Les universités québécoises à l’image des entreprises : concurrence et rapports de travail avec les chargés de cours

Par Jean-Claude Roc

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Anatole Kaletsky, dans un article analysant les conséquences du désengagement de l’État dans le domaine social, précise que « Le secteur de l’éducation va connaître une plus grande concurrence et un fort investissement du secteur privé. » 

Au Québec, si la question de l’investissement du secteur privé n’atteint pas encore les universités, il demeure que, depuis bien des années et avant même la Covid 19, les universités québécoises étaient et sont toujours en mode concurrence. 

Ceci étant, notre texte ne consiste pas à faire une analyse approfondie et à présenter de moults détails sur l’histoire des universités québécoises en matière de concurrence sur le plan national et dans le contexte de la mondialisation. Son but consiste plutôt à présenter et à analyser de manière succincte les stratégies des universités québécoises à l’image des entreprises. Par conséquent, notre exposé analytique repose sur deux notions clés : concurrence et rapports de travail.

En premier lieu, nous dressons le portrait des universités québécoises, en prenant soin de citer en exemples celles dont les stratégies de marketing sont à l’image des entreprises, dans le but de s’attirer une plus grande part de marché de la clientèle étudiante. En deuxième lieu, nous jetons notre regard sur les rapports de travail de l’administration des universités québécoises avec les personnes chargées de cours.

Les universités : un monde concurrentiel 

Les théoriciens du libéralisme classique et néo-classique sont les principaux défenseurs et vulgarisateurs de la liberté d’entreprise et de la concurrence. Ils voient dans la concurrence un stimulant important aux activités économiques et à la production des biens de meilleure qualité.

Ainsi, pour produire davantage de biens de meilleure qualité à répétition, les entreprises sont contraintes d’innover dans leur façon de faire et de produire plus pour mieux se positionner sur le marché.

Dans cette perspective, dans chaque domaine d’activités économiques on trouve plusieurs entreprises qui se livrent à une concurrence fondée sur la qualité des produits pour attirer une vaste clientèle. L’efficacité de la concurrence repose sur la publicité vantant la qualité des produits. Aujourd’hui, grâce aux innovations technologiques d’information et de communication, les publicités tiennent domicile dans notre milieu de vie.

Les universités n’échappent pas à cette stratégie de lutte pour le marché. Leur mission fondamentale est la finalité sociale, c’est-à-dire la formation des intellectuels, des professionnels : « ceux qui poursuivent une recherche désintéressée du savoir et ceux qui veulent acquérir un savoir pratique » (Piotte 2000, 1). Si cette mission demeure toujours, elle se rattache aux fondements mêmes des universités. Mais, aujourd’hui, force est de constater que, tout comme les entreprises, les universités s’adonnent à la finalité marchande en se livrant une concurrence à coup de publicité pour attirer la clientèle étudiante. Comme l’explique le syndicat des chargées et chargés de l’UQO :

«  Le monde universitaire est rendu très concurrentiel et des universités profitent de la crise pour recruter une clientèle étudiante. L’UQO ne pouvant rester les bras croisés, tandis que des universités achètent à grands coûts de la publicité pour faire de la promotion de leur formation à distance  » (L’Info SCCC-UQO, mai 2020).

Conscient que la concurrence fait partie intégrante de la chasse à la clientèle étudiante par les universités, le syndicat appuie l’UQO dans cette démarche. Mais il oublie, que bien des années avant la crise sanitaire de la COVID 19, les universités étaient déjà en mode de concurrence. Elles se servent tout simplement de cette crise pour étendre leur publicité d’enseignement à distance.

Il faut le souligner, cette concurrence entre les universités ne se limite pas uniquement à la publicité. Elle prend une dimension géo-stratégique, dont le but consiste à agrandir leur espace pour s’approprier une plus grande part de la clientèle étudiante. C’est ainsi que certaines universités québécoises implantent un campus à l’extérieur de leur milieu géographique. L’UQO, dont le siège social est à Gatineau, en implante un autre au centre-ville de Saint-Jérôme, près de la gare; l’Université de Montréal, dont le siège social est à Montréal, implante un campus à Laval près d’une station de métro; l’Université de Sherbrooke, dont le siège social est à Sherbrooke, implante un campus à Longueuil, près de la station de métro rebaptisée métro Longueuil-Université de Sherbrooke. L’UQAM, dont le siège social est à Montréal, n’est pas en reste : elle met en place un pavillon à Longueuil, à proximité de la station de métro. Ils sont tous établis dans des zones stratégiques pour faciliter leur accès pour la clientèle étudiante.

 D’autre part, la course aux étudiants internationaux fait partie intégrante de la concurrence que se livrent les universités. Il s’agit, pour les universités, d’un effectif très lucratif pour palier le sous-financement de l’État. « Au Québec, chaque étudiant originaire d’un pays étranger acquitte des droits de scolarité sept fois plus élevés que ceux imposés à un Québécois » (Actualité septembre 2020, 1). C’est pourquoi la concurrence est très vive entre les établissements universitaires pour attirer les étudiants internationaux.

Force est d’admettre l’État joue un rôle important dans la concurrence que livrent les universités québécoises. Faisant siennes des politiques néolibérales, l’État québécois restreint son financement au fonctionnement de l’Université, en s’éloignant du discours humaniste de la Révolution tranquille en matière d’éducation.

Avec les politiques néolibérales l’éducation devient un marché. Comme tout marché dans le système capitaliste, les acteurs se livrent à la concurrence. Dans le cas des entreprises, le but de la concurrence consiste à s’accaparer une plus grande part du marché pour maximiser leur capital. Dans le cas des universités, la concurrence est l’une des voies choisies pour équilibrer ou accroître leur budget; un moyen pour pallier le sous-financement de l’État. Alors il faut attirer davantage d’étudiants, car chaque étudiant inscrit allonge la liste des effectifs, et par le fait même, apporte un revenu supplémentaire au fonctionnement de l’université.

Mais un fait demeure, les universités adoptent les mêmes stratégies employées par les entreprises dans le domaine de la concurrence, sans pour autant compromettre la qualité de l’enseignement. Au contraire, tout comme sur la marché classique, la concurrence les pousse à hausser leur niveau d’excellence.

Rapports de travail avec les chargées et chargés de cours

Rapport salarial

La régulation de l’Université comprend deux grands principes : institutionnels et organisationnels. L’Université vue comme institution est régie par des lois, par des normes. C’est l’instance où l’on prend des décisions concernant l’orientation des activités universitaires et l’organisation du travail de l’enseignement, principe qui renvoie à la hiérarchisation de la division sociale du travail. (Roc  2003, 74).

Comme toute forme d’organisation du travail d’entreprise capitaliste, l’organisation du travail de l’enseignement universitaire est la façon d’organiser le travail d’enseignement selon les décisions et le modèle de gestion de l’administration universitaire. Elle intègre deux catégories de travailleurs dans un système de stratification sociale hiérarchisée : professeurs et chargés de cours. Bien qu’ils pratiquent la même tâche, celle de l’enseignement, leurs conditions socio-économiques sont nettement différentes. En conséquence, ces catégories ont chacune leur syndicat.

Ainsi, « Le secteur universitaire est le seul secteur du travail à être syndicalement divisé en deux organisations distinctes, dont l’une représente les travailleurs à temps plein (les professeurs) et l’autre, les travailleurs précaires (les chargés de cours) » (Piotte 2000, 13). Ils forment une catégorie de main-d’œuvre sous payée, exposée à la précarité dans un rapport d’exploitation.

Le contrat des personnes chargées de cours est de 45 heures par session sur une période de 15 semaines. Ils sont payés pour trois heures de cours, trois heures de préparation et trois heures de correction par cours. Par contre, la préparation de chaque cours excède plus de quatre heures de temps. Si on ajoute à cela la disponibilité que doivent assurer les personnes chargées de cours pour rencontrer des étudiants en dehors des heures de cours, les courriels reçus de la part d’étudiants auxquels ils doivent souvent répondre de façon très rapide et plusieurs autres exigences de la part des directions départementales, dont la supervision des plans de cours par des professeurs titulaires, on verra alors que la préparation des cours, la prestation de ceux-ci et la correction des travaux excèdent de loin les heures de travail pour lesquelles les chargés de cours sont payés.

Les rapports sociaux et l’organisation du travail

Dans les entreprises, les activités de production se divisent en plusieurs secteurs, dont chacun est lié à une profession. Dans la hiérarchie de l’organisation du travail, chaque secteur est aligné par ordre de grandeur et de supériorité selon le statut qui symbolise la profession de ses membres. Le secteur qui occupe la position A dans la hiérarchie possède un statut supérieur à celui qu’occupe la position B. Dans chacun de ces secteurs, les employés forment deux groupes distincts, dont l’un a plus de pouvoir que l’autre dans l’organisation du travail par rapport au statut socioprofessionnel de ses membres. Cette stratification sociale est commune à toutes les entreprises.

Elle est présente aussi dans l’organisation du travail d’enseignement à l’université, au sein de laquelle évoluent deux catégories d’enseignants comme nous l’avons vu. Les professeurs de par leur statut social occupent la partie A dans la hiérarchie de l’organisation du travail de l’enseignement. Cette position leur accorde une supériorité et un pouvoir dans les activités d’enseignement dont les chargés de cours, occupant la partie B, ne bénéficient pas. Par exemple, l’élaboration d’un programme et la conception du contenu d’un ou des cours, ces exercices étant réservés exclusivement aux professeurs. 

Les professeurs et les personnes chargées de cours forment deux corps d’emploi distants l’un de l’autre par rapport à leur place dans la hiérarchie de l’organisation du travail d’enseignement universitaire, selon leur statut social.

L’administration universitaire dresse ainsi une cloison sociale entre les professeurs et les chargés de cours. Cette stratification sociale procure aux professeurs un certain prestige qui les éloigne des chargés de cours et les amène à ne pas les reconnaître comme collègues, malgré qu’ils remplissent la même fonction dans la même organisation de travail. Dans cette perspective, l’administration universitaire, tout comme la direction des entreprises, est génératrice d’inégalités sociales au sein de son organisation du travail d’enseignement.

Dans ces rapports de travail les syndicats des personnes chargées de cours sont en mode de revendication, de défense et d’offensive; l’administration universitaire, de son côté, maintient sa domination dans les relations de travail.

Ce conflit est permanent et à l’état latent, tout comme dans les entreprises, il se dévoile à chaque renouvellement de la Convention collective.

Conclusion

Les rapports de travail de l’administration universitaire avec les chargées et chargés de cours ne sont pas essentiellement différents de ceux qui existent dans l’entreprise privée entre la direction et ses employés. De plus, même si leur but est différent de celui des entreprises dans l’usage de la concurrence, les universités québécoises emploient les mêmes stratégies de marketing que les entreprises pour attirer la clientèle étudiante. 

À l’instar de tout cela, il nous paraît important de le souligner, la concurrence entre les universités est là pour rester et même pour s’amplifier; à moins que l’État québécois ne renonce aux principes des politiques néolibérales, qui l’ont amené progressivement à s’éloigner du discours de la social-démocratie qui était le socle de la Révolution tranquille. Pour le moment cela est, semble-t-il improbable à cause de l’hégémonie du néo-libéralisme qui encadre les marchés, même celui de l’éducation. Enfin, en ce qui a trait à la stratification sociale, elle est inhérente au mode d’organisation du travail tant dans les entreprises que dans l’enseignement universitaire.

 

Biographie

Le docteur en sociologie Jean-Claude Roc est membre du comité de rédaction de la revue Possibles. C’est un spécialiste de l’analyse sociologique des mouvements sociaux et de l’économie sociale. Ses intérêts de recherche sont la mondialisation (axes privilégiés : pauvreté, crises, conflits, rapports Nord-Sud) et le libre-échange. Il enseigne à l’Université du Québec en Outaouais, à l’Université d’Ottawa et est professeur associé à l’ISTÉAH (Institut des sciences et des technologies avancées d’Haïti).

 

Références

Actualité, La course aux étudiants étrangers, septembre 2020.

Kalestsky, Anatole, L’État n’a plus les moyens de faire le social, Courrier International, no1038 23 au 29 septembre 2010.

Piotte, Jean-Marc, L’Université, les Universités et la gauche : préambule au texte de Jean-Marc Fontan et al, Cahiers de recherche sociologique, no 34, 2000.

Roc, Jean-Claude, L’Analyse du discours de la FTQ sur les changements intervenus dans l’organisation du travail dans les entreprises, CRISES, 2003.

Syndicat des chargées et chargés de cours de l’UQO, L’enseignement en mode non présentiel n’est pas la FAD, Info-SCCC-UQO, volume 4, no 26, 3 mai 2020.