Par Francis Catalano
Quel – l’Amérique – est l’immense vaisseau
porté sur le charroi de la mer ?
PAUL CHAMBERLAND, Éclats de la pierre d’où rejaillit ma vie
Et puis ? La mer. Bouillon, brouillonne, grave et gravide. Les vents alizés les ont poussés jusqu’ici, les conquistadors, sur de nouvelles boucles de sel. Tes caravelles triadiques tanguent bonnement sur des flots d’or liquide. Encline à accoucher, chère mer. De qui ? De quoi ? Si bien déroulée que la bonace brasille et c’est tous les jours merveille de voir ce turquoise, cet émeraude, ce topaze.Trois épaves au loin mises à sécher à l’air de la violence. Ce territoire sur quoi a tablé l’Espagne, c’est jungle sans gemmes, perles d’un collier chu du cou de l’ouroboros. Un monde cru bouclé pour des peccadilles. À la recherche d’un passage qui clorait l’Atlantique tout en étant propice, une population d’ibis peut-être perdue, de cavaliers noirs, chercheurs de trésors portés par la concavité d’une coquille. Abordage des berges décelées de mon continent ancestral par le plus court chemin. Reprendriez-vous du café ? Combien de sucre déjà ?
Des îlots ouatés d’oies migratoires émergèrent de l’embouchure du grand fleuve majestueux puis volèrent au loin jusqu’à l’aérienne cité de Tenochtitlán, là où le soleil est chaque jour fruit mûr chutant de sa branche. Là où pour s’y rendre sans se poser le monarque accomplit pas moins de mille millions de battements d’ailes globaux. Et les trente-deux pagayeurs mi’gmaqs refoulés à l’antépénultième embranchement des rivières, qu’est-ce qu’il adviendra d’eux ? Quelques lunes supplémentaires de portage, il appert, suffisent à les conduire au fond de l’aztèque forêt d’abord, de la ville inca ensuite, bâtie secrètement en altitude.
Un jour de clarté ductile comme l’or, à cet instant où la lumière s’étire au point de rompre et lâcher tout le réel, notre fidèle chamane, aruspice du clan, surgit en nage pour faire courir partout le bruit d’une grande déconvenue (pour faire court, la découverte survenue plus bas dans la mer des Caraïbes).
***
Tu te repris si bien de ta première défaillance qu’à la faveur d’un souverain d’Espagne tu apposas sur-le-champ, à ce cadre explicite, le nom inanalysable de San Salvador. Tu leur coupais l’île sous les pieds. Comme si tu avais tiré la nappe d’un coup sec, qu’il ne restait que l’œuf de Christophe Colomb sur la table, par terre quelques cigarillos écrasés dans le glaçage d’un mille-feuilles, de la vaisselle ébréchée, du Cuba libre répandu sur le terrazzo. Ils avaient éventé la fraude, vieux rêve freudien, rêve faillible, hausses record à la Bourse des Guanahanis, au milieu des années de vaches maigres, trop maigres – elles tombent à plat avant ce point à la ligne21.
21 La mer met bas souvent de drôles d’hôtes. La nacre incrustée dans les coquillages s’exerçait à l’enregistrement de ton étonnement et du nôtre.
Caravelles venues du périscope Europe et de progresser tout à coup vers eux, amarrage à quelques petits pas pour l’homme mais de géants pour l’humanité d’une plage au sable pourtant cruellement blond. Étendard brandi, la mâture de la Niña montait au ciel qu’elle picotait comme si c’était des tiges de canne à sucre, du bambou22.
22 D’une fissure dans la coquille d’œuf, des hommes historiés, archivés, qu’un notaire accompagnait, bondirent forts de leur sapience de l’escrime, de la croix, de l’arquebuse. Aussi nombreux que le frai de l’espadon, à l’image d’un océan entré dans une éponge, ces hommes jetèrent autour d’eux des coups d’œil assez mal éclairés.
Sous tant de cumulus disproportionnés, mousseux, pasteurisés, écrémés, évoquant le vieil homme et la mer, ton pied toucha enfin l’eau, créant du coup, comme pour une réaction en chaine, une gerbe de gouttes demeurée figée à l’horizon. Cette gerbe de gouttes figée à l’horizon, tu l’aperçois.
Cristoforo Colombo, c’est bien toi, natif de Genova, Itaglia, des cuisses d’une isabelle castillane ? Les habitants de l’île ont quoi qu’il en soit avalé goulûment ton savoir multiface d’entremetteur. Tu n’as pas, malgré ce tout premier pas, de privilège sur ce monde innocent dont seul le nouveau, l’exotisme, la beauté, la férocité t’ébahissent.
Rappelle-toi qu’à vol d’oiseau, de ceux qui passent leur vie dans le haut des airs, les distances sont beaucoup plus courtes qu’en bateau. Et pourtant… Tu es venu comme une noix sur l’eau, noix de coco d’un palmier royal chue sur le sinciput de l’Occident.
Colombo trouva l’Inde là où il voulut qu’elle soit et là elle fut, toute de signes foisonnante. Au bout du rouleau de la mer caraïbéenne, plombé dans un halo d’eau aigue-marine, il s’était cru parachuté, à tort, dans un séjour tout-inclus.
En une manière de champ de blé d’Inde, la mâture de la Niña picotait donc au loin le ciel couleur mangue. Fausse route. Fausse faim. Faux brillants. Vains espoirs venus faucher à vif. Oiseau maritime enflammé, voile latine claquant le bec au vent pour la cause ibérique, pâle ton visage est apparu de ce côté-là du miroir.
Besoin de distance. À cause de ceci, de cela, pour ne plus être là, ne plus être ici, ou les deux ensemble mais de loin. Esquisser les cartes géographiques, nautiques où une mouche après maints zigzags se pose, peaufiner les cartes du ciel, du tarot et tcha tcha tcha. Pour te désirer mieux, à distance, loin du cœur te ramener des bricoles colorées. Loin des dieux, des yeux, des vieux, des cieux, des vœux pieux, mais près du fond, des hauts-fonds, des carafons de rhum et des Griffon.
Est-ce la route qui compte, comme l’énonçait Ingeborg Bachmann, cette auteure autrichienne que j’adore, ou le lieu de destination ? Quoi qu’il en soit, vous êtes arrivés avec une âme d’épagneul dans un corps de labrador ou vice versa. Tout nus, chocolat, café, vous êtes des laisse-pagnes, des lèche-cocagnes pris en défaut de lèse-majesté.
Partis à zéro au bout du monde, sous zéro, au-dessus de zéro, peu importe que ça gèle ou dégèle, signe qu’on s’aime, nous partons. Loin, loin. Pour arriver, arriver où ? À la mer unie aux cumulus, pour arriver sous la pluie ? Nous carburerons encore longtemps à l’or il paraît.
***
Disions-nous, la route importe plus que la destination. Distance, un besoin de distance. En mer c’est ici – où là – que ça se joue, entre les mats, haubans, pont, sainte-barbe, les débuts de mutinerie et les munitions, entre les bouteilles d’eau-de-vie et les corsaires nos demi-frères. Quel trajet, quel louvoiement des côtes, esquives d’écueils et, rapidement, une annotation de plus couchée sur une page du journal de bord. Comme premier contact, c’est du fort. Trois ou quatre Chevy Bel Air 1942 modifiées, couleur bleu ciel passent à vive allure, les pièces de rechange faisant mécaniquement le travail, la matière chromée brillant au soleil, trois ou quatre bagnoles éclatantes qui s’échappent. Un coup de canon de notre part, ça nous a échappé, à nous aussi. Buenos Días. Un ron por favor mi amor. Sin hielo, claro.
Ce sont leurs tatouages qui mènent les corps et point les parties. Jolies cocottes, charmants cocos, que du beau dans cette mouvance. Un transatlantique, une bouteille de Havana Club l’un dans l’autre et qui touchent le fond, ce sont les Espagnols, aren’t welcome ? En bruit de fond, cette ligne de basse continue, est-ce du reggaeton ? C’est fichtrement beau, là, le tatouage sur ton dos où l’on casse du sucre, et tes ailes, sans doute les plumeront-elles, alouette, miroir, salamalecs et castagnettes.
***
En tes salons somptueux jaunes rouges et bleus décorés d’étoffes damassées et d’échiquiers d’où tu élucubrais le monde, en tes appartements pleuvant les courtines où grâce à de larges embrasures la vue des campaniles élevait ton âme jusqu’à l’en faire éclater, nous t’avons laissé affabuler un monde à ta guise et un autre, et un autre, et un autre, à l’envi.
Nous n’avons pas comme on dit retenu la main qui caressait ton rêve. Mais maintenant, convaincs tes clinquants compagnons de reprendre mousquets, sabres, chaînettes, crucifix, cuirasses, puis d’un quelconque signe hispanique, somme-les de rebrousser chemin.
Si t’aimante tant le Sud, nous t’enjoignons de consulter tes cartes car les châteaux qui s’effondreront ici ne sont pas des châteaux de cartes, mais sont plaqués de feuille d’or. Chasseurs laurentiens du wapiti, du chevreuil de Virginie et du pôle magnétique, nous Wendats, Mohawks, Wabanakis, ligués pour combattre blizzards, engelures, envahisseurs quels qu’ils soient, sommes incapables d’inventer une justification à notre décollation symbolique. On raconte lentement autour du feu que le climat en Andalousie agit sur ton teint et le rend moins clair que celui des navigateurs scandinaves dont le souvenir est resté intact dans nos cœurs. Espérons qu’à l’allumage du spectre des couleurs tu fasses une lecture correcte de notre peau. Est-ce parce qu’il est hirsute que ton faciès nous rebute ? Ce n’est pas un jugement, mais nous savons qu’une fois poussé à bout, dans une crise d’ire, cassée la tirelire, tu pourrais parfaitement nous réduire à zéro23.
23 Le cap de ton dieu n’est sans doute pas emplumé. Dans ses yeux ne miroitent ni le quartz ni l’obsidienne. Dans sa poitrine trop souvent le soleil a désavoué la lune.
Qu’il nous suffise de songer à Cortès baptisant Veracruz, autre terre atopique, et nos visages s’empourprent. Il avait l’Inde, ce conquistador, inscrit au pourtour de la tête comme si c’était une pourvoirie. Dire que l’ayant confondu avec Quetzalcóatl, nous l’avons introduit dans le faste de nos temples. Une erreur sur la personne, quand cette personne est Dieu, ne pardonne de toute évidence pas24.
24 Se pourrait-il que ton dieu ne nous ait pas reconnu sur-le-champ ? Se pourrait-il qu’un dieu puisse manquer le bateau ?
La hideur de ce canular se prosterne dans la selve25.
25 L’Océan, cette probabilité statistique de conquêtes, ce tapis roulant pour conquistadores, très souvent tu l’as contemplé depuis les hautes tours de Salamanque et là il se rend à tes pieds, l’Océan, sans condition, sans effort, sans presque rougir de son déroulement. Comme un roi jaloux dont l’or capitalisé ne suffit qu’à payer une parcelle de sa dette, as-tu fait fi de ses routes comme de ses rites, as-tu pris la machette pour te glisser parmi les iguanes jusqu’en la savane ? Dans les marais sillonnés d’alligators tu t’es exclamé « hace mucho calor » mais tout ceci était une feinte, car en fait tu entrais dans l’univers d’une race pour la faucher vive à la racine.
***
Croissent dans le sous-bois des espèces indigènes de cannabis tout à fait adorables et malgré les feux allumés çà et là dans nos alcôves oniriques, avec sagacité nous assumons ces choses qu’effleurent nos visions infiltrées de mots, de boutons, d’abbayes.
T’as fondu son or en lingot car ton économie se portait mal. T’as sapé son intégrité en un élan amusé et européocentrique. T’as pillé ses villes, violé ses filles au nom d’un dieu, d’un roi auquel nous sommes sourds. N’eût été du bon Las Casas et d’une célèbre bulle papale qui encore nous embarrasse, nous ne vaudrions guère plus dans vos esprits gazés de tulle que quelques quatre-pattes exotiques allant et venant dans une cage sous l’œil impavide du genre humain26.
26 Dans un champ abondant de maïs, nous voyons plutôt les mains de tous nos gens tournées vers le soleil furfuracé.
Tel un rapace vorace sur pattes, plumage aux reflets concentriques, par petits sauts répétés et secs, t’as au beau milieu d’une joute de pelote bondi sur eux en claquant le bec. Vois-tu ces visages d’agneau grimacer dans l’antichambre de l’empire ? Ce sont comme disait mon bon ami le poète romain, des « agneaux de combat ».
T’as suivi la piste des pleurs pour remonter aux êtres aimés et te les arracher. Ton regard éteint les condors andins. Ce nectar dont t’es assoiffé, sa source au fond t’indiffère.
Tu leur as fait miroiter un paradis qui brille au bout de ton sang. T’as pensé qu’ils camperaient un rôle dans cet intenable script mais tu semblais oublier qu’une tragédie grecque, une vraie, se termine que lorsque le chœur s’est retiré27.
27 Chac-Mool étendu dans un présage, sa propre urne offrant un temps cyclique où l’événement repasse, retourne, roule ainsi qu’une roue dans la cosmogonie. Quant à lui, le temps chrétien ne pousse-t-il pas plutôt vers l’apothéose, lumière historique, unidirectionnelle, puisqu’après 1492 viennent 1493, 1494, 1495 et ainsi de suite ? Deux temps se font face. Flèche plantée dans le rayon de roue d’une diligence.
N’es-tu pas un vautour comme les autres ? Trafiques-tu le vol dans un corps d’homme ?
***
Nos frères dociles tu verras se terreront dans un silence monacal au moment d’une éclipse solaire pimentée. Encanaillés, ils ne cesseront jamais de tourner en rond et d’une vallée monumentale à l’autre, de surplomber le four point corner, ce rien géométrique. Mais le jour de la Fiesta de los Muertos viendra, ils retireront leur poncho et de ce port de cochenille tenu au bout des doigts, vieux désir papal inassouvi, ils vêtiront avec habileté les âmes rebelles de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata.
Te retournant dans ta tombe de conquistador pétulant, ton squelette décalcifié se verra forcé de recomposer lettres patentes et contrats usés, sans quoi dans un corps à corps sans merci, nos frères soi-disant dociles prendront l’aspect d’aigles volatiles puis, épaulés par la bouche des volcans Popocatepetl et Ixtaccihuatl se bécotant, après une averse de lentes météorites, ils recouvreront en une explosion de joie indépendance et liberté.
Tu nous regardes dans le blanc des yeux. Nous ne voyons que les yeux d’un blanc. Nous te considérons du regard. T’as pas de considération pour nous. Tu nous pries de coopérer. En fait, tu nous fais périr par l’âme et le corps. Tu nous signes d’un geste religieux. En fait, tu nous saignes religieusement.
Au pied d’un gibet de bois à croisillon tu te laisses tomber lourdement sur les rotules. Aurait-il mieux valu que tu effaces l’Inde de ton cortex ? T’as navigué près des vents, dis-tu, louvoyé dans un monde de rêves que tes monarques espéraient rond, rien à cirer, t’as fait d’une pierre deux coups. L’or de ta « conquista » aurait été trop mou sans cet alliage de violence, de férocité, de barbarie.
Biographie
Poète et traducteur, Francis Catalano est né à Montréal en 1961. Il a publié entre autres livres de poèmes : Douze avrils (Les Écrits des Forges, 2018), Au cœur des esquisses (L’Hexagone, 2014) et qu’une lueur des lieux (L’Hexagone, 2010, Prix Québecor du 26e Festival international de la poésie de Trois-Rivières). Ses poèmes ont été traduits en anglais, espagnol, italien, allemand, catalan, occitan. Il a aussi traduit plusieurs poètes de l’italien vers le français. Instructions pour la lecture d’un journal (Les Écrits des Forges/Phi, 2005) de Valerio Magrelli lui a valu le Prix Johh Glassco remis par l’ATTLC.
[1] Suite extraite du quatrième mouvement (« Le vent ») d’un projet en cours qui a pour titre de travail Manuel d’histoires avec une cache. Concrètement, il s’agit de la réécriture d’un livre de poèmes intitulé Index, publié aux éditions Trait d’union en 2001.