une pure fabrication (Magloire et Joachim, 2011). Cette fausse représentation n’a fait que renforcer, auprès des Occidentaux, l’idée, fausse elle aussi, de l’absence d’intervention endogène en matière de violence faite aux femmes en Haïti. Elle justifiera aussi, par la suite, plusieurs interventions d’OI et d’ONGI. Elle repoussera par le fait même dans l’ombre les multiples autres situations désastreuses vécues par des femmes et des filles haïtiennes dans les camps gérés par les ONGI mais aussi en dehors de ceux-ci, augmentant d’autant leur vulnérabilité qu’elle concentrera l’attention humanitaire uniquement sur les camps de déplacés gérés par les ONGI. Un seul coup médiatique aura ainsi réussi à rayer dans l’imaginaire occidental toutes les interventions des féministes haïtiennes et renforcé l’idée, à la limite du racisme, d’une société haïtienne s’adonnant impunément aux pires violences envers ses femmes (Magloire et Joachim, 2011).

Dans son rapport de 2011 sur Haïti, Amnistie internationale recommandera même au gouvernement haïtien d’encourager la « participation élargie et efficace des femmes dans la conception et la mise en œuvre de stratégies de luttes contre la violence faite aux femmes » (AI, 2011). Cette recommandation souligne à elle seule l’ignorance de beaucoup d’intervenants étrangers quant aux dynamiques locales et nationales et de son effet dévastateur sur le mouvement féministe haïtien qui porte le dossier de la violence à bout de bras depuis plus de 35 ans.

Pourtant, comme partout au monde en de telles circonstances, les dirigeantes féministes en Haïti ont développé un système de solidarités réciproques, de valeurs communes et de stratégies d’intervention. Suite au séisme, elles ont rebâti ces solidarités de façon à absorber le choc, reprendre leurs repères, soigner leurs blessures et répondre aux besoins quotidiens des populations qu’elles déservent. Elles n’ont profité que très marginalement de l’aide humanitaire, celle-ci étant destinée aux plus démunis qu’elles. Malgré des conditions matérielles et humaines extrêmement difficiles et avec les moyens du bord, elles ont repris rapidement leurs activités, remédié aux dégâts matériels de leurs associations (locaux et archives détruits ou sérieusement endommagés), repris leurs activités de soutien, de sensibilisation et de défense des droits des femmes, réactivé dans la mesure du possible les liens avec les bailleurs de fonds étrangers, appuyé les militantes et employées associatives plus affectées qu’elles. Elles ont été sur-sollicitées à titre de partenaires locaux par des ONGI, plus souvent qu’autrement dans un rôle de chevilles ouvrières d’un agenda qui n’était pas le leur. Elles ont surmonté de nouveaux obstacles dans l’obtention de fonds étrangers d’urgence: apparition de nouvelles règles du jeu, dépôt de nouveaux projets, nouvelles exigences administratives dépassant leurs capacités logistiques désormais plus limitées.
Elles ont rebâti leur aire d’influence locale et nationale. Les OI et les ONGI du sous-cluster violence ne les ont cependant ni consultées ni convoquées.

Arrivée de nombreux mois plus tard, une invitation du sous-cluster violence a été refusée par les militantes féministes haïtiennes : ce sous-cluster ne traitant pas des priorités haïtiennes en matière de violence, les discussions s’y tenant en anglais, ce que les militantes refusaient par principe. Les féministes haïtiennes ont notamment critiqué la non prise en compte d’une référence nationale que constitue le 2ème Plan national de lutte contre les violences de genre ainsi que les outils développés par la Concertation nationale contre les violences faites aux femmes.

Conclusion

Les idées ont toujours des conséquences (Halimi, 2006) : nous en avons ici une illustration malheureuse. Le mouvement féministe haïtien s’est battu pour transformer les conceptions, lois et pratiques patriarcales ayant cours en Haïti. Mais l’intervention humanitaire a radicalement transformé l’échiquier politique et économique. Cette intervention massive s’est sédimentée à une présence militaire de la MINUSTAH. Puis le battage médiatique humanitaire a fixé, dans l’imaginaire occidental, les femmes haïtiennes en victimes et en dépendantes de l’aide étrangère. Cette représentation thérapeutique a servi de justification à une incursion étrangère sur le territoire haïtien et s’est avérée dé-structurante pour le mouvement féministe haïtien. La violence sexuelle a été intégrée à l’économie politique du trauma entourant l’assistance aux victimes. Les programmes de réhabilitation du réseau humanitaire exacerbent les conflits autour de ce statut de victime, dans un contexte de perpétuation de l’insécurité et d’une misère qui affectent particulièrement les femmes (Caple James, 2004).

Or, l’esclavage a été aboli par la révolte des esclaves et les femmes doivent leurs propres avancées aux luttes qu’elles ont menées. En situation de catastrophe écologique, il faut admirer le courage de ces femmes qui ont tout perdu et qui ont, malgré tout, fait face à de nouvelles embûches dans un contexte où la communauté internationale possède un immense pouvoir de dé-légitimation des mouvements sociaux endogènes. L’intervention humanitaire en Haïti doit ainsi être analysée à la lumière d’une grille féministe levant le voile sur l’utilisation de fausses idées de la féminité, dans le cadre d’un ordre international en pleine transformation (Enloe, 2001).

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