Par Bruce Katz
J’ai passé 30 de mes 35 années d’enseignement dans le système scolaire public francophone à l’École secondaire Antoine-Brossard, dans la municipalité de Brossard. Au fil du temps, Brossard est devenue une communauté multiethnique et diversifiée sur le plan religieux, mais, lorsque j’ai commencé à y enseigner en 1981, à la sixième année de ma carrière d’enseignant, peu d’immigrants fréquentaient l’école.
En 1981, la population étudiante d’Antoine-Brossard était presque exclusivement canadienne-française. Un afflux d’immigrants dans la région et la combinaison de la loi 101 et de la déconfessionnalisation des écoles publiques au Québec changeraient cela. La première vague d’étudiants immigrants à l’école Antoine-Brossard était composée de Chinois, pour la plupart originaires de Hong Kong, et quelques-uns, de la République populaire de Chine et de Taiwan. Ce n’était pas une mince tâche que d’intégrer ces nouveaux étudiants à l’école, tant pour eux que pour le milieu francophone. La culture québécoise était entièrement nouvelle pour eux.
C’était également un défi pour le corps étudiant canadien-français établi de l’école, soudainement confronté à l’arrivée d’un certain nombre d’étudiants venus de loin, à l’air différent, parlant une langue autre et qui, tout naturellement, avaient tendance à s’appuyer les uns sur les autres et à rester quelque peu isolés du reste du groupe. Certes, au début, l’incapacité de communiquer en français tendait à renforcer la situation. Mais cela changerait avec le temps, en raison des succès rencontrés par les professeurs de la classe d’accueil dans l’enseignement du français, motivés par toute la patience et le dévouement nécessaires à leur métier d’enseignants. Au début, cependant, on pouvait parler de deux solitudes dans l’école.
Ainsi, à une certaine époque, il y avait des tensions entre ces deux solitudes; à un certain moment, un journal local a publié un article indiquant que les étudiants (canadiens-français) d’Antoine-Brossard craignaient une « invasion chinoise » de l’école. Cela a eu pour effet d’attiser la tension au point que la direction a jugé nécessaire de tenir à l’école une conférence de presse – à laquelle ont assisté les médias locaux – pour mettre la situation en perspective.
Cette « crise » s’est avérée le catalyseur de la création d’un comité interculturel au sein de l’école, composé d’enseignants et d’étudiants. J’ai eu le privilège de siéger à ce comité pendant ses premières années d’existence. Les nombreux étudiants du comité ̶ tant Canadiens-français que Chinois (ces derniers pouvant communiquer un peu en français) ̶ organisaient à l’occasion des stands d’information reflétant la culture chinoise dans la Place de l’amitié, où les étudiants se rassemblaient pendant la récréation du matin et l’heure du dîner. Petit à petit, nous avons commencé à voir des petits groupes d’étudiants canadiens-français et chinois se parler. Un triomphe modeste, mais important, de l’interculturalisme. C’était un processus graduel, mais constant. C’est ce qu’il faut comprendre de l’interculturalisme : il est graduel, mais constant, à condition d’être nourri.
La vague suivante d’immigrants à l’école fut constituée de jeunes d’Afghanistan, déchirés par la guerre, qui arrivèrent en nombre considérable. Ils ont également eu besoin d’un certain temps pour apprendre le français, se familiariser avec la culture québécoise et s’intégrer au milieu francophone de l’école. Une fois encore, la classe d’accueil a été le pivot extrêmement important du processus d’intégration. Le comité interculturel voyait à ce que des stands d’informations et des évènements culturels aient lieu et cela soutenait le processus d’intégration.
Vinrent ensuite des jeunes de différentes régions du monde : le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie, les Caraïbes, l’Amérique centrale, l’Amérique du Sud, l’Europe orientale, occidentale et septentrionale. Pour les étudiants immigrés maîtrisant déjà le français, comme ceux d’Haïti, du Maroc, du Vietnam et de plusieurs pays africains, il n’y avait pas de barrière linguistique initiale. À un moment donné, 78 nationalités étaient présentes à l’école Antoine-Brossard. Les ressortissants de la plupart d’entre elles étaient passé par la classe d’accueil et avaient appris le français, certains mieux que d’autres, mais tous étaient réunis sous le même toit, confrontés à la réalité selon laquelle l’Autre est un être humain comme soi. C’est cela, le triomphe de l’interculturalisme.
En fait, ce qu’il faut comprendre de la nature de l’interculturalisme, c’est qu’il est nécessairement conflictuel au départ. C’est-à-dire que la tolérance mutuelle commence d’abord par les frictions entre les divers groupes culturels et que la manière dont ces frictions sont résolues fait la différence entre le succès de l’interculturalisme et son échec. Personnellement, je ne crois pas que les « chartes » et les « tests » de valeurs conduisent à la promotion de l’interculturalisme. Je ne saurais trop insister sur l’importance de la classe d’accueil et du rôle de l’école publique de langue française dans le processus d’implantation de l’interculturalisme québécois.
Je dois préciser également qu’au cours des dix dernières années de ma carrière d’enseignant (j’ai pris ma retraite en 2011), environ 20 % de mes étudiants étaient de confession musulmane. Pour la plupart, ils étaient bien intégrés à l’école et c’était normal de voir des élèves d’origines totalement différentes flâner, discuter, rire et dîner ensemble. Ceci constituait un phénomène social très intéressant.
Y avait-il de la tension? Certainement. Ces problèmes ont-ils été résolus avec le temps? Oui, pour la plupart. Y avait-il des défis? Bien sûr, il y en a toujours. Par exemple, les parents de quelques filles musulmanes étaient opposés à des cours mixtes de natation dans le programme d’éducation physique, et souhaitaient que leurs filles nagent uniquement avec d’autres filles et ce, en maillot de bain couvrant tout le corps. Je ne me rappelle pas exactement comment la situation a été résolue, mais, si je me souviens bien, les filles ont été excusées de la nage mixte et les exigences du cours d’éducation physique ont été respectées. Telle est la nature de l’interculturalisme dans les écoles publiques : il y a nécessairement des concessions mutuelles.
Au moment de prendre ma retraite de l’enseignement, j’avais eu d‘excellents contacts avec mes étudiants de confession musulmane. Ils étaient pour la plupart bien intégrés à l’école. Ils étaient tous, aussi, bons étudiants et fort sympathiques. Certaines filles musulmanes portaient un hijab, d’autres non. Je me souviens d’une fille ̶ dont le nom m’échappe maintenant ̶ , dont la personnalité et le sourire étaient étincelants; elle portait une petite épinglette « CH » des Canadiens de Montréal sur le col de son chandail et se rendait régulièrement à l’aréna de Brossard pour regarder les Canadiens. Son hijab n’avait rien à voir avec son intégration à l’école ou à la société québécoise. Je pense ainsi qu’il est préférable de ne pas catégoriser les gens, car ces catégories, souvent, ne correspondent pas à la réalité.
Je voudrais terminer ce très bref aperçu d’une longue carrière dans l’enseignement en racontant une anecdote sur l’interculturalisme qui, à première vue, peut paraître ordinaire, mais est tout sauf banale. Je pourrais même la qualifier de sorte d’épiphanie. Un jour, à l’heure de dîner, je faisais une surveillance à la Place de l’amitié, où les étudiants se réunissaient pour discuter pendant l’heure du dîner. Devant moi, j’observais six ou sept étudiants qui parlaient de la partie de hockey des Canadiens de Montréal que l’on avait regardée la soirée précédente. En soi, rien d’extraordinaire.
Mais ce qui était extraordinaire, c’est le fait que, à l’exception de deux étudiants francophones nés au Québec, les autres venaient de différentes régions du monde et avaient appris le français en classe d’accueil. Si ma mémoire est bonne, deux de ces étudiants venaient d’Afghanistan, un, de Russie et un, de Chine. Tous étaient plongés dans une discussion amicale sur le hockey, rendue possible grâce au fait qu’ils pouvaient échanger en français. Il s’agissait non seulement d’un triomphe de l’interculturalisme, mais, surtout, d’un triomphe de l’humanisme.
Bref, grâce à mon expérience dans l’enseignement, j’ai compris que la loi 101 et la déconfessionnalisation des écoles publiques se sont avérés les outils par excellence de création du pluralisme au Québec. Malheureusement, cette compréhension n’a pas été pleinement assimilée par ceux qui nous gouvernent. J’ai essayé de me souvenir d’une seule année d’enseignement au cours de mes 20 dernières années de carrière, lors de laquelle un des gouvernements du Québec (libéral ou péquiste) n’aurait pas coupé dans les fonds destinés aux écoles publiques québécoises, ni réduit à la précarité les jeunes enseignants, qui commençaient leur carrière, en veillant à ce qu’ils ne puissent pas atteindre le statut d’enseignant permanent, assurant ainsi le maintien d’une main-d’œuvre cheap labour. Je pense qu’ils n’ont ni respecté l’importance de l’école publique, ni la vocation de l’enseignement.
Aujourd’hui, le système scolaire public québécois est en pénurie d’enseignants à un moment où l’interculturalisme québécois exige un système scolaire public fort et dynamique, car l’école publique est l’outil le plus important pour la formation d’une société pluraliste au Québec. C’est l’école publique et surtout l’emploi qui offrent la possibilité de s’intégrer à la société majoritairement francophone du Québec.
Enfin, permettez-moi de terminer sur cette note : l’interculturalisme, par sa nature même, ne peut être créé par l’économie néolibérale ou par une quelconque « charte » de valeurs. Wall Street n’est pas un lieu d’interculturalisme et les murs, qu’ils soient de nature physique ou qu’ils existent dans les mentalités, ne permettent pas non plus une rencontre significative avec l’Autre.
Biographie
Bruce Katz est né et a grandi à Montréal. Il est professeur de langues par vocation, maintenant à la retraite. Il est titulaire de diplômes en éducation, littérature et histoire de l’Université Sir George Williams, de l’Université McGill, de l’Université de Waterloo et de l’Université de Montréal. Il est membre fondateur et actuel coprésident de Palestiniens et Juifs Unis (PAJU).