Par Raphaël Canet
La reconnaissance de la diversité culturelle est devenue un enjeu politique majeur dans nos sociétés. Interpellant les responsabilités de l’État à l’égard de ses administrés, elle pose la question des frontières du «Nous» et de sa perméabilité aux «Autres». Elle nous renvoie aux débats classiques sur les frontières identitaires de la communauté politique, sur l’idée de nation, opposant les conceptions française (la nation civique nourrissant un projet politique) et allemande (la nation ethnoculturelle préservant un héritage historique).
En effet, la question de la plus ou moins grande reconnaissance de la diversité culturelle au sein de nos sociétés délimite les contours du projet national. Devons-nous plutôt promouvoir un projet de société rassembleur et innovant ou, à l’inverse, nous appliquer à préserver notre culture commune enracinée dans une tradition partagée ? La question de la reconnaissance de la diversité culturelle met ainsi à l’épreuve le principe de la cohésion nationale. Qu’est-ce qui fonde le vivre ensemble ? Quelles sont nos valeurs communes ? Comment fonctionne le processus d’intégration et avec quelle efficacité ? Dans cette perspective, les notions de multiculturalisme, d’interculturalisme ou de nationalisme constituent des réponses politiques, fragiles et circonstancielles, à la question de la reconnaissance plus ou moins généreuse de la différence au sein de nos sociétés nationales.
Nous souhaitons, dans ce texte, dépasser le cadre strictement national de la réflexion sur la diversité culturelle, pour l’aborder dans une perspective internationaliste et émancipatrice. En quoi la reconnaissance de la diversité sur le plan mondial peut-elle contribuer au processus de transition vers des sociétés plus justes, solidaires et durables ?
Nous faisons l’hypothèse que l’imposition grandissante de la question identitaire dans nos sociétés est proportionnelle à la marginalisation progressive de la question sociale depuis plus de quarante ans. En effet, nous partons de l’idée que le triomphe de l’idéologie néolibérale au début des années 1980, puis de l’imposition du projet politique de construction d’un marché mondial libéralisé à partir du milieu des années 1990, a conduit à faire glisser le centre de gravité du débat politique de la lutte des classes au choc des cultures. En somme, la question politique majeure qui semble aujourd’hui se poser dans nos sociétés, ce n’est plus « Qu’allons-nous faire ensemble ? » Mais plutôt « Avec qui pouvons-nous vivre ? »
La reconnaissance de la diversité culturelle fournit une très bonne grille d’analyse des clivages politiques et idéologiques qui agitent nos sociétés contemporaines aux prises avec les conséquences sociales du phénomène de mondialisation. Elle met en lumière le paradoxe de ce projet cosmopolitique à prédominance utilitariste qui fait l’éloge de la mobilité du capital (les flux d’investissements) tout en limitant la mobilité humaine (les flux migratoires). En effet, en consacrant la perte de souveraineté des États-nation sur leurs politiques économique et sociale, la mondialisation néolibérale a conduit les élites à centrer leur discours sur la question de la cohésion nationale, souvent au détriment du principe de solidarité internationale ou, encore plus largement, de solidarité humaine. Le discours national sur la reconnaissance de la diversité culturelle n’est donc pas fortuit mais stratégique. Il vise à faire diversion, à déplacer les termes du débat au moment même où, à l’ère de l’anthropocène, des questions fondamentales sur notre mode de vie, nos formes d’organisation sociale et notre rapport à la nature doivent être largement débattues. En d’autres termes, nous devons postuler que le sujet fondamental à discuter aujourd’hui n’est pas la question migratoire ni la reconnaissance des signes religieux dans l’espace public. C’est la transition énergétique, c’est le développement de notre résilience locale aux changements climatiques, c’est la reconstruction de nos économies au-delà du pétrole et du dogme de la croissance infinie, c’est l’invention de nouvelles formes d’organisation politique et sociale plus participatives, locales et autonomes, c’est surtout l’ouverture et la solidarité dont il va falloir faire preuve à l’égard des millions de réfugiés climatiques qu’il va bien falloir accueillir quelque part dans les prochaines décennies.
Il n’en demeure pas moins que cette recherche constante d’une forme de vie collective articulée autour du respect des différences, qui permette de nous rassembler autour d’une conception du commun qui ne se réduise pas à l’unité, ouvre des perspectives fécondes de refondation à l’aube des temps difficiles. En effet, si la question de la reconnaissance de la diversité culturelle nous divise sur le plan national, peut-elle nous rassembler sur le plan international ? Nous nous intéresserons ici aux enjeux de la diversité culturelle et politique dans la mouvance altermondialiste. Nous livrons une analyse très personnelle, liant réflexion et témoignage, fondée sur l’expérience de notre engagement au sein de la mouvance altermondialiste au Québec et dans le monde depuis 20 ans.
L’altermondialisme est une mouvance (et non pas un mouvement homogène) rassemblant une grande diversité d’acteurs sociaux, collectifs ou individuels, qui souhaitent construire un monde différent de celui promu par la mondialisation néolibérale. Apparu au tournant du 21ème siècle, dans le sillage des larges mobilisations sociales contre les instances internationales qui œuvrent à l’imposition globale du néolibéralisme (Organisation mondiale du commerce, Forum économique mondial, Banque mondiale, Fonds monétaire international, G7, accords de libre-échange…), la mouvance altermondialiste a trouvé dans les forums sociaux mondiaux (FSM), nés à Porto Alegre au Brésil en janvier 2001, son lieu de rassemblement et de convergence. Plusieurs centaines de milliers de personnes, et des dizaines de milliers d’organisations de la société civile de tous les continents, ont participé aux 13 FSM qui ont été organisés depuis, ainsi qu’aux centaines de forums sociaux régionaux et locaux qui se sont déroulés partout dans le monde.
S’il l’on se fie à la Charte de principes du FSM, qui fut adoptée en avril 2001 suite à la tenue du premier Forum pour en fixer les grandes orientations axiologiques, quatre dimensions peuvent être dégagées. Le FSM, et plus largement la mouvance altermondialiste, s’oppose au néolibéralisme (premier principe) et à l’impérialisme (seconde principe), tout faisant l’éloge de la diversité des perspectives, des luttes et des alternatives (troisième principe) ainsi que le pari de l’horizontalité dans l’organisation et les relations de pouvoir (quatrième principe). On pourrait ajouter, ce qui apparaissaient comme évident à l’époque mais qui l’est beaucoup moins dans le contexte actuel de repli nationalitaire, que l’altermondialisme adopte une perspective fondamentalement internationaliste. Même si les solutions peuvent être localement ancrées, les réseaux de solidarité, la perspective analytique et l’approche sont essentiellement globalistes. Le slogan de l’altermondialisme, « un autre monde est possible » est tout à fait en adéquation avec la formule initialement portée par le mouvement écologiste et largement partagée depuis : « penser global et agir local ».
Si les deux premiers principes, en tant qu’ils s’opposent au dogme néolibéral, font largement consensus au sein de la mouvance altermondialiste, ce sont les deux suivants (diversité et horizontalité) qui font l’objet de débats entre les différents protagonistes et ce, depuis l’apparition des FSM.
Si l’opposition rassemble, la proposition a souvent tendance à diviser. En effet, s’il est assez facile d’être contre le modèle dominant, il est plus compliqué d’être pour des propositions alternatives, car cela implique de faire la démonstration à la fois de leur pertinence mais surtout de leur possible réalisation concrète. Le diable, comme on dit, est dans les détails tout comme l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions…
La plupart des altermondialistes s’entendent sur le pourquoi de leur action. Ils se mobilisent afin de lutter contre les conséquences jugées néfastes du néolibéralisme et de l’impérialisme sur les peuples d’ici et d’ailleurs. Ils se rassemblent aussi autour de l’acceptation du principe de la diversité des quoi, c’est-à-dire à la fois des protagonistes de la transformation sociale, mais aussi des propositions concrètes de changement, des expérimentations et modèles alternatifs qui doivent s’implanter à tous les niveaux, du local au mondial en passant par une profonde révolution des consciences. Mais là où ils se déchirent, c’est quand vient le temps de parler de stratégie et de poser la question : où, quand et surtout comment.
Dans cette perspective, la grille d’analyse culturaliste peut être d’une grande utilité pour évaluer à la fois les réalisations mais aussi les échecs de la mouvance altermondialiste dans son projet de transformation sociale à large échelle. En effet, la question de la reconnaissance de la diversité met la mouvance altermondialiste face à un profond paradoxe.
Certes, elle voit la diversité culturelle comme une richesse qui permet de multiplier les sensibilités, les visions, les expériences de lutte, les projets de transformation sociale et les initiatives concrètes. C’est dans cette perspective que la mouvance altermondialiste s’inscrit véritablement dans la continuité des luttes de libération nationale et des indépendances, dans la lutte antiraciste et anticoloniale, dans l’internationalisme anti-impérialiste, mais aussi dans la dynamique contemporaine de reconnaissance des droits des minorités. Il s’agit ici de rallier la multitude des causes et des acteurs du changement social dans une dynamique collective de convergence des luttes qui respecte à la fois le particularisme et l’autonomie de chacun.
Cette compréhension de l’importance de la reconnaissance de la diversité culturelle pour les altermondialistes est essentielle pour bien appréhender la nature de la mouvance. Je me souviens avoir subi, lors de ma première participation à un Forum social mondial à Mumbaï (Inde) en janvier 2004, le choc de la diversité constitutive de l’atermondialisme. C’est à la fois très stimulant car débordant d’initiatives et foisonnant d’espoir, mais cela donne aussi vite le vertige car on se perd assez rapidement dans ce tourbillon de projets, d’expérimentations et de campagnes. L’énergie transformatrice est palpable, mais on ne sait pas comment elle peut être canalisée. Le livre d’Hardt et Negri, Multitude (2004), m’avait donné une clé afin de saisir toute la finesse de la mouvance altermondialiste, véritable multitude se structurant en réseau, est ainsi vivre pleinement l’expérience exaltante du FSM de 2005 à Porto Alegre qui fut, à ce jour, l’évènement le plus rassembleur et diversifié de la jeune histoire de l’altermondialisme. Plus de 180 000 personnes s’étaient réunies, dont 35 000 au sein du Campement intercontinental de la jeunesse, pour participer, durant cinq jours, à plus de 4 000 activités afin de penser et de construire un monde meilleur. La multitude est « un réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun. » (Hardt et Negri 2004, 7). Le grand défi qui demeure, c’est comment organiser cette multitude en expansion.
En effet, malgré une ouverture largement affichée face à la diversité culturelle, la mouvance altermondialiste fait face à une difficile adéquation des cultures politiques et des stratégies de changement portées par les différents protagonistes.
Certes, même si certains peuvent encore secrètement le penser (les schémas issus d’une formation rigide et rigoureuse sont tenaces…), plus personne ne revendique publiquement la dictature du prolétariat ni la centralisation absolue et la discipline de fer du parti révolutionnaire, comme au temps de Lénine fustigeant les gauchistes dans La maladie infantile du communisme (1920). D’ailleurs, pour marquer cette rupture avec l’option partisane de la transformation sociale (fonder un parti politique pour prendre le pouvoir et à partir de là, changer le monde), le FSM affirme clairement à l’article 8 de sa charte de principe que :
Le Forum Social Mondial est un espace pluriel et diversifié, non confessionnel, non gouvernemental et non partisan, qui articule de façon décentralisée, en réseau, des instances et mouvements engagés dans des actions concrètes, sur les plans local ou international, visant à bâtir un autre monde.
Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que les altermondialistes et plus largement les participants aux Forums sociaux ne votent pas où n’appuient pas des partis politiques. Bien au contraire, toutes les études faites sur les profils des participants, que ce soit dans les FSM ou dans les deux forums sociaux québécois (FSQ), révèlent un fort taux de politisation (sensibilité aux enjeux et connaissances des clivages politiques) et d’engagement partisan. Cela veut simplement dire que les forums sociaux ne sont pas des congrès nationaux de partis politiques, ni des rencontres internationales de cadres du Parti. Le pari des FSM est de dépasser les clivages partisans qui divisent les mouvements et les militants, de sortir des antagonismes traditionnels (gauche/droite nationaliste/fédéraliste progressiste/conservateur…) pour aborder les enjeux sociaux et internationaux avec un œil neuf, pour penser en dehors des sentiers battus.
C’est cette tendance que tend à mettre de l’avant le principe d’horizontalité. Nous ne sommes plus dans la Russie de 1917 et on ne peut plus penser les mobilisations sociales et l’action politique transformatrice sans tenir compte des expériences totalitaires du 20ème siècle, ce qui comprend certes le fascisme et le nazisme, mais aussi le stalinisme. La chute du Mur de Berlin (1989), puis celle de l’Union soviétique (1991) ont clairement imposé un changement de paradigme dans la réflexion stratégique sur le changement social. En témoignent la résurgence et la place grandissante occupée par la nébuleuse des collectifs d’inspiration autonomiste ou anarchiste dans les mobilisations antimondialisation et contre-oligarchique depuis la fin des années 1990. À Seattle, Québec ou Gênes, le fameux black block se dressait devant les forces de l’ordre. Il se retrouve encore aujourd’hui dans le cortège de tête, devant les traditionnelles banderoles syndicales, dans les manifestations qui agitent la France des Gilets jaunes. Les campements de la jeunesse des FSM ont émergé comme des expérimentations de formes d’autogestion au quotidien. Dans le sillon d’Occupy, les ZAD ont combiné occupation (réappropriation) de l’espace et défense du territoire. Cette libération des énergies semble avoir permis à la praxis de prendre le pas sur le cadre théorique dans l’appréhension de la transformation sociale radicale. Le discours est désormais à la convergence dans la diversité, à l’acceptation de la diversité des tactiques, à la mise en œuvre d’une nouvelle culture politique dans les mouvements sociaux.
Or, les discours et les pratiques n’évoluent pas au même rythme. Il faut du temps pour changer une culture politique. Le Forum social mondial, son Conseil international chargé d’en accompagner son évolution et les différents collectifs locaux qui prennent en charge l’organisation de chacun des événements, sont de très bons terrains d’observation à cet égard. Nous en avons personnellement fait l’expérience tout au long du processus qui a mené à la tenue du Forum social mondial de 2016 à Montréal.
Le projet était audacieux car depuis sa première édition, en 2001 au Brésil, le FSM s’était toujours déroulé dans des pays du Sud. La dimension symbolique de ce choix était claire : dans la continuité de l’esprit de Bandoung, il s’agissait d’opposer le Sud des peuples en lutte pour l’émancipation au Nord du capital oligarchique et conquérant. Porto Alegre contre Davos. Notre campagne de promotion de la candidature de Montréal pour accueillir le premier Forum social mondial dans un pays du Nord s’est construite autour de deux arguments phares. Tout d’abord, suite à la crise de 2008, qui a frappé l’épicentre du capitalisme mondialisé, et dans le sillage des larges mobilisations de 2011 qui se sont propagées du Sud au Nord, du printemps arabe (janvier 2011), à Occupy Wall Street (septembre 2011) et passant par les Indignés espagnols (mai 2011), il devenait important de dépasser le clivage Nord-Sud pour se lancer dans une lutte internationale, permettant de rallier les laissés-pour-compte de la mondialisation de partout. Il n’y a plus un monde développé et un autre sous-développé, il n’y a qu’un seul monde, et il est mal développé. Ensuite, dans la lignée du mouvement des carrés rouges et des casseroles qui a agité la société québécoise au printemps 2012, et fort de l’expérience des deux Forums sociaux québécois organisés en 2007 et 2009, le Québec est apparu comme une terre de prédilection pour y organiser un FSM afin de favoriser le rapprochement entre le « vieux mouvement altermondialiste » et les nouvelles formes de mobilisations émergentes. En gros, le pari consistait à saisir l’innovation politique du FSM pour dépasser nos divisions et mutualiser nos différences. Favoriser la convergence dans la diversité.
L’idée d’organiser un FSM à Montréal a commencé à être évoquée en 2011, lors du Forum de Dakar, au Sénégal. Puis une discussion a eu lieu lors de la réunion du Conseil international à Paris en mai 2011, ou le choix s’est plutôt arrêté sur Tunis, alors en pleine révolution du Jasmin, pour organiser le FSM en mars 2013. Nous avons repris le flambeau et déposé un dossier de candidature étoffé lors de la réunion du Conseil qui s’est tenue à Casablanca en octobre 2013 et où, cette fois-ci, nous avons obtenu un appui international pour Montréal 2016, en lien avec Tunis 2015. Ensuite, durant les trois années qui ont suivi, nous nous sommes lancés dans l’expérimentation d’un processus organisationnel qui se voulait inclusif, horizontal, innovant et rassembleur. La route fut longue, exaltante, semée d’embûches et de belles réalisations. D’un noyau initial d’une dizaine de personnes, le Collectif FSM 2016 s’est progressivement élargi à près d’une centaine de personnes impliquées dans huit groupes de travail et finalement près de 500 bénévoles lors de l’évènement. Plus de 180 rencontres de facilitation ont été organisées (plus de 15 000 heures de travail bénévole) pour échanger et construire ensemble un événement qui, au final, aura rassemblé durant six jours à l’été 2016, 35 000 participants provenant de 125 pays, pour participer à près de 1 200 activités.
Mais au-delà des chiffres et de l’évènement, il y avait l’essentiel, le processus. Car le FSM 2016 fut avant tout une expérimentation. Une tentative de renouvellement de l’action transformatrice par la mise en pratique de notre utopie fondée sur la reconnaissance de la diversité et la recherche d’horizontalité. Il s’agissait de faire vivre et de propager, à partir de Montréal et vers l’Amérique du Nord, une nouvelle culture politique que nous avions découverte et apprivoisée à Porto Alegre, Mumbai, Caracas, Nairobi, Belém, Dakar, Tunis.
Nous avions fait notre éducation politique de la mondialisation en lisant les appels des Zapatistes, en visionnant la Bataille de Seattle, en nous mobilisant contre l’AMI, puis en manifestant contre la ZLEA à Québec en avril 2001 et le G20 à Toronto en juin 2010. Nous avions aussi marché contre la guerre en Irak 2003 et avec le mouvement étudiant en 2005. Nous étions au Square Victoria avec Occupons Montréal à l’automne 2011, puis dans la rue avec les carrés rouges au printemps 2012.
Mais avant tout, nous étions des enfants du FSM. Nous nous sommes engagés dans les forums sociaux québécois de 2007 et 2009, mais aussi dans la dynamique des forums régionaux au Saguenay, en Mauricie, en Outaouais et dans le Bas-St-Laurent. Nous avons participé aux délégations de la société civile québécoise dans les grands rendez-vous altermondialistes internationaux, que ce soit dans les forums sociaux, mais aussi dans les grands rassemblements autour de la question environnementale, à Rio+20 en 2012 et à la COP21 à Paris en 2015.
C’est la composante pluriculturelle des forums sociaux et le foisonnement d’énergie qui en résultait qui nous attiraient. Nous sentions que le potentiel transformateur était là, tapi sous l’agitation frénétique de la multitude en ébullition. Nous sentions bien que ce qui était révolutionnaire, ce n’était pas les discours remâchés drapés des vieux oripeaux, ni les soi-disant leaders autoproclamés des « grands et vrais » mouvements sociaux, c’était la méthode, la manière de faire. Le Forum social est un espace de rencontre et de convergence, une place publique comme l’écrivait Chico Whitaker, où se rassemble une multitude d’acteurs de transformation sociale. La multitude est puissance. Elle est une force collective brute. Elle n’est pas une masse, elle ne doit pas être organisée. Elle doit s’organiser elle-même, collectivement, en réseaux. Ce dont nous avons besoin, ce ne sont pas des guides suprêmes ni des leaders. D’ailleurs, en ces temps difficiles, tous les guides autoproclamés semblent tomber les uns après les autres. Ce qu’il nous faut, ce sont des facilitateurs de dialogues, des rassembleurs de bonnes volontés, des passeurs d’idées novatrices. Il faut développer notre capacité d’écoute, apprendre à nous reconnaître pour ensuite travailler ensemble, en réseaux, en misant sur la richesse de nos différences. Il faut construire ensemble une nouvelle culture politique qui favorise l’émergence de formes d’organisation sociale fondées sur la mutualisation de notre diversité culturelle.
Au terme de ce texte et en guise d’invitation à prolonger la réflexion et le dialogue, j’aimerais livrer quelques apprentissages tirés de mon expérience au sein de la mouvance altermondialiste depuis 20 ans et qui constituent, de mon point de vue, des éléments fondamentaux de cette nouvelle culture politique émergente. Ils résonnent comme des slogans.
- Penser mondialement et agir localement. Si les enjeux actuels sont mondiaux (environnement, migrations, finance…), et nécessitent donc la mise en commun à large échelle des connaissances et des expérimentations, l’action suscite l’engagement et fait sens lorsqu’elle est locale, concrète et ancrée dans la réalité quotidienne. La résilience locale par la réappropriation territoriale et la reconquête de toutes les sphères de sa souveraineté (économique, alimentaire, énergétique, politique…) doit donc se faire dans l’ouverture aux autres et dans une prise de conscience planétaire.
- Plutôt qu’une solution de masse, des masses de solution. La pensée unique nourrit l’intolérance, le mépris de la différence et conduit au totalitarisme. Tout le monde a toujours de bonnes raisons d’agir et pense avoir de bonnes idées. Le problème, c’est lorsqu’on pense avoir la bonne idée et qu’on se lance dans une entreprise d’évangélisation, pour amener tous les autres à finalement nous croire. Ce qu’il faut valoriser, c’est la mise en commun des idées, leur partage et leur émulation. L’innovation sociale doit être un bien commun de l’humanité.
- Changer le monde commence par se changer soi-même. Nous touchons là au défi de la cohérence. Comme le disait Gandhi, il faut être le changement qu’on veut voir dans le monde. Il faut prêcher par l’exemple et pratiquer les principes et les valeurs qu’on prône. Tout changement ne peut être exigé des autres si nous ne sommes pas capables de l’opérer nous-mêmes. Il y a tellement de leaders qui nous disent quoi faire en se dispensant eux-mêmes de suivre leurs directives.
- Il faut respecter les rythmes de chacun. Changer une culture et reconstruire une société prend du temps. Or le temps collectif n’évolue pas au même rythme que le temps individuel. Les choses ne vont jamais assez vite pour les activistes qui sont souvent animés d’un sentiment d’urgence. Il est vrai que la situation sociale et climatique est alarmante. Mais, comme le dit Matthieu Ricard, il est trop tard pour être pessimiste. La transition est en marche et chacun devra la faire à son rythme. Brusquer les choses conduit à la réaction, qui finalement, nous ralentit encore plus.
Regardons le monde qui nous entoure. L’heure est à la réaction brutale, arrogante, mortifère. Les altermondialistes sont poussées dans leurs retranchements, ils entrent en résistance. Et pourtant, la transition est inéluctable et d’autres mondes sont nécessaires. La résilience se construit localement, les réseaux poursuivent leur structuration sur le plan mondial. Et cette nouvelle culture politique poursuit patiemment sa catalyse. Continuons d’y contribuer, ensemble.
Biographie
Raphaël Canet enseigne actuellement au Département de sociologie du Cégep du Vieux- Montréal. Titulaire d’un doctorat en sociologie, il a enseigné auparavant durant dix ans à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa (2008-2017). Membre du Conseil international du Forum social mondial (FSM), il a coordonné l’organisation du FSM de Montréal (2016), ainsi que du premier Forum social québécois (2007).
Références
Aubenas, Florence et Miguel Benasayag. 2002. Résister, c’est créer.Paris: La découverte.
Beaudet, Pierre, Raphaël Canet et Marie-Josée Massicotte (Dir.). 2010.L’altermondialisme: Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique. Montréal:Écosociété.
Hardt, Michael et Toni Negri. 2004. Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire. Paris: La découverte.
Massiah, Gustave. 2011. Une stratégie altermondialiste. Paris: La Découverte.
Sen, Jai et Patrick Waterman.2008.World Social Forum: Challenging Empires.Montréal: Black Rose Books, 2ème éd.
Touraine, Alain. 2005. Un nouveau paradigme:Pour comprendre le monde aujourd’hui. Paris: Fayard.
Whitaker, Chico. 2006. Changer le monde. Nouveau mode d’emploi. Paris: Éd. de l’Atelier.