Par Marcus Ford
Traduit de l’anglais (américain) par Christine Archambault
Les universités sont parfois dépeintes comme des tours d’ivoire coupées de la société. Ce n’est pas le cas. Et à l’inverse, on les perçoit parfois comme des centres de bouleversement social au penchant gauchiste. Cela n’est pas juste non plus. La plupart des universités sont des lieux très ordonnés, étroitement liés au gouvernement et à l’industrie privée et dirigés par des hommes et des femmes très conformistes. Elles renforcent les courants de pensée dominants qui définissent une civilisation. Les universités sont des institutions conservatrices, des institutions confortant l’ordre établi plutôt que des matrices de changement.
Les universités n’évoluent pas en vase clos. Elles ont une histoire. Nous ne pouvons pas pleinement comprendre l’université moderne, ou la critiquer, sans connaître un tant soit peu son histoire et ses fondements philosophiques.
Les critiques de l’enseignement supérieur portent presque exclusivement sur les questions d’accessibilité, d’efficacité et de gestion plutôt que sur sa mission, sa structure organisationnelle ou ses fondements idéologiques. Dans une large mesure, cela est dû au fait que les critiques de l’enseignement supérieur, formés au sein l’université moderne, en partagent la philosophie sous-jacente.
Les universités assument leurs fonctions et fonctionnent pour soutenir deux croyances communes : que la réalité est composée de bouts de matière sans vie et que les êtres humains sont essentiellement des entités économiques. La première idée peut être appelée matérialisme scientifique et la seconde, économisme. Prises ensemble, ces deux idées soutiennent la destruction continue de la planète Terre. Les critiques de l’enseignement supérieur ne reprochent pas aux universités de soutenir ces idées, ni leur soutien général au développement économique. Ces idées font plutôt l’objet d’un large consensus.
Les universités ont également adopté la position selon laquelle leur rôle dans la société n’est pas de s’engager dans des questions morales. Bien entendu, elles cherchent à fonctionner de manière éthique, mais elles sont attachées à l’idée que la recherche et l’enseignement exigent une objectivité qui, en général, signifie l’évacuation des questions éthiques. Les sociologues peuvent étudier la pauvreté ou le racisme, mais en tant que chercheurs, ils ne peuvent pas porter de jugement, de jugement moral, sur les questions qu’ils étudient. De même, les biologistes peuvent étudier les effets de l’acidification des océans sur les récifs coralliens ou sur d’autres espèces d’animaux marins, mais en tant que chercheurs, ils ne peuvent pas porter de jugement sur les faits. Le travail de l’universitaire et du chercheur consiste à produire des informations qui n’ont pas de valeur intrinsèque. À d’autres incombe le travail d’évaluer ces informations.
Et les critiques admettent largement cette idée que les universités ne devraient pas accorder de valeur commerciale à la recherche.
L’un des objectifs de cet essai est d’étudier l’origine de ces deux idées (le matérialisme scientifique et l’économisme) ; un autre objectif est de replacer l’université moderne dans son contexte historique et d’expliquer son engagement en faveur d’une recherche « sans valeur ». Un troisième objectif est de suggérer, très brièvement, à quoi pourrait ressembler l’enseignement supérieur s’il était construit sur une autre compréhension de la réalité. L’objectif général de cet essai est de plaider en faveur d’une refonte radicale de la structure et de la fonction de base de l’enseignement supérieur dans le monde contemporain.
Le matérialisme scientifique
En Occident, les deux penseurs les plus influents des quatre cents dernières années ont été René Descartes (1599-1650) et Emmanuel Kant (1724-1804). Descartes a réintroduit l’idée de matérialisme dans la pensée occidentale, et Kant a créé une distinction entre deux types de raison : une forme de raison qui est à la base de notre compréhension scientifique de la réalité et une forme de raison qui étudie notre mode de vie.
Avant Descartes, le philosophe et le scientifique le plus marquant pour la pensée occidentale a été Aristote. Aristote comprenait le monde naturel en termes de diverses forces, notamment les forces mécaniques (qu’il appelait « causes motrices ») et les forces intentionnelles (qu’il appelait « causes finales »). L’explication complète d’un phénomène devait comporter la description de ces forces à l’œuvre dans une situation donnée. La nature, conséquemment, était vivante et animée en partie par les actions qui l’avaient précédée et en partie par ses fins propres.
La pensée d’Aristote permettait un certain type de science, mais la science aristotélicienne ne pouvait pas être entièrement mathématique ou prédictive. Si, en plus des causes efficaces, toute chose était également le produit de forces intentionnelles, il était impossible de prédire l’avenir.
La grande hypothèse de Descartes était qu’il y a deux façons d’être réel : en tant que substance matérielle régie par des forces efficaces ou mécaniques uniquement et en tant que substance ou âme pensante, avec une valeur intrinsèque et le libre arbitre. Nous nous sommes habitués à cette façon de penser, mais c’était une idée radicalement nouvelle il y a quatre cents ans et c’est ce qui sépare le monde moderne du monde médiéval. La science moderne a été fondée sur l’idée que la nature est une grande machine dont les actions peuvent être entièrement décrites mathématiquement.
Cette façon d’aborder la réalité a connu un énorme succès, surtout en astronomie, en physique et en chimie, et il est donc raisonnable de supposer que Descartes avait « vu juste » sur l’existence de la matière morte. Mais il est également vrai que cette façon de penser la réalité est extrêmement problématique et que le simple fait d’affirmer une position parce qu’elle a été utile, à certains égards, n’est ni suffisant ni raisonnable.
La division du monde en deux nous mène à l’incapacité d’expliquer comment les deux parties fonctionnent ensemble. Les êtres humains ont à la fois un esprit et un corps, et l’esprit et le corps interagissent. Descartes l’a admis et pourtant son hypothèse selon laquelle l’esprit et le corps sont métaphysiquement distincts a rendu cette interaction métaphysiquement impossible. L’incapacité à expliquer ce que nous sommes à même de constater est un problème majeur.
Certains ont conclu que Descartes n’avait que partiellement raison, qu’il avait raison sur l’existence des substances matérielles mais tort sur l’existence des esprits immatériels. William Provine, par exemple, un historien des sciences très respecté, en est un exemple.
Laissez-moi résumer ma position sur ce que la biologie de l’évolution moderne clame haut et fort – et je dois dire qu’il s’agit en fin de compte des idées de Darwin. Il n’y a pas de dieux, de forces animées d’une intention et pas de vie après la mort. Lorsque je mourrai, je suis absolument certain que je serai complètement mort. C’est tout – je n’existerai plus. Il n’y a pas de fondement éthique suprême, pas de raison d’être transcendant. Le libre arbitre de l’être humain n’existe pas non plus. (Provine 1994)
Provine tire la conclusion logique de son point de départ : s’il n’y a que de la matière, et si la matière est inerte et n’agit que par des forces mécaniques, alors le monde et tout ce qu’il contient, y compris lui-même, est une machine. Cela « résout » le problème central du dualisme cartésien (comment les esprits non matériels interagissent-ils avec les corps matériels), mais c’est une solution qu’il est impossible de prendre au sérieux. Les machines se préoccupent en effet de ce qui se passe lorsqu’elles meurent ou concluent qu’elles manquent de liberté et que la vie n’a pas de sens.
Un autre problème avec l’hypothèse du XVIIe siècle selon laquelle la nature est composée uniquement de matière, ou ce que Descartes appelait les « substances matérielles », est que la physique du XXe siècle a rejeté cette idée. Dans la physique contemporaine, ce qui se rapproche le plus de la matière, c’est la masse. Mais contrairement à la matière cartésienne, la masse est convertible en énergie et certains « objets », tels que les photons, n’ont pas de masse du tout. De surcroît, contrairement aux substances cartésiennes qui durent dans le temps, de nombreuses « entités » subatomiques sont plutôt décrites comme des phénomènes transitoires.
Malgré le rejet du matérialisme par la physique contemporaine et l’incohérence intellectuelle de l’idée voulant qu’il existe deux types de substances (la matière et l’esprit), les personnes instruites continuent de penser que le monde est composé de matière morte.
L’économisme
Une autre croyance moderne profondément ancrée, largement incontestée dans l’enceinte de l’université moderne, est que les êtres humains sont essentiellement des êtres économiques ; et son corollaire largement répandu est que la croissance de l’économie est fondamentale pour toutes les autres activités. Pour citer David Cameron, ancien premier ministre du Royaume-Uni : « L’économie est le début et la fin de tout. Vous ne pouvez pas réussir une réforme de l’éducation ou toute autre réforme sans une économie forte ». Ou, comme l’a dit l’ancien président des États-Unis, Bill Clinton, plus succinctement : « C’est l’économie, imbécile. »
L’idée que les êtres humains sont avant tout des êtres économiques et que l’économie humaine est la question la plus importante à traiter est relativement nouvelle. Cette idée est également née en Europe.
Deux figures importantes de son histoire sont Adam Smith (1723-1790) et John Stuart Mill (1806-1873). Ces deux hommes avaient des intérêts intellectuels variés, notamment un intérêt pour la théorie morale et le comportement, mais c’est leur étude de l’activité économique humaine qui s’est avérée la plus influente.
Dans son essai de 1836 intitulé On the definition of Political Economy and on the method of investigation proper to it (Sur la définition de l’économie politique et sur la méthode d’investigation qui lui est propre), Mill propose de considérer chaque individu comme « un être qui désire posséder des richesses et qui est capable de juger de l’efficacité comparative des moyens pour atteindre cette fin ». Bien entendu, Mill savait, tout comme Smith, que les êtres humains sont bien plus que des êtres à la recherche de la richesse personnelle ; nous sommes des êtres biologiques, des membres de familles et de communautés particulières, des êtres historiques, des membres de certaines tribus et nations, des êtres doués de sensibilité, etc. Mais pour des raisons de clarté intellectuelle, Mill a jugé nécessaire de mettre de côté ces autres dimensions de l’être humain.
À l’époque de Mill, au XIXe siècle, les gens ne se voyaient pas eux-mêmes en termes de leur participation à une économie. L’identité personnelle se formait sur la base de la famille, de la communauté, de la religion et de la nationalité. L’activité économique faisait partie de la vie, mais la plupart des gens ne se considéraient pas comme des consommateurs ou des entités économiques désireuses de maximiser leurs richesses matérielles.
Au XXe siècle, la situation a commencé à changer. De nos jours, l’identité nationale est, dans l’ensemble, moins importante qu’elle ne l’était autrefois. Ce changement dans l’auto-perception était intentionnel. Le nationalisme extrême, en particulier en Allemagne et au Japon, a été l’une des causes principales de la Seconde Guerre mondiale. Alors que la Guerre touchait à sa fin, des plans ont été élaborés pour rassembler les Européens au sein d’un marché commun. Si les Européens pouvaient en venir à se considérer non pas comme des Allemands, des Français ou des Espagnols, mais comme des « êtres économiques » en concurrence pour les richesses et les biens matériels, la probabilité d’une guerre serait grandement réduite. Cette stratégie a fonctionné jusqu’à un certain point.
Les entreprises américaines ont également bénéficié de ce changement de mentalité. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient la puissance économique dominante dans le monde. Les entreprises américaines voulaient avoir accès aux ressources et à la main-d’œuvre du monde entier ainsi qu’à de nouveaux marchés. Tant que les gens se considéraient avant tout comme les citoyens d’une nation, et tant que les États souverains avaient le contrôle de leur propre économie, les entreprises américaines étaient limitées. L’élimination des droits de douane et autres restrictions commerciales (les outils de prédilection des nations souveraines pour gérer leur propre économie) et la mondialisation des marchés ont été l’un des principaux objectifs des entreprises américaines après la Seconde Guerre mondiale. Si les gens du monde entier pouvaient en venir à se percevoir non pas comme des citoyens nationaux, mais comme des consommateurs dans un marché mondial, les entreprises américaines en tireraient du profit. Cette stratégie a également fonctionné.
Tout comme les universités ne font presque rien pour aider les étudiants à comprendre l’histoire de l’idée des substances matérielles et ses limites, elles se gardent bien d’aider les étudiants à comprendre l’histoire de l’idée que les êtres humains sont essentiellement des êtres économiques et les limites de cette idéologie. Au contraire, elles ont tendance à supposer que c’est la bonne façon de décrire la nature humaine et elles fournissent une aide dans la recherche de la richesse matérielle.
Afin de comprendre pourquoi ces hypothèses ne sont pas remises en cause et pourquoi les universités se tiennent à l’écart de tout jugement moral sur le désir de gain matériel, il est essentiel de comprendre l’histoire de l’université moderne.
L’émergence de l’université moderne
La première université moderne, l’université Humboldt, a été créée en 1810, à Berlin. Ses fondateurs avaient été profondément marqués par les spéculations philosophiques d’Emmanuel Kant, le deuxième philosophe le plus influent des quatre cents dernières années.
Kant soutenait que la meilleure façon de donner un sens au monde est de supposer qu’il existe deux formes de raison : la raison pure et la raison pratique. Les deux formes de raison sont valables et toutes deux sont importantes, mais elles sont distinctes et antinomiques. La raison pure, ou raison théorique, constitue la base de la pensée scientifique. Elle révèle un monde de phénomènes, dépourvu de sens et de but, agissant de manière strictement prévisible. La raison pratique, en revanche, suppose qu’il existe des êtres libres de grande valeur, obligés d’agir de manière respectueuse de la valeur des autres individus. La raison pratique suppose l’existence d’êtres moraux dans un univers moral. Les fondateurs de l’université moderne ont accepté cette distinction entre deux types de raison et ont proposé que l’université moderne se limite à la raison pure – une raison dépourvue de toute considération de valeur et d’éthique.
Une autre hypothèse de départ des fondateurs de l’université Humboldt était que la recherche scientifique nécessitait des disciplines universitaires, chacune ayant son propre sujet et sa propre méthode d’investigation. Ces deux caractéristiques de l’université moderne – son engagement envers la raison pure et son engagement envers les disciplines universitaires – expliquent en grande partie pourquoi les universités ont tendance à perpétuer l’idée que le monde est mieux pensé en termes de substances matérielles et que les individus sont, essentiellement, des entités économiques vouées à la recherche de richesse personnelle.
L’université Humboldt a prospéré et est rapidement devenue le modèle de ce à quoi devrait ressembler une université moderne.
La logique qui sous-tend l’établissement de disciplines universitaires est claire. Il est impossible d’étudier tous les aspects de la réalité simultanément. Diviser la réalité en différents « sujets » permet au chercheur de concentrer son attention uniquement sur des parties ou des aspects de la réalité étudiée. Cette forme de recherche a connu un grand succès. Elle pose, cependant, de nombreux problèmes.
Notons d’abord qu’il n’y a pas d’endroit dans l’université où toute la recherche est synthétisée en un ensemble cohérent. Les « parties » sont vraisemblablement des parties de quelque chose, et une compréhension globale de n’importe laquelle de ces parties implique la façon dont elles s’assemblent et fonctionnent comme un tout. Pendant une courte période, les philosophes ont considéré que leur rôle au sein de l’université était de faire le travail de synthèse des connaissances, mais ce n’est plus le cas et ne l’a pas été depuis longtemps. Les philosophes se considèrent maintenant comme des spécialistes, travaillant aux côtés d’autres spécialistes, concentrés sur leur propre sujet.
Un autre problème, connexe et lié à l’organisation du savoir en disciplines, est que chaque discipline est libre de déterminer son propre point de départ – son propre « objet de recherche » – et donc, ses hypothèses initiales ne peuvent pas être remises en question au sein de la discipline elle-même. Remettre en question le point de départ initial d’une discipline, c’est se placer en dehors de la discipline, et les critiques provenant de l’extérieur de la discipline ont souvent peu de poids.
Dans le cas de l’économie, par exemple, le point de départ est l’hypothèse selon laquelle « les individus sont des entités économiques désireuses de maximiser leur richesse personnelle ». Les anthropologues ont une autre compréhension de ce que signifie être humain, tout comme les biologistes, mais les économistes ne sont pas obligés de prendre en compte ces autres définitions. Ils sont libres de définir leur discipline à leur guise. Compte tenu de cette façon d’organiser le savoir et de l’importance culturelle de l’économie dans la société contemporaine, on comprend aisément pourquoi les universités renforcent et légitiment l’idée que chacun de nous cherche à maximiser rationnellement sa richesse personnelle.
L’on peut établir des parallèles avec l’idée que le monde matériel peut être expliqué en termes de substances cartésiennes. Selon l’Oxford Learners’ Dictionary, la chimie est « la branche de la science qui s’occupe de l’identification des substances dont la matière est composée ; de l’étude de leurs propriétés et de la façon dont elles interagissent, se combinent et se transforment ; et de l’utilisation de ces processus pour former de nouvelles substances ».
La définition de Merriam-Webster est fort semblable. La chimie est « une science qui traite de la composition, de la structure et des propriétés des substances et de la transformation qu’elles subissent ». Notez dans les deux cas les références aux substances. Comme chaque discipline est libre de définir son propre point de départ, les développements dans une discipline n’ont pas besoin d’affecter la façon dont une autre discipline comprend ses hypothèses initiales. Parce que les chimistes pensent en termes de substances, tout comme les géologues, les météorologues, les botanistes et les biologistes, les universités ont tendance à soutenir l’idée qu’en fait, la réalité est mieux expliquée en termes de substances matérielles, malgré le fait que les physiciens rejettent cette idée.
Outre son engagement dans les disciplines universitaires, avec ses avantages et ses inconvénients en matière de fréquentation, l’université moderne se définit par son attachement à la raison pure. Selon les fondateurs de l’université Humboldt et ceux qui suivent leurs traces, l’université doit se limiter à la raison pure, c’est-à-dire à une raison libre de tout jugement éthique. Les faits et les valeurs sont par conséquent distincts.
L’accent mis sur les faits dépourvus de valeurs, ainsi que les disciplines universitaires, est ce qui fait la modernité de l’université actuelle. C’est une rupture radicale par rapport à l’université médiévale qui l’a précédée, et aux collèges d’arts libéraux qui ont longtemps perpétué cette tradition au XXe siècle. Pendant un millier d’années, l’enseignement supérieur se voulait une entreprise morale. Durant un millier d’années, l’enseignement supérieur en Occident n’a pas été simplement une affaire de Savoir pour le Savoir, mais plutôt de Savoir pour l’avancement du genre humain.
En 2008, Stanley Fish, un théoricien de la littérature et intellectuel connu et fort respecté, a fait paraître le livre Save the World on Your Own Time (Prière de sauver le monde dans vos temps libres). Il s’inquiétait du fait que certains professeurs d’université violaient les normes (les normes kantiennes) de l’université moderne et cherchaient à rendre le monde meilleur. Les biologistes peuvent étudier les effets du changement climatique et de la destruction des habitats sur les taux d’extinction, les sociologues peuvent étudier les taux de suicide – et le fait que les taux de suicide aux États-Unis ont augmenté de 24% entre 1999 et 2014 – et les économistes peuvent étudier l’inégalité des salaires – et le fait qu’entre 1980 et 2017, les salaires annuels réels aux États-Unis ont augmenté de 22, 2% pour les 90% des salariés les moins bien payés et de 343% pour les 0,1% des salariés les mieux payés – mais, en tant qu’universitaires, ils ne peuvent pas porter de jugement sur ces faits ou suggérer que nous sommes moralement tenus de faire quelque chose pour changer la réalité.
Et si les faits et les valeurs ne pouvaient être séparés et que l’hypothèse de Kant selon laquelle il existe deux types de raisons était fausse ? Et si les disciplines universitaires n’étaient pas le meilleur moyen d’acquérir des connaissances et de comprendre le monde ? Ce sont là des questions rarement posées par les critiques de l’enseignement supérieur. Est-il possible de repenser l’enseignement supérieur sur la base d’une autre compréhension, plus adéquate et cohérente, de la réalité ?
Le post-modernisme constructiviste
Deux des penseurs les plus originaux de la fin du XIXe siècle sont William James (1842-1910) et Henri Bergson (1859-1941). Écrivant après Darwin, tous deux ont cherché à donner un sens au monde en tenant compte du fait que les êtres humains sont des êtres entièrement naturels. Depuis Darwin, il n’est plus possible de supposer que les êtres humains sont métaphysiquement différents. James et Bergson ont tous deux commencé par supposer qu’il n’y a qu’un seul type de raison, et non pas deux. Les deux philosophes ont critiqué l’hypothèse de Descartes selon laquelle la matière était morte.
Un autre philosophe s’inscrivant dans cette tradition est le physicien mathématicien Alfred North Whitehead (1861-1947). À l’instar de James et de Bergson, la pensée de Whitehead a été profondément influencée par la biologie de l’évolution, mais il était également conscient des développements de la physique du XXe siècle, et plus particulièrement de la physique de la relativité. Whitehead a qualifié sa philosophie de « philosophie des organismes ». Aujourd’hui, sa philosophie est plus communément appelée « philosophie du processus » (en raison de l’accent qu’elle met sur les phénomènes plutôt que sur les substances).
La grande erreur de la philosophie occidentale, a soutenu Whitehead, est son incapacité à comprendre que ce sont les phénomènes, et non les substances, qui sont fondamentaux et que ces phénomènes sont des organismes qui réagissent à leur environnement. La réalité, pensait-il, est mieux comprise comme des phénomènes qui découlent d’un environnement particulier et qui y répondent.
Ce passage des substances aux phénomènes constitue une rupture radicale avec le matérialisme cartésien, tout comme la supposition que les phénomènes incluent les événements passés et y répondent. Tout ce qui est réel, dans cette perspective, a un certain degré d’autodétermination (aussi grand ou aussi insignifiant soit-il) et tout est lié à tout ce qui se trouve dans son environnement. La réalité n’est pas une grande machine, mais un réseau d’organismes momentanés qui réagissent à leur environnement.
En ne proposant qu’une seule façon d’être au monde, Whitehead a évité le dualisme des deux types de raisons. Si le monde tel que décrit par les scientifiques n’est pas strictement déterminé, si ses lois sont statistiques plutôt que déterminantes, alors la liberté ne doit pas se limiter au comportement humain. Être quoi que ce soit, de ce point de vue, c’est avoir un certain degré de liberté. Bien sûr, le degré de liberté varie énormément. Il n’y a aucune raison de supposer qu’un événement subatomique ait un degré d’autodétermination aussi élevé qu’un moment de l’expérience humaine. En fait, il y a tout lieu de croire qu’il n’en est rien. Cependant, dans une perspective whiteheadienne, tous les événements, aussi différents soient-ils, doivent être métaphysiquement semblables.
Si la liberté est universelle, alors il est possible d’évoquer les choix moraux des êtres humains sans présumer d’un autre type de raison.
Les êtres humains pourraient bien être le seul organisme sur cette planète à disposer d’une liberté et d’une conscience suffisantes pour être réellement en mesure de faire des choix moraux (bien que, du point de vue de Whitehead, il s’agisse en grande partie d’une question empirique), mais nous ne sommes différents que par le degré. Nous ne sommes pas uniques sur le plan métaphysique.
Parce que Whitehead a rejeté certaines des hypothèses de base de la pensée moderne – plus précisément, l’idée cartésienne selon laquelle il y a deux façons d’être au monde et l’idée kantienne selon laquelle il y a deux formes de raison – sa pensée a été qualifiée de post-moderne. Cependant, comme la forme première du post-modernisme est la forme déconstructiviste qui ne remplace pas le modernisme par une autre façon de penser le monde actuel, la forme de post-modernisme de Whitehead est appelée « post-modernisme constructiviste ».
Il est tout aussi possible de construire une forme d’enseignement supérieur sur une base whiteheadienne que sur une base kantienne. Pour ceux qui sont attachés à la tradition kantienne, une telle démarche est, à juste titre, assimilable à une hérésie. Mais il est bon de se rappeler que l’université Humboldt a rompu radicalement avec la forme d’enseignement supérieur qui l’avait précédée. Elle aussi était hérétique en son temps.
Une université post-moderne constructiviste
Une forme d’enseignement supérieur qui naît de l’hypothèse que la réalité est mieux comprise en termes d’ « organismes » momentanés et qu’un seul type de raison sera très différente d’une forme d’enseignement supérieur qui est née de l’hypothèse que la réalité est composée de bouts de matière isolés et de deux types de raison – théorique et pratique.
L’une des différences est qu’une université postmoderne constructiviste se dégagerait de ses hypothèses métaphysiques. Tant que les hypothèses métaphysiques restent à l’arrière-plan – comme c’est le cas dans l’université moderne – il ne peut y avoir de réflexion honnête sur leur adéquation et leur cohérence, ni de discussion significative avec ceux qui voient le monde différemment. Toute métaphysique est spéculative et il n’y a pas moyen d’éviter la spéculation. Mais il y a une vertu à être ouvert sur la nature de sa propre spéculation et à la confronter aux faits de son expérience personnelle et aux faits de la science. En expliquant ses hypothèses métaphysiques, ce nouveau type d’université expliquerait pourquoi elle rejette l’idée que le monde peut être mieux compris en termes de forces mécaniques uniquement et pourquoi elle rejette l’idée que les êtres humains peuvent être compris de manière adéquate en termes économiques.
Dans la perspective d’un post-modernisme constructiviste, les êtres humains (comme tous les êtres) sont des êtres profondément sociaux. Nous sommes ce que nous sommes en raison de nos relations avec la Terre, nos familles et nos communautés. Prendre soin du bien-être des autres et s’en réjouir n’est pas contraire à notre bien-être, c’est une partie de ce que nous sommes. La concurrence économique et la recherche de la richesse matérielle doivent être placées dans ce contexte plus large de coopération et de codépendance. Le début et la fin de tout n’est pas l’activité économique, mais plutôt l’intégrité et la bonne santé de la planète, et accessoirement, l’intégrité et la bonne santé des communautés humaines.
Parce qu’une université post-moderne constructiviste suppose que toutes les choses sont liées, elle ne s’organiserait pas en disciplines. Elle pourrait plutôt s’organiser autour de problèmes réels – mondiaux, nationaux et locaux – qui doivent être abordés. Plutôt que d’apprendre les notions d’une discipline, les étudiants se pencheraient sur la question ou le problème, en l’étudiant sous des perspectives et à des échelles multiples, dans le but d’en saisir l’ensemble.
La première étape pour comprendre un problème est de comprendre comment il est apparu, son histoire. Dans les universités modernes, l’Histoire est enseignée comme une discipline spécifique, mais on lui accorde très peu d’attention en dehors de cette discipline. Par exemple, l’histoire de l’économie ne fait pas partie du programme d’études en économie, pas plus que l’histoire de la biologie ne fait partie du programme d’études en biologie. Dans une université post-moderne constructiviste, une grande attention serait accordée à la compréhension du passé comme moyen de comprendre le présent.
Plus important encore, une université post-moderne constructiviste n’exclurait pas les questions éthiques lorsqu’il s’agit de questions qui touchent les êtres humains et d’autres créatures sensibles. De ce point de vue, la surpêche dans les océans, la déforestation et la contribution au dérèglement du climat ne sont pas simplement des questions « théoriques » ou « techniques » ; ce sont aussi des questions profondément morales et elles doivent être étudiées en tant que telles. De plus, les questions éthiques ne se limitent pas à la manière dont les êtres humains sont touchés par ces questions. Parce que toutes les créatures ont une valeur intrinsèque, elles méritent toutes une considération morale.
En somme, l’université post-moderne comprendrait l’objectif de l’enseignement supérieur différemment de l’université moderne. Le but de l’enseignement supérieur n’est pas de découvrir des faits bruts ou de promouvoir l’activité économique, le but de l’enseignement supérieur est de promouvoir la valeur – de rendre le monde meilleur.
Conclusion
En plus d’examiner de manière critique le fonctionnement de l’université moderne, il importe de critiquer son fondement même – ses hypothèses fondamentales. Pour citer le philosophe et critique social John Cobb Jr. : « Si nous voulons une société dans laquelle le sentiment d’appartenance est fort, où les gens se soucient les uns des autres et où il existe un engagement fort pour le bien commun, nous avons besoin d’une métaphysique qui montre que nous faisons en fait partie de sociétés plus vastes et que nous n’avons pas d’existence en dehors de nos relations avec les autres ». Nous avons besoin d’universités qui prennent cette métaphysique au sérieux.
Les établissements d’enseignement sont fondés sur certaines hypothèses sur la réalité (c’est bien obligé) et ces hypothèses déterminent ensuite comment nous structurons nos établissements d’enseignement et comment nous réfléchissons à la réalité. Ce que nous appelons l’université moderne a maintenant plus de deux cents ans. Elle a connu un énorme succès en soi, mais elle est aussi extrêmement problématique. Elle soutient l’idée que le monde est une grande machine sans valeur et l’idée que les êtres humains sont avant tout des unités économiques et que la croissance économique est un grand bien. Elle s’engage à rester sans valeur tout en soutenant, au moins tacitement, la valeur du progrès économique.
Les universités sont des institutions sociales indispensables. Il est essentiel d’examiner d’un œil critique les idées qu’elles soutiennent, explicitement ou tacitement, et qui constituent leur fondement – ainsi que leurs hypothèses initiales.
Biographie
Marcus Ford est l’auteur de l’essai Beyond the Modern University (2002) et œuvre actuellement à la création du Collège Flagstaff à Flagstaff, en Arizona. Il a enseigné au Collège Eureka et à l’Université Northern Arizona.
Références
Provine, William B. 1994. Darwinism: Science or Naturalistic Philosophy? The Debate at Stanford University, William B. Provine (Cornell University) and Phillip E. Johnson (University of California, Berkeley), videorecording © 1994 Regents of the University of California.
Griffin, David Ray. 1992. Founders of Constructive Postmodernism. Albany: SUNY Press.