Les voisines (extraits)

Par Louise Desjardins

 

Cinquième année 

 

Ma maîtresse habite dans un 1 pièce
chez madame Beaudry
à trois maisons de chez nous
quand elle sort avec son fiancé
le jeudi soir un bon soir
elle porte sa robe strapless
qui lui fait une craque 

Au mois de mai elle se berce
sur son perron pour suivre
le soleil qui s’orange
au-dessus du champ
de baseball
et des sheds à charbon
ma maîtresse me parle
et en même temps
je danse à la corde sur le trottoir

C’est la star de la 11e Rue
mais à l’école c’est différent
avec sa langue elle pousse
son dentier qui navigue
dans ses joues
entre les concours de calcul mental 

Je suis nulle en calcul mental.

 


Les petits pains 

 

La mère de mon amie
m’accueille
tous les matins
je reste des heures
dans sa cuisine couleur laitue
elle claudique entre le poêle à bois
et la glacière qui sent le bran de scie

Ses petits pains dodus
droit sortis du four
me fondent dans le cœur

Un jour autour de ses yeux
il y a du violet et du jaune
son mari boit trop ne va plus là
dit ma mère et j’y retourne

Un matin elle enfonce
dans un trou d’eau brune
un sac de patates
grouillant de chatons
qui miaulent et qui pleurent

Va-t’en me dit-elle
la chatte a eu trop de petits
on peut pas les garder

 

Les trains de la mine 

 

Au bout de la onzième
à côté du champ de slag
collée sur les tracks
il y a la maison neuve pas finie
de mon amie Sandra

Son père est italien
il ne parle que l’anglais
sa mère est canadienne
elle casse son français

Des après-midi de pluie
nous montons dans sa chambre
pour avancer son casse-tête
du Colisée de Rome
en mille morceaux
à même le plancher de plywood

On entend le bruit
des wagons de minerais
qui avancent et reculent
sur les tracks de l’Ontario Northland
ça me bourdonne dans les oreilles
mais ça ne dérange pas Sandra
elle est habituée

Elle veut que je soupe chez elle
ma mère ne veut pas
on ne sait pas ce qu’ils mangent
ce sont des étrangers dit-elle

 

Porte-poussière 

 

Sur le piédestal de son perron
elle reçoit les enfants
son corps immense
comme un havre

Ses filles balaient le plancher
à tour de rôle
ramènent leur butin
dans le porte-poussière

Croûtes de pain
running shoes
pêle-mêle
que faut-il garder

Elle me parle
de ses voyages en train
de Normétal
là d’où elle vient

Les gars jouent au baseball
dans le terrain vague
devant les sheds à charbon
la chicane commence
j’ai touché au but
non tu y as pas touché
elle crie de sa voix d’homme
mon petit déplaisant
reviens sur le trottoir tusuite
tu vas avoir la volée
quand ton père va revenir

Un jour elle revient de Montréal
elle s’est fait opérer pour le cœur
elle a une crise cardiaque
en descendant de l’autobus

La rue est dépeuplée

 

Biographie

Native de Rouyn-Noranda, Louise Desjardins a publié, depuis 1983, une dizaine de recueils de poésie, dont La 2e Avenue (Hexagone, 1995) et Ciels métissés (Écrits des Forges, 2014). Traductrice de poésie, de deux recueils de Margaret Atwood entre autres, elle a par ailleurs écrit des nouvelles et sept romans dont La Fille de la famille  (Boréal, 2020) et La Love (Leméac, 1993 et BQ, 2001) pour lequel elle a remporté le Grand prix du Journal de Montréal et le prix des Arcades de Bologne. 

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