Repenser l’université : les cours sur la diversité sexuelle et de genre – Réflexion d’une étudiante en travail social

Par Marie-Christine Williams-Plouffe

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Depuis la fin des années 80, les questions de la diversité sexuelle sont abordées auprès des intervenantes, et dans le contexte universitaire, principalement en raison de l’épidémie du SIDA qui sévit dans la communauté gaie (Dorais 2020). Le sujet est alors abordé davantage dans un axe de pathologisation et de prévention des maladies (Ryan et Brotman 2020; Dorais 2020). Considéré comme étant un groupe de personnes à risque et propagateur de cette maladie, les hommes gais et bisexuels sont alors l’objet de différents travaux universitaires (Ryan et Brotman 2020). 

Pour répondre à un besoin ressenti par les services sociaux, et à la suite de la pression de certaines associations militantes, des cours sur la diversité sexuelle et de genre commencent à s’offrir dans certaines universités vers la moitié des années 1990 (Dorais 2020). Cependant, encore aujourd’hui, ces cours s’offrent de manière optionnelle dans le cursus scolaire des étudiantes, notamment en travail social et ce, malgré le fait que des lacunes en ce qui a trait à la connaissance des réalités LGBTQI+, tant de manière générale que dans le domaine de l’intervention, aient été largement documentées (Morrow 2006; Mallon 2008; Chonody et Smith 2013; Rowntree 2014; Veltman et Chaimowitz 2014; Austin, Craig et McInroy 2016; Côté Charlebois et Bouchard 2016; Lavoie et Thibault 2016; Hudson-Sharp 2018; Taha, Blanchet Garneau et Bernard 2020). 

Si l’homophobie, l’hétérosexisme et l’hétérocentrisme semblent être en recul chez les travailleuses sociales, les bonnes intentions ne suffisent pas dans le domaine de l’intervention (Martinez 2011). Il importe donc de réfléchir à des moyens plus larges et plus pertinents de promotion de la justice sociale, notamment en résistant aux rôles stéréotypés selon le sexe et le genre, en abordant les notions d’avantages et d’oppressions en lien avec l’orientation sexuelle et l’identité de genre et en prenant conscience du système dominant hétéronormatif et cisnormatif de notre société (Martinez 2011). 

De plus, si la question de la diversité sexuelle (l’orientation sexuelle) est plus souvent abordée, quoique limitée aux réalités gaies et lesbiennes, la pluralité des genres (l’identité de genre) est encore largement invisibilisée et parfois encore pathologisée (Austin, Craig et McInroy 2016; Côté, Charlebois et Bouchard 2016; Baril 2017; Ryan et Brotman 2020). On dénonce un manque d’outils pour les intervenantes. Ces outils permettraient d’intervenir et de cerner efficacement les réalités sociales des personnes appartenant aux communautés LGBTQI+ (Veltman et Chaimowitz 2014; Lavoie et Thibault 2016; Taha, Blanchet Garneau et Bernard 2020). 

En effet, comme l’illustrent bien Lavoie et Thibault (2016), il est possible de rencontrer des intervenantes ayant développé une expertise en violence conjugale et d’autres, ayant développé une expertise en ce qui a trait aux réalités des personnes LGBTQI+, mais ce, sans que ces différentes réalités se rencontrent. L’expertise en silo ne permet alors pas de répondre aux besoins des hommes gais vivant de la violence conjugale, par exemple. Alors que les établissements d’enseignement supérieur forment les prochaines générations de meneuses, d’intellectuelles et de professionnelles, il leur incombe de préparer les diplômées à travailler avec et pour la diversité afin de garantir des pratiques inclusives, équitables et travailler de manière compétente dans toutes les dimensions de la diversité (Austin, Craig et McInroy 2016; Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019; Chonody et Scott Smith 2013).

C’est indéniable, nous sommes toutes socialisées dans un contexte social dominé par l’hétérosexisme et le cissexisme et cette socialisation, si elle n’est pas remise en question, aura pour effet de maintenir ces systèmes dominants. Le cissexisme renvoie à une vision du monde, qui est actuellement dominante, selon laquelle le sexe assigné à la naissance correspond, sans équivoque, à l’identité de genre ressentie par une personne et établissant ainsi cette norme comme étant préférable et supérieure (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019). Ainsi, toutes les personnes auxquelles à qui l’on assigne le sexe masculin à la naissance deviendraient des hommes et toutes les personnes auxquelles l’on assigne le sexe féminin à la naissance deviendraient des femmes et ce, sans apporter de nuance pour ce qui est de la binarité. 

L’hétérosexisme renvoie à la domination d’une vision du monde selon laquelle l’hétérosexualité est définie comme étant la norme et comme étant supérieure aux autres orientations sexuelles, et ainsi, quiconque ne correspondant pas à cette norme est considéré comme étant anormal et inférieur (Fisher 2008). Comme l’explique bien Fisher (2008), si le racisme nous aide à comprendre l’oppression des personnes noires et si le sexisme nous aide à comprendre celle des femmes, l’hétérosexisme désigne l’oppression vécue par les personnes non hétérosexuelles et le cissexisme celle qui est en lien avec la pluralité des genres (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019). 

Ainsi, l’hétérosexisme et le cissexisme se perpétuent par leur institutionnalisation au sein de lois et de politiques par des religions et par la représentation (ou l’invisibilisation) des personnes non hétérosexuelles et non cisgenres dans les médias et dans la langue (Fisher 2008); le français, notamment, est une langue très genrée, qui invisibilise et interdit la possibilité d’être des personnes non binaires. Si une avenue proposée pour contrer l’hétérosexisme et le cissexisme est, effectivement, d’intégrer des cours sur la diversité sexuelle et de genre dans les différents programmes universitaires (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019), il y a une distinction importante à faire entre, d’une part, « comprendre les personnes LGBTQ+ », qui place l’intervenante dans une posture visant à comprendre « l’autre », et, d’autre part, apprendre plutôt à examiner ses propres identités sociales et à remettre en question la culture de l’hétérosexisme, de la cisnormativité, et de l’hétéronormativité, ainsi que les privilèges hétéronormatifs et cisexistes et les oppressions que les structures sociales maintiennent et perpétuent (Fish 2008; Martinez 2011; Baril 2017). 

L’hétérosexisme et le cissexisme ont des conséquences négatives bien réelles sur les personnes. Ils ne se manifestent pas toujours de manière flagrante et peuvent, au contraire, se manifester de manière insidieuse, telle que par des microagressions qui, sur une base quotidienne, sont insupportables pour les personnes qui en sont la cible (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019). Ces expériences de microagressions, alors beaucoup plus subtiles que des actes manifestement préjudiciables, tels que la violence, sont souvent difficiles à dénoncer en raison de leur nature ambiguë (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel, 2019; Baril 2017). 

Dans un cadre institutionnel d’études supérieures, ces systèmes dominants dévalorisent l’expérience d’apprentissage des étudiantes et rendent intolérable la vie professionnelle du personnel, s’identifiant à la diversité sexuelle et de genre. (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019; Baril 2017). Une autre avenue proposée pour contrer l’hétérosexisme et le cissexisme est la nécessité de la production de savoirs continus afin de développer des stratégies et des politiques proactives qui améliorent, notamment, l’expérience universitaire des personnes s’identifiant à la diversité sexuelle et de genre (Asquith, Ferfolia, Brandy et Hanckel 2019). Ainsi, au-delà de cours sur la diversité sexuelle et de genre à l’université, il faut également, et surtout, réfléchir à la méthode de production de ces savoirs (par qui et pour qui ?) et à la diffusion de ceux-ci (comprendre « l’autre » plutôt que comprendre systèmes dominants, privilèges et oppressions). Pour entamer la réflexion de la production des savoirs « par et pour », il faut réfléchir à l’accessibilité des occasions de production de ces savoirs.

Le manque de visibilité, l’absence d’une prise de position claire et inclusive par les instances scolaires ainsi que l’épuisement – ressenti par les personnes s’identifiant aux communautés LGBTQI+ – tenues d’éduquer constamment les intervenantes et les professeures – sont bien réels et non sans conséquence (Austin, Craig et McInroy 2016; Chamberland et Puig 2016). Allant de l’omission de faits à l’évitement de services (Veltman et Chaimowitz 2014; Lavoie et Thibault 2016) et du décrochage scolaire à l’absence d’aspirations scolaires plus élevées ce qui, conséquemment, limite la possibilité d’obtenir un poste permettant la participation à la production de ces savoirs, telle que devenir professeure et chercheure à l’université (Chamberland et Puig 2016; Baril 2017). 

Par ailleurs, bien que les expériences des employées, dans les universités, en matière d’hétérosexisme et de cissexisme soient très peu documentées, bon nombre d’employées s’identifiant à la diversité sexuelle et à la pluralité des genres vivent et craignent la discrimination sur leur lieu de travail, y compris le harcèlement, l’utilisation des mauvais pronoms, l’utilisation de leur identité pour entraver leurs chances de réussite, ou encore, la perte de leur poste (Asquith, Ferfolia, Brady et Hanckel 2019; Baril 2017). 

Si l’on considère plus spécifiquement les personnes trans, une grande proportion d’entre elles affirment vivre diverses formes de violence en emploi qu’elles soient physiques, psychologiques, sexuelles, institutionnelles et économiques, pouvant compromettre leur cheminement universitaire (Baril 2017). Comme l’explique l’auteur et professeur Alexandre Baril, « plusieurs personnes trans* vivent une temporalité particulière, et des retards dans leur carrière, imputables aux chirurgies, aux convalescences, aux visites régulières chez les médecins, aux démarches de changement d’identité civile, etc., mais ces retards ne sont jamais comptabilisés dans les processus d’embauche » (Baril 2017, p.292) et peuvent porter préjudice à ces personnes dans leur vie professionnelle. Ces barrières structurelles d’accessibilité à l’université, et au bout du compte aux postes de professeures et de chercheures, doivent être reconnues et éliminées de façon impérative.

Ces barrières structurelles nous amènent donc directement au cœur de la réflexion de la production de ces savoirs. Il est alors nécessaire de se questionner à savoir par qui et pour qui ces savoirs sont développés. La recherche « par et pour » les personnes s’identifiant aux communautés LGBTQI+ renvoie au principe de faire de la recherche SUR des communautés plutôt que de faire de la recherche AVEC les communautés (Baril 2017) et s’inscrit dans une approche anti-oppressive (Lee, Macdonald, Caron et Fontaine 2017). Comme le soulève bien l’auteur, « s’il est désormais évident qu’il serait problématique qu’une majorité de recherches féministes soient réalisées par des hommes cis[genres] ou que des études sur le racisme soient conduites par des personnes blanches, le fait que la majorité des travaux sur les personnes trans* soient entrepris par des personnes cis[genres] ne semble pas soulever l’indignation » (Baril 2017, 295). 

Une réflexion épistémologique de l’objectivité dans la production des savoirs ainsi qu’une réflexion concernant les savoirs reconnus comme étant scientifiques doit être amorcée (Côté, Charlebois et Bouchard 2016). Pour ce faire, la théorie du point de vue situé (Standpoint view theory) apporte une vision particulièrement intéressante. Cette théorie valide les savoirs expérientiels en soulignant que le groupe marginalisé représente une position épistémique, c’est-à-dire un ensemble de connaissances propre à un groupe social, et sert d’outil méthodologique qui a pour objectif de nommer ce qui est invisible, ou ce qui passe comme étant socialement naturel mais qui est en fait le produit d’une structure de domination : l’oppression (Larrivée 2013). La neutralité et l’objectivité des personnes privilégiées est alors remise en question puisqu’il y a alors un manque de compréhension de l’analyse des structures qui maintiennent les oppressions. Cette compréhension est propre aux groupes qui vivent ces oppressions, et permet alors de dénoncer les relations de domination qui sont également maintenues par la science et la production des savoirs, tout en redonnant du pouvoir aux groupes opprimés (Larrivée 2013). 

On peut ainsi saisir, comme l’ont déjà démontré des chercheures et intervenantes, la nécessité d’inclure les personnes concernées dans la production des savoirs et saisir, par le fait même, l’aberration que les orientations de pratiques envers un groupe opprimé soient déterminées par des personnes privilégiées appartenant au groupe dominant (Côté, Charlebois et Bouchard 2016). Ainsi, « avoir la possibilité d’être entendu et de s’autodéterminer n’a pas qu’une meilleure orientation des actions pour avantage, mais également l’application d’une pleine inclusion » (Côté, Charlebois et Bouchard 2016, 26). 

Pour conclure cet article, repenser l’université ne peut se résumer à la question des cursus offerts dans les différents programmes. Si les connaissances reflétant la diversité de nos sociétés sont essentielles afin de permettre une pleine inclusion de tous les groupes sociaux dans les différentes sphères de l’intervention, la réflexion au sujet des barrières structurelles que maintiennent les universités en ce qui concerne les possibilités de production des savoirs l’est tout autant, sinon plus. Une instance formant de futures professionnelles à travailler en faveur d’une justice sociale, à la pertinence d’utiliser une approche anti-oppressive, à défendre les droits des personnes opprimées et à remettre en question les systèmes de domination, comme c’est le cas dans les programmes de travail social, ne peut tout simplement pas se permettre de fermer les yeux sur les barrières structurelles qu’elles-mêmes perpétuent en défaveur de groupes marginalisés. Dans cette perspective, repenser l’université ne peut se faire sans repenser la production des savoirs. 

 

Biographie

Marie-Christine Williams-Plouffe est étudiante à la maîtrise en travail social à l’Université du Québec en Outaouais. Elle possède également un baccalauréat en travail social de la même université. Ses intérêts de recherche portent sur la diversité familiale et les réalités des personnes s’identifiant aux communautés LGBTQ+. 

 

Références

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Austin, A., Craig, S. L., & McInroy, L. B. (2016). Toward transgender affirmative social work education. Journal of Social Work Education52(3), 297-310. DOI: 10.1080/10437797.2016.1174637

Baril, A. (2017). Trouble dans l’identité de genre : le transféminisme et la subversion de l’identité cisgenre : une analyse de la sous-représentation des personnes trans* professeur-es dans les universités canadiennes. Philosophiques44 (2), 285–317. https://doi.org/10.7202/1042335ar

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Côté, I., Charlebois, J. B. & Bouchard, G. (2016). De l’intervention à l’action : nouvelles avenues d’inclusion des communautés LGBTQI. Nouvelles pratiques sociales28 (1), 20–33. https://doi.org/10.7202/1039171ar

Dorais, M. (2020). Un savoir engagé : (ou Comment j’en suis venu à travailler en études sur la diversité sexuelle et de genre, et les défis que cela pose). Service social66 (1), 1–12. https://doi.org/10.7202/1068915ar

Fish, J. (2008). Far from mundane: Theorising heterosexism for social work education. Social work education27(2), 182-193. DOI: 10.1080/02615470701709667

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