Par François Baril Pelletier
Je suis grand fleuve, grande rivière
Je palpite comme l’œuf dans les gorges
Jusqu’à la rouille des sables
Jusqu’à la sève et la morve
Jusqu’au sel
Des ponts, des vagues
Dunes chantées par les pèlerins
le sable !
creusé par les voyageurs de lunes
et des étoiles
la plainte passant par les gerbes
*
Je suis grand fleuve
Je chante les équinoxes
dans la langue des ancêtres
Je suis grand fleuve
grande rivière
passage pour les éperviers
Je suis la beauté de la glace qui se brise
alliée à l’œuvre indéniable
de l’eau
qui coule
*
J’ai la douceur grise du phoque
et la rousseur des loutres
J’ai le printemps du renard
et la voix du cygne
la douce et tendre voix
du cygne
dans la grand-chasse
les danses du loup-cervier
*
J’ai marché, longtemps marché
sur des horizons que vous n’imaginez
avec dans le sang
des onguents
de serpents chinois
Et j’ai porté la flamme belle
vers l’élysée des rives mornes
vers l’élysée des larmes
*
Je suis la tombe
et la carapace vide
de la tortue
sous les draps d’un destin
un enfant dans les vagues
l’essence d’une conception
dans les couvertes
la mort d’une naissance
*
Je suis grand fleuve, grande rivière
Je m’évapore dans les fjords
Je deviens les nuages
Je contemple la terre de là-haut de là-bas
les abîmes du monde
le sang qui coule parmi nous
Je suis grand fleuve, grande rivière
Je l’oublierai sûrement
lorsque votre mémoire également se fanera
dans les gorges
de notre disparition
*
Quand j’étais une île parmi vous
j’ai marché sur les galets
j’ai creusé
au delà de la peau
au large d’un grain de sable
une contrée
j’ai lutté pour
voir la lumière percer l’or de ma loge
je me suis vidé de tout ce rembourrage
et j’ai trouvé derrière moi
en moi
un cheval blessé porté par un enfant
*
Qui m’appelle dans ce sombre lieu
qui a voulu voir mon visage
parmi les parois de la terre
Personne ne me cherchait
Je suis resté
entre les couches de sédiments
et pas une marée
ne m’a gonflé le ventre
d’étranges résidus
dans cet antre au corps épais
*
J’ai coulé
jusqu’ici
sans mot et sans histoire
et la semence comme une empreinte aux lèvres
Je vous ai secourus
vous amants de l’agrément
chercheurs de métal
Vous avez trouvé en moi les sources
sombres et désirables
de votre accomplissement
*
Ils sont venus des fleuves d’en bas
Ils sont venus armés
d’une hache
et d’une danse macabre
tellement
que personne ne m’a cru
Ils ont laissé leur marque
sur ma tête et mon front
de sang gantés
et leur rouge, belle gorge
*
Parmi la vague causée par la tempête
ai-je besoin de me faire entendre
ai-je besoin de dire
ou dois-je plutôt me faire muet comme une épave
pour écouter chanter le vent par les failles
de mon cerveau
*
Pour vous
ai-je besoin de faire un fracas
le bruit de l’artifice
ou faire l’écriture de mon nom
en ces hauts-lieux interdits
avec de la graisse de mouton
*
Me faire plus petit que le mot
ou que le refrain de ma naissance
celle qui n’a jamais cessé
telle un murmure
à l’oreille
Pour que vous m’écoutiez
dois-je prendre la parole
qui me persécute
*
Avant que la mort ne me prenne
j’étais ici bien vivant
à chercher le refuge
dans la demeure des étoiles
à voir s’étaler le soleil et les aubes
sur l’orifice de ma grotte
*
J’étais là dans le creuset
des horizons
dans la courbe des sables
parmi les brumes et les forêts
sur la hauteur des collines
oui, j’étais présent parmi vous
et j’ai donné
je me suis donné
plus qu’un aveugle au chasseur
ainsi que le faon aux loups
*
J’étais là avant l’aube
avant la terre et le feu
J’étais là avant la misère et
les bruits qu’on entend jusqu’au bout de la terre
J’étais là avant le fruit qui éclaire
avant la pourriture du cadavre
que le silence dévore
*
Puis, vous m’avez remercié
de vos carrousels de plastique
Vous avez saisi
pour qu’ils deviennent vôtres
mes temples et mes rizières
Vous m’avez abreuvé
d’une liqueur épaisse
et remis la vase éteinte
prise entre vos organes
*
Je suis grand fleuve, grande rivière
et quand m’acclamera la terre
tout se pliera pour entrer
dans mon corps de bouée
Je suis grand fleuve, grande rivière
et tous mes frères le savent
lorsque vous verrez le monde
et l’être à l’agonie
chercher leur délivrance
ouvrez mon corps épais
et entrez
vous verrez mon pays
le pays du sang
***
Né à Montréal, François Baril Pelletier a vu du territoire ; il a habité les plaines de l’ouest et publiera bientôt son huitième recueil en dix ans dans la terre qui l’a ensuite accueilli : l’Outaouais. Ayant étudié à Ottawa, Montréal et Aix-en-Provence, il s’adonnera à l’écriture poétique, dans une quête esthétique empreinte d’action engagée, comme le démontrent ses actions (parfois satiriques) et son militantisme sur les réseaux sociaux. Après avoir été proclamé lauréat du Prix Le Droit (Déserts bleus, 2015) et mis en nomination pour les Prix du GG (Les trésors tamisés, 2015), ainsi que pour le Prix Trillium (2012), François Baril est maintenant revenu dans sa terre d’origine.