L’Université comme lieu de rencontre

Par André Thibault

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Comme les institutions religieuses jadis, les universités font face à des demandes démesurées de compréhension du monde, auxquelles les différentes disciplines offrent des réponses pour le moins diversifiées. Dans cet article, à partir d’un ensemble d’observations et de réflexions personnelles, je veux avancer que, nonobstant les activités formelles qui se jouent à l’université, la contribution importante de celle-ci relève du fait de la présence dans un lieu donné de divers acteurs d’horizons différents, qui se voient obligés de confronter leurs connaissances et leur compréhension du monde.

Sur les campus comme ailleurs, il suffit d’être logé quelque part pour dépendre d’un point de vue disciplinaire particulier, donc incomplet. Projeté sans préavis dans une équipe olympique de football, je serais paralysé par la peur. J’imagine que le meilleur scoreur ne serait pas plus à l’aise si on le transplantait soudainement dans un colloque de sociologie. La distance entre les diverses disciplines est tout aussi importante. Aucune d’entre elles ne bénéficie d’une infaillibilité prédominante. 

On cherchait LA VÉRITÉ.  On trouve aujourd’hui des perspectives qui jettent chacune un éclairage partiel mais utile sur la complexité du réel. Pas aussi savants qu’on ne l’espérait, mais plus lucides. 

Sociologue, Marx a éloquemment montré comment la position sociale détermine un point de vue. Reconnaissons que cela se joue dans les salles de colloques autant que dans les cafés. On imagine la cacophonie que peut engendrer la mise en commun de ces diverses perspectives. Les sceptiques grecs ont fait appel aux prouesses de la rhétorique pour apprivoiser ce vacarme. La méthodologie prend le relais. L’habileté argumentative s’est avérée une trousse de survie, chacune se drapant dans une orthodoxie prudente. Chaque article, chaque présentation orale ambitionne de convaincre de la validité supérieure d’une interprétation. 

Assis dans un corridor lors d’un colloque multidisciplinaire, j’entendais les uns et les autres poursuivre en période de pause des argumentations enflammées. À Pierre Dansereau qui passait par là, j’ai commenté mon impression de ce lot de convictions. Il me répondit en avoir eu de telles plus jeune, puis ajouta : « Maintenant, il y a un certain nombre d’affirmations auxquelles je dis peut-être ». Autrement dit, selon lui, une longue immersion dans le bain des échanges universitaires ébranlait plus de certitudes qu’il n’en procurait.

Ou plutôt, ces dernières doivent céder la place à une seule assurance, la « conscience de soi » comme porteur d’une synthèse unique de visions du monde. Un gag circulait à l’époque de mon premier cycle : « If you can’t cope with others, you go in sociology ». Autrement dit, les études qu’on entreprend à l’université n’apportent pas de réponses aux angoisses existentielles, elles permettent de les expliciter et même – aubaine sublime – d’en faire son gagne-pain et la posture de sa propre participation au vaste partage d’une quête de sens face à un monde déroutant.

Dans mes derniers groupes-cours, des femmes dans la trentaine revenant aux études s’assoyaient en avant, prenaient beaucoup de notes, adhéraient sans hésiter à la préférence de Montaigne pour les « têtes bien faites » plutôt que « bien pleines » et invoquaient leurs expériences de vie pour s’approprier la compréhension du caractère social de la réalité. Les étudiant.e.s retraduisaient dans leur vocabulaire les grilles de vision du monde des auteurs auxquels ils avaient alors accès. Ce recours à un vocabulaire quotidien les aidait à trouver des références pertinentes dans Google Scholar.

Au début de mes études de premier cycle, on disposait de puissants outils conceptuels aidant à comprendre la cohésion sociale et sa reproduction intergénérationnelle. Ça s’appelait le fonctionnalisme. Puis la logique du conflit s’est imposée jusqu’au point où les révolutions elles-mêmes se sont avérées partielles et complémentaires. De moins en moins d’analyses s’appuient sur un grand cadre explicatif englobant et la feuille de route des chercheurs universitaires met à notre disposition des éclairages complexes qu’ils ajoutent aux outils de compréhension de la réalité. D’où, chez les gens d’action, le scepticisme face au monde universitaire, exprimé par la plaisanterie « des chercheurs on en trouve, des trouveurs, on en cherche ».

Tout cela pour appuyer un diagnostic révisé de la contribution des universitaires à la compréhension du monde. Disons adieu à la quête des certitudes rassurantes qui offriraient de la réalité un éclairage sûr et exhaustif, et accueillons un bagage impressionnant de petits outils permettant de partager des bribes de compréhension de la déroutante complexité du réel.

Finalement, le principal apprentissage qu’offre l’université, c’est la mesure lucide du caractère partiel et provisoire de toutes nos connaissances, de telle sorte qu’autrui a toujours quelque chose à nous apprendre. 

 

Biographie

André Thibaut est membre du comité de rédaction de la revue Possibles depuis la cinquième année de sa création. De plus, il a aussi été, durant de nombreuses années, coordonnateur de la section montréalaise des Amis du Monde Diplomatique. Ses recherches et publications ont porté principalement sur l’aliénation en tant que concept et situation sociale. Enfin, il a longtemps enseigné, en tant que professeur chargé de cours, à l’Université d’Ottawa et à l’Université du Québec en Outaouais.