par Carine Nassif-Gouin
« Décolonisons tout ! » – Marie Brodeur Gélinas
« Décolonisons le raffinement » – Édouard Duval-Carrié
Dans certains milieux, comme celui de la coopération et de la solidarité internationales, il est courant d’entendre parler de décolonisation. A priori, cela peut étonner, puisqu’on peut croire que celle-ci est terminée. Or, la décolonisation n’est pas qu’un processus d’indépendance territoriale. En prenant conscience qu’elle ne s’achève pas avec la signature d’engagements juridiques, nous pouvons nous interroger sur ses différentes formes.À l’issue de cette réflexion, plusieurs auteurs·trices ont réussi à cerner ce que l’on nomme une décolonisation de l’esprit (Ngugi wa Thiong’o, 1986) et une décolonisation des savoirs (Gudynas, 2011, cité par Paul Cliche, 2017). Ces ouvrages font mention de la décolonisation comme étant un processus d’émancipation pour « affranchir ou s’affranchir d’une autorité, de servitudes ou de préjugés » (dictionnaire Le Petit Robert). La décolonisation de l’esprit se définit alors comme étant un processus concerté de libération d’une tutelle qui permet, par le fait même, de déconstruire de nombreux mimétismes perpétuant des stéréotypes, des clichés, des erreurs de jugement, des biais, ou facilitant la caricature dénigrante d’un individu ou d’un groupe. Le fait d’en prendre conscience ne suffit pas à changer de comportements ou encore à déployer des actions pour contrer ces manifestations blessantes et erronées. Il faut aussi que la décolonisation de l’esprit s’incarne dans et par des actions concrètes.
Cette démarche critique de pensée nous interroge aujourd’hui sur ce que nous pourrions appeler la décolonisation de l’action, laquelle prend notamment la forme de la décolonisation des langues, des arts ou encore des sciences (Seloua Luste Boulbina, 2018). Le processus épistémique de la décolonisation se déclinant dans plusieurs milieux, nous nous attarderons principalement sur celui de la coopération et de la solidarité internationales.
Ainsi, nous nous interrogerons sur les différentes formes de décolonisation en dressant un portrait succinct de ce que la documentation et certaines pratiques ont réussi à développer autour de ce concept. Pour ce faire, nous approfondirons trois dimensions sous-jacentes à la décolonisation de l’action. Dans un premier temps, nous nous questionnerons sur le lien entre la décolonisation de l’esprit et la décolonisation de l’action. Ensuite, nous présenterons quelques expériences inspirantes de décolonisation de l’action, résultante d’une décolonisation de l’esprit. Enfin, à la lumière de quelques manifestations de décolonisation de l’action, qui illustrent comment déconstruire les savoirs et les pratiques, nous tenterons de dégager les étapes d’une mise en œuvre de la décolonisation de l’action. Pour que la décolonisation de l’esprit s’incarne par et dans des actions concrètes, il faut encore déterminer comment ces actions sont elles-mêmes pensées, et comment elles se définissent les unes par rapport aux autres.
De la décolonisation de l’esprit à la décolonisation de l’action : quelques éléments de définition
Loin d’être exhaustifs, les quelques exemples retenus pour fin d’analyse empirique ont permis de ne retenir qu’une seule route, celle de la décolonisation de l’action passant préalablement par la décolonisation de l’esprit. Cela étant dit, l’inverse pourrait se vérifier, et une telle étude pourrait alors devenir le sujet d’une recherche approfondie.
Le processus de décolonisation qui s’incarne dans et par des actions concrètes est le fruit d’une négociation collective. Dès que ce processus devient conscient, la décolonisation de l’esprit et de l’action s’incarnent dans une décolonialisation. Dès lors, la décolonialisation de l’action s’incarne dans l’expression de l’abolition totale de la hiérarchisation des individus, des peuples, des nations et des pays, en éliminant l’idée reçue selon laquelle ils·elles peuvent être invisibilisé·es. Cette idée de rendre une partie de l’humanité invisible, voire inférieure, est alors remise en question.Pour ce faire, il est fondamental de prendre conscience de ce que nous véhiculons par notre pensée et nos actions ; c’est alors que nous pourrons les maitriser à bon escient. La transition de la décolonialisation de l’esprit vers l’action est un passage qui s’opérationnalise de manière concrète, en étant pensée et structurée.
Quelques écrits sur le passage de la « décolonialisation de l’esprit » vers la « décolonialisation de l’action » ont été publiés pour faire suite à deux étapes historiques contemporaines cruciales : la conférence de Bandung de 1955, puis la mondialisation qui conditionne plus que jamais nos vies. Pour mieux comprendre ce que sous-tendent ces transitions de la décolonisation vers la décolonialisation mais également celle de l’esprit vers l’action, poursuivons notre réflexion en faisant un détour par l’Histoire.
Le passage de la décolonialisation de l’esprit à l’action se traduit par des faits. Ce faisant, elles deviennent décolonialité. L’une des formes contemporaines de l’idée de décolonialité est née dans le cadre de la conférence de Bandung de 1955, à laquelle 29 pays asiatiques et africains, les non-alignés, ont participé. L’un des objectifs de cette conférence était de mettre de l’avant les principes d’une coexistence pacifique, en refusant l’hégémonisme ou encore l’impérialisme des un·es sur les autres. Cette conférence est une invitation à réfléchir aux rapports que nous entretenons les un·es et les autres. Ce faisant, sans être énoncé explicitement, un passage de la décolonisation à la décolonialisation de l’esprit, s’est effectué. Cependant, si l’objectif était la réalisation de la décolonialité, elle n’est pas aboutie. En effet, la décolonialité s’exprimera lorsqu’on aura désigné comme telle la fin d’un processus de décolonialisation, soit lorsqu’elle deviendra fait. Ainsi, la décolonialité est la finalité vers laquelle la décolonisation, processus de libération, tend.
Nicolas Beauclair (2015), spécialiste des littératures autochtones, soutient que les structures coloniales perdurent au-delà de l’espace-temps du colonialisme et qu’elles se matérialisent à travers un modèle de domination :
Autrement dit, bien que les empires coloniaux n’existent plus de manière formelle, leurs structures, elles, se sont perpétuées et continuent à marginaliser de grands pans de la population tant au niveau socio-économique qu’épistémologique et subjectif ; on peut donc parler non seulement de colonialité du pouvoir, mais aussi de colonialité du savoir et de l’être, toutes basées sur la différence coloniale. Cette colonialité, de fait, est un élément constitutif de la modernité, comme la deuxième face d’une seule pièce de monnaie.
L’appel à la décolonisation de l’esprit s’amplifie avec la mondialisation. Nous savons que l’évocation du mot territoire suffit très souvent à (re)poser la question de l’identité, et surtout celle de notre relation à l’autre. Ce lien nous interroge sur l’utilité d’une nouvelle expression pour décrire un phénomène vieux de plusieurs siècles. Alors, pourquoi y réfléchir encore ?
Aujourd’hui, l’appel à la décolonisation propose d’enclencher un nouveau processus de libération d’une tutelle. Lorsque ce processus devient conscient, il se réalise par et dans des actions concrètes que nous distinguons en le nommant décolonialisation de l’action. Une fois que le processus est finalisé, il devient décolonialité. Ce processus général doit être pensé plus largement encore. En effet, plus concrètement, la pensée décoloniale permet de reconsidérer un mode de rapport au monde. De notre point de vue occidental, il s’opère à partir d’une autocritique sous la forme d’une invitation à nous interroger sur nos actions, au regard de nos principes et nos droits fondamentaux constitutifs de nos sociétés et de nos États. Ce mode de pensée questionne même certains de nos principes et de nos droits, tel que celui de la fraternité (Sénac, 2018, p. 33) ou encore le droit des femmes (Robert et Toupin, 2018). Cet exercice peut se conjuguer dans tous les modes de rapport au monde, pour autant que ce soit fondé sur le respect de l’Autre et de notre environnement. L’Occident comme d’autres parties du monde ont mis en place un mode opératoire des relations caractérisées par un certain rapport au pouvoir et aux savoirs (-faire, -être, -agir, etc.). Notre rapport au monde se traduit par des attitudes et dans des mots qu’il nous faut continuellement interroger. Ainsi, ces prises de conscience ont permis de développer différentes approches critiques décolonialisantes. Parmi elles, citons celle de l’approche décoloniale ou pédagogie interculturelle critique développée par Catherine Walsh (Péreira, 2016). Ces approches nous renvoient, aussi, vers les questions de terminologie, le choix des mots et de leurs sens. Lorsque la décolonisation de l’esprit devient un exercice conscient, ou plus exactement ce que nous appellerons la décolonialisation de l’esprit, l’usage d’un vocabulaire approprié devient un des indicateurs de l’évolution de notre réflexion. Ce processus de décolonialisation nous permet d’orienter à nouveau notre réflexion vers les termes stigmatisant les États, les peuples et les individus, telles les expressions « pays sous-développés » ou encore « pays émergents ». La rupture passerait par la définition d’un vocabulaire décolonialisant pour remplacer les termes stéréotypant, dégradants voire outrageants. Ce processus réflexif collectif et individuel permet de réduire la confusion entre conceptualisation et généralisation (« tous les … »). En diminuant le risque de confusion, nous réduisons l’incohérence entre nos principes et notre langage. Dès lors, la décolonisation de l’esprit est un processus qui s’impose autant au colonisateur qu’au colonisé, et qui fait intervenir le processus de la dé-connaissance ou encore la décolonisation des savoirs (Mignolo, 2001).
Que nous soyons en accord ou pas avec ces positions, il reste nécessaire de tenter de comprendre comment s’opère le passage de la décolonisation (1) à la décolonialité (3) en passant par la décolonialisation (2) de l’action, soit la déconstruction totale du lien qui repose sur la construction d’une hiérarchie entre les personnes.
Nous pouvons envisager la décolonisation de l’esprit comme étant une première étape de la mise en œuvre de pratiques décolonisantes, voire décolonialisantes. Comme le rappelle Walter Mignolo (2001), « l’indépendance ne suffit pas si elle conserve les hiérarchies de pouvoir et de savoir, la décolonisation de l’esprit reste à faire ». Pour ce faire, elle doit se traduire par une décolonialisation de l’action. Cette réflexion n’est pas nouvelle, mais peut-elle se réaliser et comment ?
Vers une décolonisation de l’action : Quelques expériences inspirantes
Une décolonisation de l’esprit réussie aura facilité la déconstruction des idées reçues, de stéréotypes et des discriminations. Cela étant dit, le passage de la décolonisation de l’esprit à la décolonisation de l’action ne propose pas seulement la déconstruction des préjugés ou des clichés. Étant donné que le spectre des conséquences de la discrimination et de la domination est très vaste, il ne s’agit pas seulement de faire tomber, voire de défaire les préjugés, mais plutôt de gagner une indépendance de la pensée et de l’action (Beauclair, 2015), tout en ne portant pas atteinte à l’estime de chacun·e. Cette indépendance doit venir de la reconnaissance des compétences de chacun·e à penser et à agir de manière à dissiper les préjugés et éliminer les discriminations, tous deux intégrés dans notre agir individuel et collectif. Cette indépendance de la pensée et de l’action, hors de tout préjugé et de tout stéréotype, serait donc le résultat d’une concertation ayant permis d’élaborer une action initiée sur la base de la connaissance de l’autre, de son histoire, pour ensuite pouvoir envisager la coconstruction d’un consensus. En contexte de coopération et de solidarité internationales, comme dans d’autres milieux, la coconstruction d’une activité ou d’une action est le résultat d’un consensus, ou à défaut d’un compromis, sur lequel chacune des parties présentes et en action s’entendent et se reconnaissent (Foudriat, 2014).
Cette coconstruction ne peut être envisagée que dans le cas où la coopération devient le rempart essentiel pour neutraliser le pouvoir de confiscation des acteur s(Rolland et Tremblay, 1996). Dans la mesure où l’esprit vient avant l’action, cette neutralisation permet le développement d’une action commune. Dans le contexte particulier des organismes de coopération internationale (OCI) au Québec et en Belgique, plusieurs méthodes et approches issues d’une réflexion sur la décolonialisation se sont développées afin de rompre avec certaines pratiques considérées comme profondément condescendantes et offensantes.
Ainsi, la méthode de la systématisation d’expérience (Cliche, 2017), inspirée par la capitalisation d’expériences développée en Amérique latine, ou encore la construction des savoirs (Bonnecase, 2010), s’illustrent depuis quelques années dans certains projets de développement pilotés par des OCI. La méthode de la systématisation d’expérience rompt avec l’approche descendante (top-down) au profit de l’approche ascendante (bottom-up). Ce sont donc celleux qui sont concerné·es par le développement d’un projet et par les changements qui en découlent qui en sont les acteurs·trices principaux·les, voire exclusifs·ves. Ainsi, le partage d’expérience par la pratique du questionnement de la réalité ainsi que la collecte de données qualitatives et de description d’une situation permettent de construire et de partager les connaissances, et ce, grâce aux apprentissages sur des pratiques et découlant de celles-ci.
Dans un même ordre d’idées, plusieurs écrits permettent de réfléchir à la décolonialité de l’esprit en vue d’agir. Par exemple, Bob White (2017) retient l’interculturalisme comme multilogue, soit une forme d’interaction qui permet d’échanger sur nos expériences de manière simultanée, et donc de collaborer à plusieurs. Cependant, le rôle de chacun des acteurs·trices reste encore à définir, car en effet, ce ne sont pas seulement les outils médias qui sont en question ici, mais le fond, la façon dont ces échanges peuvent être conduits et être entendus.
À ces approches collaboratives, le milieu de la coopération et solidarité internationales participe à l’émergence du Buen Vivir ou Sumak Kawsay (vivre bien). Paul Cliche émet l’idée que cette approche correspond à une forme de décolonisation de la pensée puisqu’il s’agit de proposer « un monde où les êtres humains et la nature, les hommes et les femmes ainsi que les différentes communautés des diverses niches écologiques sont en équilibre, coexistent dans le temps et dans l’espace et maintiennent des liens de réciprocité. » (2017, p. 16).
Nous retrouvons également ce principe de réciprocité dans la décolonisation des arts. Ainsi, dans le cadre de l’école d’été du CERIUM de 2016, intitulée Réciprocité et décolonisation : rapports à l’œuvre dans les processus de création autochtones, l’illustration du principe de réciprocité a permis d’examiner « comment se conçoivent, se façonnent, et se vivent les rapports à l’autre ». Ce principe s’intègre au processus de décolonisation de l’action. Outre les usages et la responsabilité de chacun·e, les questions éthiques de respect, de reconnaissance et d’engagement sont au cœur, elles aussi, de la raison d’être du processus de toute décolonisation. Pour ce faire, la création collective et les approches ou les projets collaboratifs·ves permettent de développer une méthode de la décolonisation des savoirs pour favoriser la représentation de soi (Jérôme et Kaine, 2014).
Au Canada, d’autres manifestations ont été documentées afin de faciliter l’exercice de prise de conscience, y compris lorsqu’elle doit se faire de manière collective. L’organisme montréalais Mikana, fondé par Widia Larivière et Mélanie Lumsden, souligne explicitement que les outils et les ateliers proposés visent à « décoloniser les esprits ». Cette initiative fait écho à celle de Katrina Brown Akootchook, dont l’organisme Decolonized, basé à Kingston en Ontario, offre une boîte à outils afin de soutenir la formation des enseignant·e·s et des élèves. Le matériel et les ressources sont conçus pour favoriser l’inclusion par la mise au point d’un contenu autochtone qui encourage la décolonisation de notre système d’éducation.
Par ailleurs, plusieurs manifestations de la décolonisation de l’action se sont illustrées dernièrement au Canada, et ailleurs dans le monde. Nous pouvons nommer, entre autres, les actions d’Idle No More, qui s’intègrent dans l’affirmation plus large d’une résurgence autochtone (Alfred, 2005), les efforts pour déconstruire la « doctrine de la découverte », justification erronée visant à asservir les premiers peuples, dont les ateliers de la pensée organisés à Dakar par F. Sarr et A. Mbembe en sont une illustration.
Ces exemples remettent de l’avant le développement endogène qui vise, rappelons-le, l’indépendance des savoirs exogènes et endogènes. Par exemple, l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA) choisira la voie de « la décolonisation de l’esprit par l’exaltation des valeurs traditionnelles avec l’objectif de restaurer la culture dite africaine ». De même, rappelons qu’en 1997, Paulin Hountondji avait évoqué les « savoirs endogènes » pour mettre en exergue les « savoirs africains ». L’idée était de rompre avec les « savoirs indigènes » ou « subalternes » qui étaient mis en opposition avec les « savoirs traditionnels ». La question de la reconnaissance des langues occultées avait refait surface. Quelques années plus tard, Sibeud (2001) soulignera à son tour que le problème est celui de la domination, observée notamment dans les domaines scientifiques où une (ou deux) langue est systématiquement privilégiée par rapport aux autres. La question de la prédominance de certaines langues sur d’autres met en lumière celle des savoirs inaccessibles, voire invisibilisés. En ce sens, une décolonisation de l’action facilite l’accès à d’autres savoirs. (Ngugi wa Thiong’o, 2011).
Les exemples de manifestations et d’initiatives se multiplient, comme celle de Marc-André Deniger qui rappelle que celles et ceux qui vivent dans la pauvreté subissent trop souvent, ici comme ailleurs, les effets destructeurs des préjugés. Car, au Canada, comme ailleurs, il n’a pas suffi de rapatrier la Constitution en 1982 ou de constituer des commissions, comme celle de la Commission royale sur les peuples autochtones, pour décoloniser l’action. Si ces étapes historiques permettent de passer de la décolonisation à la décolonialisation de l’esprit, elles ne suffisent pas à la décolonialité des pratiques, car si ces étapes sont vraies sur papier, on peut se questionner sur l’action (Trudel, 2016). Ainsi, un travail fondamental et de longue haleine est déjà entamé. Plusieurs étapes en vue d’une décolonialité de l’action commencent même parfois à se dessiner.
De la décolonialisation de l’esprit à la décolonisation de l’action
Que ce soit au congrès de l’Association francophone pour le savoir(ACFAS) de 2015 consacré au processus d’une décolonisation textuelle sur les rapports de genre ou aux Ateliers de la pensée de Dakar, plusieurs étapes de réalisation sont décrites pour assurer un passage de la décolonialisation de l’esprit à celle de l’action.
Dans la majorité des initiatives et des manifestations, la première étape vers la décolonisation consiste à comprendre le colonialisme en s’exposant aux dénis de l’Histoire, et à y mettre fin en explicitant les connaissances antérieures à la période coloniale. Il devient alors nécessaire de prendre conscience de ce qui appartient à la colonisation et « de reconnaître ce qui existait avant elle » (Bernasconi, 1997) pour pouvoir passer à l’étape suivante. Toutefois, certains stéréotypes et préjugés peuvent être perpétués depuis si longtemps que cela rend difficile d’en trouver l’origine. Il ne s’agit pas de toute façon d’adapter un mode à un autre, mais de coconstruire un nouveau rapport au monde pour assurer une décolonialisation (prise de conscience) de l’esprit en vue d’atteindre la décolonialité (fait) de l’action. Gina Thésée et Paul Carr (2009) présentent quatre étapes :
- Appropriation de l’espace de parole
- Intégration de la pédagogie critique contemporaine (Freire, 1974 et 2006)
- Application de la théorie du changement social, « mode de pensée et d’action centré sur les intérêts, les valeurs et les perspectives d’un groupe »
- Transition du « dialogue dialectique » vers le « dialogue dialogique » (Pannikar, 1990) pour dépasser la comparaison entre les cultures et se laisser toucher par elles
Cette proposition n’est pas sans rappeler celle des Ateliers de la pensée de 2017, conçus et réalisés au Sénégal. Là encore, nous sommes tous·tes invité·es à suivre plusieurs stratégies, que nous déclinerons comme suit :
DÉCOLONIALITÉ DE L’ACTION | ||
Démystifier la différence, ou démythologiser | Processus de conscientisation | Décolonisation de l’action |
Apprendre de l’histoire, ou défragmentaliser | Processus de conscientisation | Décolonisation de l’action |
Créer des ponts entre les personnes en présentant les forces et les faiblesses de chacun·e, ou décoloniser l’esprit et l’action | Processus de concertation | Décolonialisation de l’action |
Agir contre le racisme et la discrimination, ou
Désilenciser |
Processus de concertation | Décolonialisation de l’action |
Redéfinir les chemins ensemble, ou coconstruire | Processus de concertation | Décolonialisation de l’action |
Pour atteindre la décolonialité de l’action, plusieurs étapes sont proposées. Pour faciliter le processus de conscientisation, les deux étapes décrites sont celles de la démythologisation et de la défragmentalisation. L’étape de la démythologisation permet d’identifier les mythes, porteurs d’idéologie, perpétués à travers des préjugés et les stéréotypes (Balandier, 1962). La défragmentalisation nous invite à reconsidérer chacune des pièces, ou pages d’histoire, mises côte à côte, comme si elles étaient un tout alors qu’elles ne se rencontrent jamais. Comme un patchwork qui s’est constitué, nos histoires ne se partagent pas. Ainsi, cette défragmentalisation éviterait que se reproduisent les épisodes tels que celui de 2018, où les manuels d’histoire du Québec de troisième et quatrième du secondaire avaient été renvoyés chez l’éditeur pour fin de modification de plus de 60 faits historiques.Ce processus conscient a permis le passage à la décolonisation de l’esprit et de l’action, et donc passer à la concertation pour enfin coconstruire.
Le processus de concertation menant à une décolonialité de l’action se réalise en décolonisant l’esprit et l’action, mais aussi par le fait de ne plus taire les stéréotypes et les clichés qui perpétuent les pensées racistes et discriminantes. C’est alors seulement que le processus de concertation se réalisera sous la forme d’une coconstruction. Ainsi, l’accent est davantage mis sur le dialogue, voire sur le multilogue, pourvu que tous puissent échanger, et que chacun puisse exprimer ses points communs et ses désaccords tout en ne perdant jamais de vue l’objectif qui a rassemblé et rassemble encore chacun d’elleux. Ainsi, ce n’est plus ni une approche descendante (top-down) ni une approche ascendante (bottom-up) qui sera privilégiée mais celle que nous pourrions appeler une concertation horizontale.
En s’incarnant dans et par des actions conscientes et concrètes, la décolonisation de l’esprit se traduit par une décolonialité de l’action. Ainsi, l’idée de décolonisation de l’esprit et de l’action devient consciente puis réalité, et ce faisant, s’incarne dans une décolonialité. Nous pouvons en déduire que pour atteindre la décolonialité de l’esprit, il faut avoir pris conscience que nous avons démystifié la différence (démythologisé) et appris de l’Histoire (défragmentalisé). C’est alors que nous pouvons prétendre à une décolonialité de l’action : il faut alors passer à l’action en désilencisant et coconstruisant ensemble. La décolonisation de l’esprit et celle de l’action deviennent alors des étapes incontournables pour parvenir à une décolonialité. Le découpage de ces étapes fait toujours l’objet de réflexions, puisque leurs manifestations ne restent encore que très marginales.
Conclusion
Ces manifestations et initiatives font naître plusieurs constats. La décolonisation de l’esprit est une invitation à repenser nos réflexions et nos actions pour sortir de nos ornières mentales. La décolonisation de l’esprit puis de l’action s’insère dans un processus plus large, soit celui de la décolonialisation, en vue d’atteindre une décolonialité. Pour l’atteindre, il faudra poursuivre nos initiatives et dépasser le tâtonnement d’une décolonisation de l’esprit et de l’action. Aujourd’hui, plusieurs manifestations de décolonisation, voire de décolonialisation, restent encore bien isolées et tributaires d’actions individuelles. Alors, il nous reste encore à réfléchir sur la réalisation possible ou non d’un passage vers une action collective négociée qui a pour objectif de défaire la fabrique de la perpétuation d’un imaginaire collectif réducteur et enferré dans des généralités (« Tous les … ») qui effacent et falsifient les spécificités de chacun. S’il faut revenir aux savoirs et à la genèse de leur construction et de leur développement, il faudra également construire d’autres imaginaires, générateurs d’une rupture dans la pensée et dans nos actions.
Le plus difficile sera probablement de s’extraire d’un rapport de forces « dominant-dominé » ou « gagnant-gagnant », systèmes qui nous ramènent nécessairement la compétition et à la négociation, et ce, au détriment d’une concertation. En effet, la décolonisation de l’action reste une proposition voire une promesse de construire ensemble un monde où chacun·e peut exprimer ce qu’il·elle est dans un système qui facilite la découverte de l’autre et qui priorise la résolution de problèmes concertées. La décolonisation de l’action ne se construira pas à partir de la somme des initiatives conscientes d’un individu ni même d’un groupe ; elle s’incarnera dans et par une action qui dépasse chacun de nous. Elle doit donc se penser et s’incarner dans un agir collectif concerté plus grand que nous. Il est alors à espérer que le processus de la décolonisation de l’action ne soit pas d’ores et déjà une cause perdue, et qu’elle soit bien plus qu’une promesse de rupture, car au fond elle est le témoignage de la reconnaissance du meilleur de l’humanité en l’autre, et par ce fait même, elle s’adresse à tous et toutes.
Biographie
Carine Nassif-Gouin est diplômée en science politique et droit international. Ses études l’ont menée à pratiquer dans le milieu du développement international et l’humanitaire. Elle est enseignante, conceptrice de programmes éducatifs et directrice du Certificat en coopération internationale de l’Université de Montréal.
Références
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