Libertés entravées

Par Jonathan Livernois

Voir le PDF

On peut passer par les mots de l’essayiste Pierre Vadeboncoeur pour parler de Gérald Godin (1938-1994). Les deux hommes se sont beaucoup appréciés. Godin, directeur des Éditions Parti pris de 1965 à 1977, a été pendant plusieurs années l’éditeur de Vadeboncoeur (Livernois 2018). Ce dernier racontait même qu’en 1976, il avait refusé de se porter candidat pour le Parti québécois dans la circonscription de Mercier et qu’il avait plutôt proposé le nom de ce jeune journaliste, chargé de cours, alors sans emploi à cause d’une grève à l’UQAM. Le reste est connu.

Vadeboncoeur écrivait donc, quelque temps après la mort de Godin :

Godin, c’était la liberté. Il n’a jamais été prisonnier de ses intérêts ni de l’ambition ni d’une idéologie ni de l’appareil de son parti ni de l’argent ni d’un emploi ni même de la maladie. Mais il allait spontanément et obstinément là où était la liberté.J’ai cherché à lire d’un seul coup d’œil toute sa carrière. Je me suis demandé quelle était la clef de cette carrière. Quel mouvement unique expliquait chacun de ses grands choix ? Dans chaque choix, j’ai vu ceci : j’ai vu le geste d’affranchir.

Considérez les divers moments de sa vie, regardez les idées qu’il appuie ; regardez les groupes auxquels il se joint ; voyez aussi les adversaires qu’il combat ; dans chaque cas, on voit qu’il choisit une liberté. Cela l’a porté tout de suite à gauche. Les ouvriers. Le pays. La poésie. La justice. Les moins forts, où qu’ils se trouvent : les travailleurs, le Québec, notre nation ; – et les minorités ethniques. Et les laissés pour compte.

Tous ces choix-là sont au fond un seul et même choix : dans chaque cas, il y a quelqu’un ou quelque chose à libérer. Examinez bien tout : ce qu’il disait, ce qu’il écrivait, ce qu’il faisait. C’est immanquablement la même signature (cité dans Vadeboncœur 2014, 81-82).

Les textes les plus prenants de Godin sont peut-être ceux, justement, où cette quête de libération qu’identifiait Vadeboncoeur a été entravée. Non pas parce que les défis de Godin et du Québec ont été grands, ce dont personne ne doute. Mais, plutôt, parce que Godin, en plusieurs moments de sa vie, n’a pas été libre. En voici quelques-uns, qui montrent comme l’homme a dû batailler ferme.

Godin prisonnier

Avant d’être poète, Gérald Godin a été journaliste. Drop out du cours classique au Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, il entre au quotidien Le Nouvelliste à la toute fin des années 1950. Il travaillera également au Nouveau Journal, au Maclean, à Québec-Presse, à Radio-Canada. Le journalisme est alors une école du réel et, comme le disait le cinéaste Denys Arcand avec qui il travailla à l’ONF (pour le documentaire On est au coton), Godin « était fasciné par le réel » (Arcand 2011). Comment les choses se passent ? Comment ça se construit ? Qu’est-ce qui grouille ? Et, bientôt, une autre question, qu’il se posera à l’âge de 31 ans : comment on vit ça, ne pas être libre ?

Le poète a été arrêté à cinq heures du matin le 16 octobre 1970, comme près de 500 personnes, dont sa compagne, Pauline Julien, et son ami, Gaston Miron. Il sera libéré, sans qu’aucune accusation ne soit retenue contre lui, le 23 octobre. Il aura été l’une des victimes de la loi des mesures de guerre, votée par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau. Il s’en souviendra.

Godin reviendra souvent sur son emprisonnement, notamment pour connaître les raisons de son arrestation. Proximité, comme éditeur, avec certains felquistes ? Simple appartenance à la gauche québécoise, notamment par le truchement de l’hebdomadaire Québec-Presse, dont il a fait partie dès sa fondation, en 1969 ? Une autre raison, inconnue ? Quoi qu’il en soit, à la fin de sa vie, il ira même interroger la Gendarmerie royale du Canada à ce propos. Mais l’essentiel de ce qu’il avait à dire, il l’a peut-être dit une semaine à peine après sa libération. Le 1er novembre, il faisait paraître dans Québec-Presse un compte rendu, détaillé comme un rapport de police, de son passage à la prison Parthenais. C’est la version longue de deux de ses vers, parus dans le recueil Libertés surveillées (1975) : « il y en a qui sont devenus cicatrices / à cinq heures du matin » (Godin 2011, 270).

Ce « Journal d’un prisonnier de guerre » (Livernois 2018), que Godin écrit après coup tout en imitant la forme du journal, est, à mon avis, un des rares textes québécois qui témoignent crûment de la rencontre, dans le dépouillement le plus complet d’un sujet québécois avec l’Histoire. Qui a pu comprendre ce texte dans toute son ampleur ?

Gérald Godin, dans son court récit qui paraît une semaine à peine après sa libération, réussit à montrer d’un même souffle les deux versants du temps québécois : le quotidien du « pays ingénu, naïf et sûr de sa pérennité », comme l’écrivait Jacques Ferron, et l’Histoire, celle qui s’abat sur des hommes et qui pousse à la révolte, à la colère. Dans son « Journal », à l’entrée du 18 octobre, on lit : « La routine recommence vers cinq heures du matin. Dès l’avant-midi, un groupe de détenus réclament bruyamment des cigarettes. Les gardiens viennent chercher trois de nos collègues pour une destination inconnue. On aura droit, ce dimanche, à trois demi-heures de récréation. » Parler de routine deux jours après son arrestation donne à penser que le temps s’est formidablement accéléré dans la cellule de Godin. La cadence s’emballe et n’est plus la même qu’à l’extérieur. Cela est mis en relief par la proximité de ce temps accéléré avec le rythme normal de Montréal : l’édifice Parthenais, où étaient détenus les 500 prisonniers, se situait (et se situe encore) au cœur d’un quartier populaire de Montréal, Centre-Sud. La prison n’est pas dans une campagne éloignée, loin de tout : elle est au cœur de la cité, et il n’y a qu’un mur entre la captivité et la vie normale. Deux temporalités bien distinctes sont juxtaposées. Godin insiste justement, dans son récit, sur cette proximité de la vie quotidienne : « Des camions de biscuits Viau passent dans la rue, comme des provocateurs. » Ou encore : « De ma cellule, je vois les rues Ontario et Sainte-Catherine, Radio-Québec, le pont Jacques-Cartier et une partie de Terre des Hommes. Au mât de Radio-Québec, un drapeau fleurdelisé qui fait des signes. » Les signes les plus banals ne sont plus normaux : ils sont soudainement vus à travers la lunette de l’Histoire, laquelle se joue, paradoxalement, à l’intérieur des murs. Godin voit tout en neuf, à commencer par ce fleurdelisé qui fait des signes. La vie québécoise, ses repères les plus évidents – comme son drapeau, qui subsume ses luttes, son passé, ses défaites – sont mis à nu par le dépouillement total du prisonnier, privé de sa liberté.

Que veut dire Godin par ce détail du drapeau-signe ? Que ce dernier va, bientôt, revêtir une importance capitale. Le 18 octobre, le drapeau de l’immeuble de Radio-Québec est mis en berne en mémoire du vice-premier ministre Pierre Laporte, retrouvé mort dans un coffre de voiture à l’aéroport de Saint-Hubert. Les prisonniers, tenus au secret, ne savent rien des événements dramatiques qui viennent de se dérouler, même s’ils sont au cœur de la ville de Montréal. Godin le dit bien : « Vers midi, un détenu attire notre attention sur un drapeau en berne, à Radio-Québec. Les spéculations vont bon train. Quelqu’un d’important est mort. De qui s’agit-il ? On l’ignorera pendant deux jours » (Godin 1970). Le drapeau québécois est le seul élément qui reste aux prisonniers pour comprendre ce qui se passe à l’extérieur. Il représente pour ainsi dire le destin de leur pays, lequel semble frappé par l’Histoire, la vraie, tandis que ces prisonniers, eux-mêmes touchés par l’Histoire, sont réduits aux signes les plus banals du quotidien qui fait écran. Le camion de la biscuiterie Viau fait sa livraison comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas de guerre. En fait, il n’y a pas de guerre.

Je me suis longtemps demandé quelle était l’intention de Gérald Godin en racontant son séjour en prison. S’agissait-il de témoigner, de dénoncer et de se libérer d’un poids, quelques jours seulement après les événements ? Cela explique sans doute son impulsion créatrice, comme un témoin traumatisé qui a besoin de tout dire et très vite. Un homme, doublé d’un journaliste qui en a l’habitude, fixe tout sur le papier, de peur de perdre un détail de ces jours qu’on lui a enlevés.

Mais cela ne dit pas tout, et c’est la force de l’écrivain que de déchirer au passage la toile du pays ingénu, représenté par ces détails du quotidien qui mettent en relief le dépouillement des prisonniers, lesquels comprennent mieux que quiconque que l’Histoire est en train de se jouer d’eux. Ils savent que le temps a passé très vite, que même les signes les plus familiers, qui semblent participer de cette illusion de permanence (comme le fleurdelisé, synecdoque d’une grande épopée escortée par le double héritage de la croix et de la vieille mère patrie), peuvent être transformés quand l’Histoire repart, presque à l’insu de ceux qui vivent dehors.

Godin malade

Le 5 juin 1984, le journaliste Louis Falardeau se questionne, dans La Presse, à propos de nombreuses absences de députés à l’Assemblée nationale. La maladie frappe huit députés (dont trois ministres). Y aurait-il un lien entre ces absences « motivées » et la tuerie du 8 mai 1984, tandis que Denis Lortie faisait irruption à l’Assemblée nationale, tuant trois personnes et en en blessant 13 autres ? Falardeau écrit : « On fait valoir que même si aucun [des députés malades] ne s’est alors trouvé sur la route du tueur, tous sont par contre conscients qu’ils auraient pu être là et qu’ils l’ont donc échappé belle. » Parmi les députés malades, il y a Gérald Godin. Près de 8 ans plus tôt, le 15 novembre 1976, il avait été élu, contre attente, dans la circonscription du premier ministre du Québec, Robert Bourassa. Le résultat n’avait même pas été serré : Godin avait obtenu une majorité de 3 736 votes (Livernois 2019). Il deviendra adjoint parlementaire des ministres des Affaires culturelles et de la Justice avant d’être lui-même nommé ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration, en 1980.

Et qu’a donc Godin, en juin 1984 ? Le journaliste Louis Falardeau écrit : « Le cas [du ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration] Gérald Godin est un peu différent puisqu’il a été victime d’un accident. Il a reçu un éclat de bois dans l’œil alors qu’il bûchait. Il a été opéré vendredi et devrait quitter l’hôpital sous peu » (Falardeau 1984). L’éclat dans l’œil est, dans le meilleur des cas, un euphémisme : Gérald Godin vient d’être opéré pour une tumeur cérébrale. Vaut mieux, sans doute, l’imaginer avec une hache et une veste Mackinaw plutôt qu’en trépané. Il faudra pourtant s’habituer : Godin ne sera plus jamais le même. Si l’opération a été un succès, la tumeur revient néanmoins en 1989. Gérald Godin meurt cinq ans plus tard, un 12 septembre.

La maladie engendre (façon de parler) plusieurs poèmes. On en retrouve plusieurs dans ses recueils Soirs sans atout (1986), Poèmes de route (1988) et Les botterlots (1993). Le plus souvent, Godin fait dans l’humour, noir ou non : « “Si tu étais resté légume”, dit-il/“lequel aurais-tu aimé être ?” » (Godin 1993, 54). Aussi : « Des fois, le corps lui part d’un bord/et il part de l’autre » (Godin 1988, 13). Ou encore :

  • Quoi tu te souviens plus de mon numéro ?
  • Écoute mon vieux moi tu sais

on m’a enlevé une tumeur au cerveau
de la grosseur d’une mandarine
eh ! bien
ton numéro il était dedans.
(Godin 1986, 40)

Le poème que je retiens ici n’a pourtant jamais été publié. Il s’agit d’un extrait de sa correspondance avec sa conjointe Pauline Julien. Plusieurs mois après son opération au cerveau, la réhabilitation semble difficile :

Montréal, samedi de printemps encore froid, le
27 [avril 1985]
On change l’heure à minuit
Cela changera-t-il ma vie
Je deviens de plus en plus impatient
Les boutons de culottes
et de chemises
me font la guerre
j’ai les doigts gourds
mais un rien me met en christ
et m’énerve.
[…]
Vais-je donc passer ma vie
ainsi
à cause d’une misérable tumeur
qui m’a choisi
comme l’aurait fait un maringouin (Julien et Godin 2019, 125-126).

Il s’agit d’une lettre, où l’on sent l’abattement, mais où Godin continuait d’aligner les mots comme s’il faisait des vers. Ce sont bel et bien des vers, en fait, sortis de leur « habitat naturel ». Et les deux premiers résument le temps qui commence à manquer : « On change l’heure à minuit/Cela changera-t-il ma vie ». Au printemps, l’on perd une heure. Qu’est-ce qui aurait changé pendant cette heure ? Rien, sans doute, sinon que le temps se distend, s’allonge ou s’accélère, comme dans ce « Journal d’un prisonnier de guerre » qu’il faisait paraître 15 ans plus tôt. Godin est prisonnier de son corps, « parce que les neurones qui règlent le trafic des mots/lui font des embouteillages/et que souvent ses mots sortent/bumper à bumper comme à cinq heures du soir » (Godin 1986, 37). Il ne s’en libérera jamais complètement, rendant la parole incertaine, hésitante, de plus en plus hésitante. Le cancer l’emporte.

Cela aura certainement été, pour lui, la pire des captivités, comme pour sa compagne Pauline Julien, souffrant d’aphasie, qui s’enlèvera la vie en 1998. Pourtant, je crois qu’il y a une plus grande captivité, encore, du moins pour nous, et sur le plan de la mémoire que nous gardons de cet homme.

Godin député-ministre

Il y a quelque temps, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté écrivait, un brin exaspéré, à propos de Gérald Godin :

À entendre parler certains, on pourrait croire que Gérald Godin a été le seul nationaliste ouvert dans l’histoire du Parti Québécois. On répète son nom de manière incantatoire, comme s’il avait indiqué un chemin qu’on ne pourrait plus jamais quitter. […] J’ai le plus grand respect pour Gérald Godin, mais c’est mal servir sa mémoire que d’en faire le seul nationaliste vertueux dans un parti qu’on décrète porté vers le repli identitaire (Mathieu Bock-Côté 2015).

Partant du principe (il en faut) que je suis toujours opposé aux idées de Mathieu Bock-Côté, je dirais qu’il est peut-être normal, pour la gauche québécoise, de répéter le nom de Gérald Godin de manière incantatoire. Trop d’anciens hommes et femmes de gauche, à cause d’une fidélité aveugle à l’indépendantisme québécois, ont fini par se coller sur un nationalisme conservateur – genre MBC – et ont accepté sans coup férir les constats de Christian Rioux ou ceux d’Alain Finkielkraut. On comprend, dès lors, que ceux qui essayent tant bien que mal de concilier l’indépendantisme et le socialisme se tournent vers Gérald Godin et refuseront de le sortir de la voie qu’il a tracée, à savoir : la nation sans cesse augmentée par l’apport des communautés culturelles. Et même, de la communauté anglophone. Il fallait quand même avoir du culot, en 1969, pour écrire à Pauline Julien : « Faudra-t-il faire l’indépendance du Québec avec les Anglais ? Probablement. Ce sera une répétition de 37-38. » (Julien et Godin 2019, 60)

On aura beau dire, le politicien Godin n’a pas fléchi et a été constant. Par exemple, il s’est toujours souvenu de son incarcération de 1970. Ainsi, le député péquiste de Mercier a voté, le 11 novembre 1979, contre une motion du chef de l’opposition officielle, Claude Ryan, rendant hommage à Pierre Elliott Trudeau, qui avait alors pris (momentanément) sa retraite politique. Explication de Godin :

Monsieur le Président, je voterai contre cette motion pour une raison très simple, c’est que je ne suis pas masochiste. Le premier ministre du Canada a des qualités immenses d’intelligence et elles ont été reconnues il y a longtemps : sa collaboration à Cité libre et à d’autres organismes. Sa participation à l’évolution des idées au Québec a été fondamentale et précieuse et j’ai subi moi-même son influence. Heureusement, je m’en suis sorti. Le fond de ce que j’ai à dire tient en quelques mots : Pour moi le régime Trudeau, c’est un régime armé, casqué et déguisé en soldat. L’Opposition marmonne, grommelle, l’Opposition, qui se prétend défenseur des droits et libertés civiles, devrait se taire là-dessus.

Moi, Monsieur le Président, j’ai été interné, mis en prison, arrêté sans mandat, grâce ou sous l’empire de l’infâme loi des mesures de guerre qui, en ce qui me concerne, est le point le plus près où nous sommes allés en direction du fascisme. Et parce qu’à l’époque M. Pierre Elliott Trudeau, un homme que j’ai admiré, était premier ministre du Canada, je dois, pour assurer ma santé mentale, voter contre cette motion.

La liberté retrouvée a un prix. Godin le connaît.

C’est surtout comme ministre de l’Immigration et des communautés culturelles que le poète fera sa marque. Il sera l’héritier de son prédécesseur, le père Jacques Couture, dont l’accueil des communautés du Sud-Est asiatique mériterait d’être davantage célébré aujourd’hui. Dans une entrevue télévisée d’octobre 1982 avec Denise Bombardier, Godin reprend à sa manière la réplique de Corneille, « Rodrigue, as-tu du cœur ? Québécois, as-tu du cœur ? », appelant ses concitoyens à demeurer solidaires des nouveaux arrivants. Il n’a pas peur, non plus, d’emprunter les mots des autres, comme dans cette anecdote racontée par son ancien attaché politique puis directeur de cabinet, Jean Dorion :

Gérald avait beaucoup de Grecs dans son comté, alors il a appris le grec. Lors d’une défense des crédits du ministère, au parlement, je suis assis derrière le ministre lorsqu’un député libéral exige des exemples de réussite d’immigrants agriculteurs.
« Eh bien, de répondre Gérald, nous avons des immigrants suisses qui sont à créer des CERISAIES ».
Alors je vois son vis-à-vis libéral, Christos Sirros, qui manifestement entend ce mot pour la première fois de sa vie. Je vois le visage de Sirros qui se plisse, l’air de demander « DES QUOI ? ». Et mon Gérald de dire calmement : « DES CERISAIES…KERASEONAS ». Et je vois les députés libéraux se tourner les uns vers les autres en se demandant : Y LUI A-TU DIT ÇA EN GREC ? (Dorion 2014)

Alors, oui, Godin est fréquentable pour une bonne part d’entre nous. Et on voudra bel et bien continuer de répéter son nom, fût-ce de manière incantatoire. Parce que ça en prend, des modèles de politiciens comme lui. Comme le disait son ami, l’ancien ministre de l’Agriculture, Jean Garon : « au cours de mes années en politique, j’ai rencontré davantage de Gérald Godin que de Jean Charest. C’est ce qui me permet d’espérer. » (Garon 2013)

En bout de piste, je regrette une chose, une dernière liberté entravée, peut-être, subreptice : les mots de Godin qui sont prisonniers de la persona du député-ministre. Bien sûr, on répétera à satiété les jurons du poème « Mal au pays », qu’on adaptera selon les situations et l’indignation. On lira les vers de « Tango Montréal » sur cet immeuble, derrière la station de métro Mont-Royal. Mais qui lit vraiment la poésie de Godin, maintenant ? À quel moment le personnage de député-poète a-t-il fini par écraser ses propres mots ? Il faudrait redécouvrir, politiquement et poétiquement, ces mots, par-delà les quelques poèmes convenus. Et que ces mots se suffisent. Qu’ils soient, tout bonnement, libres.

Un préjugé, tenace, dans les milieux universitaires, considère Gérald Godin comme un poète plutôt moyen. Il faudrait revenir sur ces positions. Par exemple, aujourd’hui, je retrouve ces mots, passablement oubliés, dans Soirs sans atout :

Sur la route de Saint-Jean
il avait vu dans les arbres en automne
des oiseaux
qui se prenaient pour des fruits
(Godin 1986, 30).

Réagissant à ces vers, la poète Marie-Hélène Voyer, dont l’œuvre me touche beaucoup, m’écrivait, justement : « Ce moment de l’année où les perdrix, un peu au-dessus de leurs affaires, se croient encore invisibles dans les arbres fraîchement défeuillés ! Toujours juste, le Godin ! »

En fin de compte, c’est peut-être en retournant à ses mots, politiques et poétiques (blanc bonnet bonnet blanc ?), qu’on comprendra comment Godin a réussi à sortir de toutes ces captivités, de toutes ces maladies, de tous ces horaires de ministre. Mieux encore, peut-être : à élargir sa zone de liberté.

Biographie

Jonathan Livernois est professeur agrégé au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval. Il a récemment fait paraître La révolution dans l’ordre. Une histoire du duplessisme (Boréal, 2018) et prépare un essai biographique sur Gérald Godin qui paraîtra chez Lux Éditeur.

Références :

Arcand, Denys. 2011. Godin. Documentaire sur le député-poète Gérald Godin, réalisation de Simon Beaulieu, production de Marc-André Faucher et Benjamin Hogue.

Bock-Côté, Mathieu. 2015. « Camille Laurin ou Gérald Godin ? », Le Journal de Montréal (Montréal), 7 mai.

Dorion, Jean, page Facebook, entrée du 15 décembre 2014

Falardeau, Louis. 1984. « Huit députés terrassés par la maladie », La Presse (Montréal), 5 juin : A1-A2. 

Garon, Jean. 2013. Pour tout vous dire. Montréal : VLB éditeur.

Godin, Gérald.1970. « Journal d’un prisonnier de guerre », Québec-Presse (Montréal), 1er novembre.

Godin, Gérald. 1986. Soirs sans atout. Trois-Rivières : Écrits des Forges.

Godin, Gérald. 1988. Poèmes de route. Montréal : l’Hexagone.

Godin, Gérald. 1993. « Allen », dans : Les botterlots. Montréal : l’Hexagone.

Godin, Gérald. 2001. « J’y suis j’y reste pour ma liberté », dans : Ils ne demandaient qu’à brûler. Montréal : l’Hexagone.

Julien, Pauline et Gérald Godin. 2019. Ton métier, le mien, le Québec. Fragments de correspondance amoureuse et politique (1962-1993), présentation, choix des lettres et notes par Emmanuelle Germain et Jonathan Livernois. Montréal :Leméac.

Livernois,Jonathan. 2018.« Ce qu’ils doivent à Pierre Vadeboncœur. Réflexions sur la place de l’essayiste dans l’entreprise partipriste », dans : G. Dupuis et al., Avec ou sans Parti pris, pp. 111-124. Montréal : Nota bene.

Livernois,Jonathan(avec la collaboration d’Emmanuelle Germain). 2018. « “Deux épisodes dans la vie” de Gérald Godin : à la jonction du récit, du reportage et du journal de bord », COnTEXTES. En ligne. https://journals.openedition.org/contextes/6433(mis en ligne le 27 avril 2018).

Livernois,Jonathan. 2019. « Quand les citoyens sont comme les mots du poème », avec la collaboration d’Emmanuelle Germain, Le Devoir (Montréal), 12-13 janvier : B7.

Vadeboncoeur, Pierre. 2014. En quelques traits. Textes choisis et présentés par Jonathan Livernois. Montréal : Lux Éditeur.

 

[1]Une première version du segment « Godin prisonnier » a paru dans Jonathan Livernois, Remettre à demain. Essai sur la permanence tranquille, Montréal, Éditions du Boréal, 2014.

Laisser un commentaire