Désert désir (extrait)

Par Claire Varin

     C’était l’époque où j’hésitais entre la sainteté et la sagesse. Depuis près de vingt ans, j’avais égrené un chapelet d’amants. Tant d’années à vaquer aux vanités, tant d’étincelles explosées dans l’air insalubre, tant de cœurs supposément brisés! En vain vraiment? Toutes ces morts pour ne pas moi-même mourir? Tuer avant d’être tuée n’était-il qu’un cliché avec lequel jonglait la psychologie? 

       Je renonçais maintenant à la sensation pour la sensation ou pour le plaisir de ceux dans le regard de qui je contemplais mon propre mystère. Vingt ans d’absence à soi, le temps de conclure une alliance avec l’Invisible, puis retour dans la force de l’âge pour rechercher ce qu’il y avait à trouver. 

      Outre le concept de destin, celui d’amour m’enchaînait toujours malgré quelques tâtonnements pour m’affranchir de l’esclavage des idées. L’amour qui incite à parler dans les langues des terriens et des anges, et sans lequel nos mots ne sont rien d’autre que des roulements de tambours…

      Je vivais seule, entourée d’animaux : une paire de chattes et un couple de tortues aquatiques. Un père de famille me courtisait. Je repoussais de peine et de misère ses assauts assidus par amitié pour son épouse et par refus d’être la fleur éphémère d’un papillon volage. Si l’on savait les incessantes supplications d’Adam qui menèrent Ève, enfin excédée, à arracher la pomme à son écrin feuillu pour la lui tendre…

      C’était l’époque où j’hésitais entre la sainteté et la sagesse, entre la perfection et la compréhension. À l’heure où les gourous en tout genre ravageaient l’Occident. Où les sceptiques essaimaient sur une terre polluée par le scientisme ambiant. Où les malades de la civilisation répondaient en nombre à l’appel de la mort. Où les déprimés, les ténébreux et les ironiques avaient bonne presse dans les journaux et la littérature. Moi, j’étais si vivante. Je voulais chanter pendant que le monde étouffait, que la planète hurlait. Chanter loin des chasseurs assassins. Chanter, oui, mais pas n’importe quoi. Chanter une nudité rivale de celle des corps étalés à la vitrine des sociétés américaines. À l’aube du XXIe siècle, chanter une clarté totalement démodée et une paix qui, foi de moi, se dégusterait un jour.

    À court de ce dynamisme vital aux excès de la sainteté, je penchais du côté de la sagesse, probablement moins vorace. Toujours penser à Dieu et à ses lumières, tant d’efforts ascensionnels exigeaient une concentration dont j’étais privée. Il me gardait de toujours penser à Lui… Et puis, je finis par le comprendre : inutile de souhaiter me fabriquer une sainteté; celle-ci s’obtenait naturellement ou, plutôt, divinement. 

(…) 

     J’appréciais cette marge où je me tenais, vagabonde au bord du vide, saoulée par le vin et les venins de la vérité. J’avais le temps de caresser un chat, je le prenais ce temps acquis au prix de petits sacrifices, vite oubliés, de l’ordre des portes fermées aux mondanités où je savais évoluer, moi, bourgeon sauvage désireux d’éclater et apte à imiter la rose cultivée. Le château des illusions princières, le mien, était écroulé. Merveilleuses ruines. Le château des apparences, je l’abandonnais à ceux qui, par moult futilités et concessions aux modes, l’entretenaient. Les décombres du palais dans mon dos, que restait-il? Une femme dépouillée de son corset de désirs synthétiques. 

     Commettais-je ainsi hara-kiri? Tous les jours, la nature enfonce dans son propre ventre les lames de la mort. Je tuais en moi pour me donner la vie. J’immolais le désir sur l’autel de l’amour; j’abattais l’illusion sur le marbre de l’éternité. Long anéantissement. 

     Solitaire en ma demeure, assise à la lueur d’une bougie, j’accomplissais un rituel pacifique deux fois par jour, à l’aube et au crépuscule. Je pressentais les effets bénéfiques de la régularité. Deux fois par jour, je m’installais dans le silence. Deux fois par jour, je devenais le désert. Entre temps, celui-ci s’étendait peu à peu sur ma journée, sur le monde matériel et ses mirages. Il envahissait l’espace de ma vérité. J’essayais de préserver en moi ce désert, sa vigueur, ses immensités, sa clarté. C’était l’amour, cette ouverture. Cela ne lui ressemblait pas? Détrompons-nous. 

       Je voulais sortir du temps pour ne pas mourir. Sortir de l’heure. Parfois, me talonnait la tentation d’être de mon temps. Mais j’étais née pour me soustraire.

       En personne avertie, je persévérais dans mes séances d’immobilité. Au début, le corps et l’esprit rechignaient à décélérer, mais je savais l’effort de la volonté un prologue à la facilité de la grâce. D’abord le flot des pensées, puis l’apaisement. D’abord une faim tenace, puis la multiplication des pains. Je m’initiais à cette arithmétique-là. Deux plus deux égale cinq avant d’égaler sept, par accroissement qualitatif et synergie à l’œuvre. Je suis plus que moi-même. Voilà la réalité.

     Donc, je m’astreignais à ce que les plus sincères nomment « méditation »  et quelques futés, « recueillement ». J’appelle cet acte respirer et vivre. Une espèce de relaxation dans l’action. Notre quête ne consiste-t-elle pas à expérimenter la plénitude d’être vivant? Je me tenais ainsi immobile, assise en silence, le plus souvent assistée de mon mince chat gris enchanté de mes ablutions à la fontaine de tranquillité. (…)

     Je m’inventais des personnages avec qui dialoguer pour m’extraire de mon soliloque. Ou plutôt : ils apparaissaient dans mon champ mental sans convocation, et j’en profitais. Le dernier en date, le plus attachant, s’appelait Ibraïm. Coiffé d’un turban et chaussé de sandales, il portait une tunique de la couleur du sable. Un vieil habitant du désert. Ceint de silence et indifférent à l’écriture, il jouait néanmoins de la parole et causait avec moi qui, prétendait-il, lui ressemblais. Nous devisions de choses et d’autres. Des animaux, par exemple, portions de divinité, qui m’enseignaient l’abandon à la grâce de vivre en chair sur cette planète belliqueuse aux muscles hypertrophiés à force de charrier le poids de tant de morts. Au début de nos rencontres, Ibraïm parla ainsi :

       Je suis le maître des chevaux et des vieilles habitudes. 

      Le cheval aux hanches de gazelles et aux jambes d’autruche sent tout mais ne dit rien sinon hennit. Les chevaux sont comme les dunes du désert. Tout en courbes et déplacés par le vent, remués par l’air. Serviteurs du mouvement. 

      Qui te domptera, toi et tes blessures?  

      Respire la lumière qui réchauffera ton ventre. Je m’en vais mais reviendrai.  

     Qui de moi, par le concours de ce personnage, s’entretenait avec moi?  Mon alter ego? L’une de mes personnalités secrètes? Mon inconscient désentravé? Mon animus? Si ça me servait à mieux être, à espérer et aimer, c’était bon. De fait, la présence de cet Ibraïm me réconfortait.

     Il ne cherchait pas à me confondre, mais à me réveiller et s’adressait à mon ombre. À la vie de me guider vers la saisie des mystères successifs aux voiles innombrables. Même s’il me laissait souvent en plan, je dénichais ma pâture dans le sable de ses images. À l’instar de mes tortues qui distinguaient tôt ou tard les vers séchés à la surface de l’eau et mon visage collé contre la vitre de l’aquarium. J’étais l’une des leurs, en mode accéléré. Intelligence des tortues? Oui. Intelligence de la terre qui tourne sur son axe. Les tortues s’éternisaient-elles dans le désert d’Ibraïm? Des tortues terrestres comme celles qui se livraient au combat dans le désert américain? 

     Ibraïm m’affirmait venir de l’Arabie du Ve siècle sans spécifier toutefois dans quel coin de cette péninsule il vécut alors. Aucune importance, bien sûr, pour ce sans-corps. Je ne me risquai pas à l’interroger par peur de le voir s’évanouir devant mon appétit de savoir ou que la vision ne s’embrouille. Et puis à quoi bon demander : écouter s’accordait à la situation et opiner à la concision qu’il démontrait :

     Le désert des plaines d’Arabie était ma maison sur terre. 

    Des plaines en Arabie? Me fallait-il croire mon personnage envers et contre la géographie actuelle, indiquant une zone de plateaux sur 90 % du pays? Où s’étalaient les plaines? Mon atlas en mentionnait une à l’ouest, le long de la mer Rouge et d’autres, à l’est, près de la côte du golfe Persique. Bien. Mais mieux encore : sur une carte ancienne, la vaste Arabie des mille et une nuits se composait de trois régions : l’Arabie Heureuse, l’Arabie Pétrée et… la Plaine Déserte, la steppe rude, aride, qui ne riait pas, contre le désert de la Syrie d’antan. 

      Ibraïm connaissait les livres du désert, du sable et du vent. 

      Tu es entre leurs pages.

   Plaisir d’entendre celui qui, le sable aux doigts, disséminait les grains de la Vérité. Ibraïm visionnait allègrement les millénaires, fort de vivre aujourd’hui dans l’Esprit qui autorise l’ubiquité temporelle et la vue omnidirectionnelle.

     Tant de questions sur sa vie, restées sans réponse! Pourquoi s’imprima en moi la graphie Ibraïm et non Ibrahim, prénom plus orthodoxe, hommage à Abraham l’ancêtre commun des cœurs chrétiens, hébraïques et musulmans? Ibrahim, du nom dont bien des décennies plus tard, Mahomet désignera son fils, mort peu après sa naissance. Ibraïm. Avec ces deux petits points sur la voyelle qui se tient debout. Une simple fantaisie? Descendait-il de la grande race yéménite du sud de l’Arabie, refoulée au nord? Ou de la race de Maad, maîtresse des villes du centre de l’Arabie Saoudite? Tête ronde ou allongée? Lignées adverses de Qahtan ou de Qais? En vain ai-je fouillé les manuels d’histoire. Peine perdue : aucune conclusion probante sur l’identité du personnage. Il aurait fallu m’en ficher, envoyer promener cet Ibraïm et mon obsession : savoir s’il existât bel et bien en l’an 450 et porta ce nom et dressa des chevaux. Je ne peux prouver la réalité d’Ibraïm, mais, par la chamelle de l’ancêtre, je garantis son existence entre les couches de mon être illimité et celles du temps dans un espace libéré des conventions terrestres. 

     Pourquoi ne pas m’avoir déclaré être le maître des « chameaux »  plutôt que celui des chevaux? Les Arabes du Ve siècle élevaient surtout des dromadaires. Rares étaient les chevaux, un luxe, m’instruirais-je plus tard, car ils exigeaient l’eau dont les chameaux se passaient des jours durant. Maître des chevaux, Ibraïm vécut donc près d’une oasis? Doté d’une certaine richesse? Un cheik? Je l’instituai homme respectable, chef de tribu.

     En ce lieu-dit de la littérature, je n’invente pas un roman historique. Je cherche la vérité, plus palpitante que la légende. L’Histoire est une fable qui flirte avec les faits magnifiés et les faux héros. Inutile de poursuivre mon enquête sur un hypothétique personnage, une personnalité passée à la postérité : Ibraïm, invisible pour les historiens, héros anonyme comme les nomades du Ve siècle ou les ouvriers des manufactures de l’ère industrielle. Il me servait de prétexte, boomerang, muse, malgré que j’aie songé à le chasser de mon bassin d’images, mais je suis loyale envers mes visions. 

     L’Arabie d’Ibraïm. Celle de mes lectures d’enfance. Pays de la reine de Saba, des Rois mages, des Mille et Une Nuits. L’Arabie, au XXe siècle devenue saoudite sous Abdulaziz Al Saoud qui lui donna son nom. En plus de jouir de maintes concubines, ce roi fondateur de l’Arabie « moderne », possédait tout près à sa disposition un quatuor d’épouses, nombre légitimé par le Coran dans une tentative de restreindre la polygamie débridée de l’époque : 

      Si vous craignez de ne pas être équitables envers les orphelines,
      il vous est permis de vous marier, à deux, trois ou quatre femmes!
      Si vous craignez de manquer d’impartialité envers elles,
      prenez une seule femme ou les captives que votre droite maîtrise.
      C’est plus sûr, pour ne pas être inique. 

     Selon les recommandations de Mahomet, l’homme pouvait contracter mariage avec quatre dames et prendre des esclaves conquises à la guerre, pourvu que — chose rare à l’époque? — il les traite toutes également — est-ce possible? — et les fasse bien vivre. Ainsi, une flopée de concubines forcissait fréquemment les familles. Pendant plus de deux décennies, Mahomet incarna le mari loyal de Khadija. De quinze ans son aînée, cette Khadija rachetait les esclaves au marché pour les affranchir. Une fois sa douce décédée, le Prophète s’appropria douze femmes! Tsss! Mahomet! Et les quatre suggérées? Et la polygamie débridée? On compte, dans cette douzaine, deux juives, une copte et Aïcha, épousée à l’âge de six ans puis, trois ans plus tard, déflorée. 

      Ah, l’Arabie! Même ses singes s’édifient des harems. En effet, les babouins hamadryas mâles se volent entre eux des bébés de sexe féminin et pourvoient personnellement à l’éducation des mineures : à l’heure de la toilette, ils présentent à une petite leur dos à gratter et, par la violence, éduquent parfois une fugueuse intrépide à la fidélité. Le sérail des singes d’Arabie, une dizaine de femelles en général, est parfois moins fourni que celui de ses rois…

      Est-ce vrai ou faux que le souverain Abdulaziz s’accoupla à trois cents femmes de diverses factions pour s’assurer la loyauté des tribus de son royaume fondé entre les deux Guerres mondiales? Pourquoi tomber des nues? L’un de nos plus prestigieux ancêtres à la sagesse réputée, le roi Salomon, conclut des alliances en épousant les filles de ses rivaux, dont celle du pharaon d’Égypte. Plus performant qu’Abdulaziz, l’illustre Salomon aurait épousé sept cents princesses et pris trois cents concubines… Et David, son père, et Moïse et Abraham lui-même? 

      C’était dans la nuit des temps et l’Histoire est une fable qui flirte avec les héros factices et les faits magnifiés. L’étoffe des héros est un tissu de mensonges. Jacques Prévert abondait en raison. Lors de l’ensevelissement d’Abdulaziz, on aurait recensé sur son corps quarante-trois cicatrices de blessures par poignard, sabre ou épée, un nombre égal à celui de ses fils. Quant à ses filles… en Arabie, le registre public ne consigne ni leur naissance — généralement source de honte et d’affliction — ni leur mort. 

      Jamais je n’aurais pu aller en Arabie et retracer des preuves de l’existence d’Ibraïm : je ne suis pas l’épouse d’un conseiller financier invité dans le royaume ni celle d’un diplomate en poste à Riyad… Riyad, morne capitale sans cinémas, cafés, poètes ou espaces verts sinon dans le quartier des ambassades, envers et contre la signification du nom de cette cité : Jardins. Jamais je n’aurais pu aller en Arabie, moi, porteuse d’une double tare, celle d’être une femme et une infidèle, car non musulmane. En tant que chrétienne, je suis une vilaine polythéiste, une associatrice, pour Lui accoler d’autres divinités, pour endosser la Sainte Trinité. Ce dogme, je le dévoie d’ailleurs, le reformulant à ma convenance : MATIÈRE DES MOTS, ESPRIT DES LETTRES, ÂME DES SONS. Trinité du Verbe. Il n’y a pas trois personnes coéternelles pour les musulmans qui psalmodient, au cours des cinq prières quotidiennes, La ilah ila Allah : Il n’y a de réalité que la Réalité, énoncé mieux connu comme Il n’y a de Dieu que Dieu

      Pourtant je m’en remets à Lui, moi aussi, car l’islam est nommément la soumission à Dieu. Je consens. J’accepte Sa volonté sans en glisser mot à quiconque, contre les vents et marées du matérialisme où l’Occident me contraint de surnager. Ainsi, il n’y a pas, à mon avis, de mauvaises nouvelles. Que de bonnes. Puisque tout vient de Lui. Mais je me tais à ce chapitre et, comme mes semblables, cache mal, devant le trépas d’un être cher, un chagrin qui blesse le dessein du tout-puissant Détenteur du droit de vie et de mort sur ses créatures. 

      Moi, étrangère du XXe siècle au XXe siècle, née dans cet Occident, « antre d’entremetteurs, fange de stupre aux franges de l’Islam », tel que le profère un journal d’Arabie. Moi, Occidentale c’est-à-dire, pour la plupart des Saoudiens, prostituée : je montre visage, cheveux, bras et jambes; je conduis une voiture, roule à vélo, voyage sans l’autorisation de mon père ou d’un mâle de la famille; longtemps, j’ai vécu seule et, de surcroît, dans l’état de célibat, pour les musulmans, synonyme d’irresponsabilité sans égard au sexe des solitaires; je bois également le vin de la vigne, déguste l’alcool interdit par l’islam depuis ses quatorze siècles d’existence. 

(…)

     Inconcevable aujourd’hui de franchir les frontières d’Arabie férocement gardées, travestie en homme, comme Isabelle Eberhardt en Afrique du Nord au début du siècle. Plus chanceux, certains prêtres occidentaux obtiennent leur visa d’entrée déguisés en ingénieur ou en technicien. Sous le toit de leur ambassade, ils murmurent une messe clandestine, vu la brouille vivace entre l’Arabie et la liberté de religion. Proscrits du royaume, les prêtres et les sapins de Noël, les baptêmes, les crucifix et les sacrifices du corps et du sang du Christ. Pourtant, selon la sourate 5 du Coran, ceux qui sont les plus proches des musulmans par l’amitié sont ceux qui proclament : « Nous sommes chrétiens. » Cela tient à ce que les chrétiens ont parmi eux des prêtres et des moines et qu’ils ne s’enflent pas d’orgueil.  

      Le royaume d’Arabie où règne le riyal, commet l’adoration du Veau d’or. Culte de l’argent, du pouvoir, de l’autorité : malsaine Trinité, polythéisme camouflé sous le fard de l’unicité? Jusqu’à récemment, le roi Fahd était médaillé des olympiades mondiales de la richesse avec ses vingt milliards de dollars américains. Une bonne part des mille et un princes et princesses de la famille dirigeante des Al Saoud collectionne palais, voitures, diamants, domesticité asiatique, gardes du corps et flagorneurs natifs et internationaux. Le chef de la monarchie absolue se nomme lui-même Gardien des deux Lieux saints, Médine et La Mecque, interdits à une non-musulmane telle que moi. Tout comme la plus prosaïque piscine ou les tennis du centre sportif conçu pour les diplomates étrangers, à l’accès désormais prohibé aux épouses. 

(…)

      Je suis dans un rêve d’Arabie où les nomades meurent parfois de soif; où l’ennemi, point à l’horizon de la steppe ou géant surgi au détour de quelque dune proche, est un moyen, un moyeu, une force de propulsion vers la bienheureuse insécurité, celle qui met en mouvement, célèbre la création, le voyage et le dépouillement. Ne rien conserver, ne pas s’attacher, ne rien emporter avec soi, lutter à bras-le-corps contre l’adversaire ou partir ailleurs, loin de lui, à cause de lui, et refaire le monde, le recréer.  

      L’Ibraïm de mon rêve, inévitablement un guerrier — même Mahomet, le « sceau des Prophètes », le sera. Ne répandait-il le sang de l’ennemi qu’en cas d’extrême nécessité? Comme tout bon Bédouin y compris Mahomet, butina-t-il le bien d’autrui, la razzia constituant, outre la chasse et l’élevage, l’une des rares occupations de survie économique dignes d’un homme libre?  J’imagine que, chef, il régna avec justice sur sa grande famille sans opprimer ni punir; assurément cheik non par hérédité, mais pour cause de générosité, patience, courage et sens de l’hospitalité. 

      Ibraïm, je le veux, saluait le pouvoir féminin même si des mâles de son temps commettaient l’infanticide de bébés femelles en les lançant du haut des airs ou en les enterrant vivantes, par enfouissement dans le sable, pour éviter de verser le sang de leur sang; même si des chefs de clan réduisaient les veuves en esclavage lorsqu’ils ne souhaitaient pas les épouser; même si les femmes croulaient sous la tâche : corvée d’eau et de bois pour le feu, tissage et réparation des tentes et tapis, soins des enfants et du bétail, cuisine, transport des charges durant les déplacements, en plus des combats occasionnels aux côtés du mari dont l’activité principale consistait à s’occuper de la guerre offensive ou défensive. Néanmoins, les femmes de l’ère préislamique choisissaient leur compagnon et certaines conditions telles l’exclusivité : pas question alors d’en épouser une autre ou d’héberger une concubine. Sous leur tente, elles pouvaient recevoir l’époux ou des visiteurs masculins; se déclarer « fâchées »  contre leur homme et, selon leur bon vouloir, pour un temps fixé par elles, se retirer chez leurs parents. Des femmes libres plantaient en outre devant leur tente un fanion qui appelait le voyageur. Ces courtisanes des sables maîtrisaient quelque instrument de musique et possédaient esprit, joie et beauté. Ibraïm croyait les femmes nanties du don de la « lumière solidifiée » sous forme d’enfant. Il me l’a dit. Le nouveau-né concrétisant la lumière qui traverse la mère. 

    Toi, tu es femme pour matérialiser la lumière depuis l’ombre et les grandes questions, me déclarait mon personnage. 

      Le siècle où Ibraïm déroula son existence terrestre prolongeait, autour de l’Arabie, dans les déserts d’Égypte et de Syrie, la floraison des ermites, amorcée une centaine d’années auparavant. L’âge d’or des Pères et Mères du désert, sages ou extrémistes mais tous forcenés de Dieu et désireux de connaître l’inconnaissable. On retient aujourd’hui le fanatisme de quelques-uns, leur fougue dans l’ascèse, source d’orgueil à laquelle les vétérans recommandaient aux novices de ne pas boire. Les premiers amateurs du désert en esprit insistaient sur la simplicité et l’accomplissement des tâches domestiques. Ils esquivaient le sublime, le sensationnel ou l’ésotérique.

      Passèrent à la postérité les stylites, ermites qui vivaient sur une haute colonne pour être plus près du ciel, empoignant ainsi à bras-le-corps la métaphore; les reclus, dans des cavernes, tombeaux, arbres creux ou cages construites de leurs mains où personne ne pouvait rester ni debout ni couché; les dendrites qui, ailés, se perchaient pour des années dans les arbres; les brouteurs, moins aériens, qui marchaient à quatre pattes et se sustentaient d’herbes et de racines; les stationnaires qui ne marchaient plus et se tenaient debout sans mot dire, vêtus d’immobilité sous les yeux des passants. 

    Comment, face à tant de zèle, ne pas apporter une modeste contribution par mon immobilité biquotidienne, diurne et silencieuse? Et par-devant toutes les saintes dont celles de l’islam? Nafisa, par exemple, qui creusa sa tombe de ses propres mains et y descendait pour réciter l’intégralité du Coran; puis Râbia, la Thérèse d’Avila musulmane, qui, par sa sainteté légendaire, en imposerait comme nulle autre aux hommes exigeants de sa race. Cette ancienne chanteuse vendue comme esclave, son propriétaire la libéra à la vue du halo sur sa tête à l’heure de son dialogue agenouillé avec son Dieu. 

      Oh mon Seigneur, les étoiles brillent, les yeux des hommes sont clos, les rois ont fermé leurs portes; chaque amoureux est seul avec son aimée et moi je suis seule avec Vous

      Toutes ces prières de Râbia dans la nuit et ces jeûnes journaliers, ces richesses rejetées, offertes par des admirateurs ou des prétendants éconduits. Cette brique pour oreiller. Ce désir si fort et si fou de ne jamais être coupée de Lui au point de ne garder aucun couteau à demeure, de peur que même le symbole ne l’en sépare. La blessure enfin que ce talent pour le renoncement provoquait en moi. L’inabordable étoile de la sainteté. Plutôt que Victor Hugo ou George Sand, ce sont les mystiques qu’il aurait fallu mettre à l’Index, comme sœur Angèle de Foligno avec son Livre des visions :

     En cette connaissance de la croix, il me fut donné un tel feu que, debout près de la croix, je me dépouillai de tous mes vêtements et m’offris toute à lui. 

     Ou le père Gracian dont le récit narre avec force détails macabres les aventures posthumes de sainte Thérèse, exhumée à quelques reprises pour exhibition devant ecclésiastiques, et démembrement consécutif : ici, la main gauche, là le bras; plus tard, un pied et un morceau de mâchoire atterrissent à Rome, une menotte à Lisbonne, un œil et autres morceaux en Espagne, en France. Ingénu, le chroniqueur avoue avoir coupé un doigt de la sainte à titre de relique portative.

 (…)

      Au désert, Ibraïm se parait d’impénétrabilité. C’était sa fierté. Son humilité, il l’offrait à Allah, la tête contre le sable, deux siècles avant Mahomet : l’Arabie existait avant le Prophète et le Coran qui poussera ce pays sur la scène de l’Histoire. La Mecque avait été un centre d’idolâtrie païenne. On s’y inclinait face à la Kaaba, autel érigé par Abraham pour commémorer l’intervention de l’archange Gabriel juste avant l’immolation de son fils sur le mont Horeb. La péninsule arabique au Ve siècle : une immense foire. Juifs, chrétiens et païens notamment transitaient dans ce creuset de croyances diverses en un Dieu unique ou en des divinités mâles et femelles. S’y échangeaient produits et prêches, victuailles et vêtures arrivées par voie de chameau. 

     Mon Ibraïm, statuai-je, s’acquittait des devoirs d’hospitalité, à la charge du cheik. En l’honneur du voyageur accueilli indépendamment de sa foi, on immolait une bête et organisait une réception. Mon personnage était accueillant, mais pas autant que l’« hôte des loups » : chaque fois que celui-ci entendait hurler un loup, il lâchait pour le mammifère une de ses chèvres afin qu’on ne le juge pas, envers quiconque, inhospitalier. Ibraïm décidait également de la levée du camp et du lieu de la prochaine étape grosse d’un autre départ vers une autre étape, caravane sans fin de l’errance à la merci des rares chutes d’eau et des spores et bactéries latentes dans le sable. Au rythme des saisons et des guerres intertribales, au gré des pâturages inconstants et des nécessités d’approvisionnement. 

      Ici nous sommes cent. Nous formons une communauté. Les humains et les bêtes interagissent, accomplissant les lois naturelles. Attraction et répulsion. Ça vaut pour nous tous, hommes et bêtes. La chèvre déteste sa voisine et accourt vers cette autre là-bas. On ne sait pourquoi. Mystère des corps énergétiques. Va vers ce qui t’attire, fuis ce qui te repousse. C’est d’une telle simplicité. C’est une solution à bien des problèmes. 

         L’évidence est dense même si elle paraît vide de sens. 

     Ibraïm était littéralement à des siècles de ces cheiks modernes qui roulent en automobile et s’adonnent à l’art de la fauconnerie, laissant paître à demeure un ostentatoire troupeau de dromadaires, insigne de leur richesse. Juchés sur le dossier de leurs quatre roues motrices, ils trucident ce qui court en territoire d’Arabie, ces lapins assassinés à la mitraillette sous les projecteurs, et ces gazelles sur la peau desquelles on grava au calame les premiers brouillons du Coran au temps du Prophète vieillissant. Ils tuent ensuite sans merci ce qui vole en pays étranger, après leur dévastation des faisans de l’Arabie. D’autres que les rois arabes, bien sûr, exterminent des races animales. Nous savons la tuerie apatride. Les chasseurs maures, romains, européens ou touaregs massacrèrent la faune saharienne, les éléphants carthaginois, les lions de l’Atlas, les autruches et les crocodiles vautrés dans les mares, vestiges vivants de l’ère quaternaire humide. 

       Ibraïm, arbitre plutôt que tyran. Dans cette Arabie préislamique dite de l’ignorance, on le consultait même sur les choses sexuelles dont il m’entretint avec une terminologie marine insolite dans la bouche d’un homme du désert. Mais puisqu’il contemplait les siècles… et que les déserts furent jadis des océans… et que les dunes imitent des vagues figées, pourquoi pas? Ibraïm émergeait des eaux originelles et flottait dans celles de ma mémoire…

 

 

 

***

Ph. D. en littérature, Claire Varin a aussi étudié le journalisme. Directrice de six collectifs dont Avec Monique Bosco (2017), elle a publié huit livres, parmi lesquels Rencontres brésiliennes (2007), La Mort de Peter Pan (2009) et Un Prince incognito (2012). Son dernier titre est un essai sur la complexité de nos rapports aux animaux (Animalis, Leméac, 2018). Certains de ses textes ont été traduits en anglais, en espagnol, en italien, en roumain et en portugais, dont Línguas de Fogo (2002), essai sur l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector. www.clairevarin.com

 

Références 

Varin, Claire. 2001. « Désert désir », roman. Laval : éditions TROIS. ©Claire Varin, tous droits réservés. Extrait choisi par l’auteure et reproduit ici avec son autorisation. 

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