Par Dolorès Contré
Je m’inspire régulièrement des récits de nos Aînés pour y puiser des enseignements que je peux transmettre à mon tour à mes étudiants en vue de leur faire comprendre le contenu des traditions spirituelles autochtones, un cours que je donne en tant qu’enseignante à l’Université de Montréal. Un récit m’a récemment interpellée, l’histoire des ours, racontée par une amie atikamekw de Manawan, Karine Échaquan, petite-fille du Grand-Père César Néwashish, qui la lui racontait étant enfant.
Durant des temps immémoriaux habitait la famille des ours noirs au cœur des Forêts de l’Est. Celle-ci vivait en harmonie dans la paix, la joie et l’entraide mutuelle pour assurer leur survivance, éduquer les petits, se nourrir et hiberner. La communauté grandissait en nombre et s’épanouissait si bien, que les membres décidèrent de tenir conseil. Après délibération, ils prirent la décision de se diviser en petits groupes de trois afin de peupler d’autres territoires et de répandre ainsi leur mode de vie.
Certains partirent vers le Nord. Au fur et à mesure que le groupe se dirigeait de plus en plus vers le Nord, il se rendait compte que l’environnement changeait, il y avait moins d’arbres et le vent se faisait plus froid. Graduellement la fourrure des ours se mit à pâlir, leurs membres à rallonger jusqu’à ce qu’ils arrivent à une contrée complètement couverte de neige. C’est ainsi que leur fourrure devint toute blanche et plus épaisse.
Un autre groupe de trois partit dans la direction du sud-Ouest, et comme la température devenait de plus en plus chaude, leurs fourrures roussirent jusqu’à ce qu’elles deviennent brunes. Afin d’être plus alertes pour la pêche, courir dans les prairies ou grimper les montagnes, leurs membres s’allongèrent aussi.
Quant aux ours noirs, ils demeurèrent au centre du pays comme Gardiens de la Terre-Mère. Ainsi toutes les familles des ours sont issues de la même origine, qu’elles soient blanches, noires, rousses ou brunes. Les ours sont considérés comme nos demi-frères ainsi, nous leur devons respect pour toute leur médecine, leurs connaissances et savoir-faire comme modèles de survivance.
Coup d’œil rapide sur les concepts, les valeurs et le comportement des peuples autochtones
Cette histoire me fait grandement réfléchir, car une des valeurs les plus importantes chez les peuples autochtones, est celle de l’adaptabilité. Nos ancêtres ont voulu continuer de nous transmettre et de nous faire comprendre cette grande valeur dont découlent toutes les autres, à travers le récit de cette histoire. La capacité d’adaptabilité permettait de développer un mode de vie autosuffisant empreint de coutumes culturelles qui motivaient et dictaient notre conduite autant sur le plan individuel, familial que collectif. La perception des puissances du Grand Mystère (Kije-Manito), petites ou grandes, qui entouraient le monde et en faisaient partie et grâce à laquelle l’Univers, la Terre ou la Création fonctionne, a construit une vision du monde unique en interrelation où chaque être vivant du plus petit au plus grand, contribue au maintien du Cercle de vie (Pimadiziwin). Tout ce qui a été placé pour l’Anishinaabeh (autochtone) sur Terre contribue à son bien-être, à son évolution et à sa croissance. Ainsi, toute forme de vie mérite respect. Au cours des milliers d’années où les hommes et les femmes ont vécu en groupes, une question s’est toujours posée : « Comment doit-on traiter les autres? » Afin de maintenir la vie humaine, les familles claniques ou les groupes autochtones ont compris que la meilleure attitude à adopter est celle du partage des ressources, des produits de chasse, de pêche, de cueillette et de pratiques médicinales. Nul ne pouvait laisser un membre dans la misère, blessé, sans nourriture ni ressources. L’entraide et le sens communautaire ont permis de maintenir la cohésion du groupe, la bonne entente, l’harmonie et un certain sens de la justice basée sur le respect et la réciprocité. Cette bonne entente s’est établie par la mise en place de rapports d’alliance non seulement entre les humains, mais aussi entre tous les êtres vivants de la nature, ainsi qu’avec le monde des puissances spirituelles. L’entraide et le partage, la générosité et la bienveillance font partie des qualités que nous mettons de l’avant pour éduquer nos jeunes à développer le sens des responsabilités communautaires dans un esprit d’égalité, afin s’assurer notre subsistance en symbiose avec le territoire.
La plupart des membres d’une famille clanique ou d’un groupe autochtone adoptent le même comportement culturel à l’égard d’actes jugés importants en rapport avec des notions telles que le Grand Mystère qui veille sur nous, la conscience de soi, la conscience des autres et de l’univers. Les idées et les croyances qui se construisent autour de ces quatre grands thèmes essentiels déterminent les attitudes et les comportements adéquats ou inadéquats. Certains actes étaient répréhensibles et d’autres irréprochables, dignes de confiance. Les actes dignes de louanges étaient motivés par le désir de gratitude, un peu comme sous la forme d’une méditation ou d’une prière intégrée à la vie quotidienne.
Il arrive parfois que certains actes soient plus difficiles que d’autres à accomplir. C’est par des actes de bravoure commis de manière désintéressée par des hommes et des femmes, c’est-dire en toute liberté, non obligatoire ou forcée, conséquemment, non mue par une autre motivation que celle d’agir pour aider, que se gagnent la confiance et l’estime de la famille et du peuple. La bienveillance, la générosité et le sens du partage sont garants de ce prestige social.
En résumé, la conscience de soi était mue par une grande fierté d’être, sachant que nous pouvions commettre aussi des actes de bravoure. La conscience des autres était motivée par le concept de partage et d’entraide faisant du groupe autochtone, un peuple collectivement fort. Et l’univers (Terre, ciel, étoiles, arbres, atmosphère, eaux, oiseaux, animaux, etc.) était perçu comme un tout dont tous les êtres et éléments vivants en mouvement sont interreliés, car ils proviennent tous de la même source du Grand Mystère, bienfaisant et miséricordieux. Toute vie est par conséquent considérée comme sacrée, donc vénérée.
En définitive, les peuples autochtones du continent de la Grande Tortue (l’Amérique), dont l’existence dépasse 40 000 ans selon les dernières découvertes archéologiques, n’auraient jamais pu survivre aussi longtemps, s’ils n’avaient possédé une aussi bonne échelle de valeurs, et cela, malgré les changements rapides qui surviendront durant la Période des Contacts (dès 1500 avec les Européens).
Un peu d’histoire… conflits de valeurs
Lorsque les Wentigoshik (Européens) sont venus de l’autre côté de l’océan, ils ont été traités avec bienveillance. Leur système de croyances et de valeurs était à l’époque diamétralement opposé au nôtre. Leurs discours professés ne correspondaient pas toujours à leurs actes, car les intentions et les motivations différaient. Qu’il y avait-il de si différent ? Aujourd’hui, je serais en mesure d’y apporter un éclairage en affirmant sans me tromper que nos nations valorisaient la fierté d’être par leur culture et leur grand sens d’adaptabilité tandis que la leur était obsédée par l’avoir et le gain, à tout prix, au risque de briser les alliances basées sur des relations amicales, l’harmonie ou la bonne entente entre peuples, pour finalement perdre tout climat de confiance si important dans les relations socio-économiques qui menacent le vivre ensemble.
J’ai plusieurs fois entendu des commentaires analogues de familles indiennes et asiatiques venues du Moyen-Orient ou d’Afrique qui immigrent au Canada. Ils se rendent compte à quel point les gens sont matérialistes, autrement dit orientés sur l’avoir et la consommation de biens matériels sans se soucier de l’édification de leur être. Malheureusement ce poison issu du matérialisme, devient la valeur la plus importante pour donner justement de la valeur à un individu. Plus on possède le rêve américain et moins on se soucie de la valeur qui se mesure aux actes de bravoure et de respect. Comment une famille autochtone vivant en dessous du seuil de pauvreté peut-elle entrer en compétition afin de devenir aussi importante aux yeux d’une famille canadienne, si justement sa légitimité et sa fierté reposent sur le partage et la générosité ?
Ainsi s’affrontent deux paradigmes de valeurs opposées. Les conflits et les frustrations dans les rapports humains se complexifient sans pouvoir se résoudre. Le multiculturalisme continue d’entretenir le paradigme matérialiste dominant basé sur l’avoir et le gain, puisqu’il maintient un projet d’assimilation des mentalités auquel sont assujettis les nations autochtones tout comme les immigrants.
Comment dans un tel contexte de société matérialiste peut-on construire des rapports de réciprocité basés sur le respect, le partage ou l’égalité? Comment mettre en place un cercle de partage afin de créer des ponts entre des peuples ayant des valeurs culturelles opposées?
Une coutume protocolaire autochtone
Chez nous, lorsque deux personnes se rencontrent pour la première fois, il est d’usage de se présenter avec fierté en se définissant dans son « qui suis-je » et « d’où je viens » par rapport au Cercle de vie. Il est de bon usage de se nommer et de mentionner si possible, sa famille clanique, son lieu de naissance et sa région d’habitation. Les liens d’amitié et de confiance ne peuvent se tisser sans tenir compte de ces présentations d’usage.
Regard psychosocial sur les enjeux des rapports interculturels
Si nous étudions ceci d’un point de vue psychosociologique, nous pourrions affirmer que ces étapes préliminaires permettent de correspondre à trois besoins fondamentaux chez tout être humain. Ainsi elles doivent se vivre dans le partage et la réciprocité. Le premier besoin est l’acceptation de soi par l’étape d’affirmation de notre identité personnelle et interrelationnelle avec la famille et l’environnement. Le deuxième, est l’acceptation par les autres tels que nous sommes et tels que nous voulons être perçus par les autres. Ceci se fait en reflétant l’image que nous avons de nous-mêmes et en la faisant accepter par les autres, et réciproquement en acceptant les autres tels qu’ils sont et de la manière qu’ils veulent être perçus et acceptés, sans jugement, mais dans une ouverture de cœur et d’esprit. Si l’identité de la personne n’est pas clairement énoncée, affirmée ou est mal perçue ou acceptée par un groupe, il ne peut y avoir de véritable échange basé sur la confiance et l’amitié. Un rapport de méfiance s’installe plutôt et la bonne entente est alors difficile à établir dans une société.
Le troisième besoin est un peu plus complexe et il s’agit du travail de toute une vie, car il s’agit de l’accomplissement de soi qui se réalise habituellement dans l’interrelation avec les autres, la famille, le clan et la communauté, en rapport avec le ou les lieux de naissance et/ou d’appartenance dans le Cercle de vie. C’est à travers des actes maintenus dans des rapports harmonieux, que le travail ou les tâches s’accomplissent pour assurer le bien-être de la famille, de la communauté et de la société.
Donc, si nous voulons réaliser des projets avec des personnes d’origine autochtone, il faut d’abord passer par la coutume protocolaire qui consiste à établir clairement et avec honnêteté les présentations d’usage. Et retenir le fait que dans la société autochtone, réaliser l’harmonie en vue de maintenir la cohésion sociale est l’acte le plus important qu’il soit d’accomplir, avant toute proposition de projet.
De manière générale dans la société dominante québécoise, ces coutumes ne sont pas toujours respectées, car bon nombre de personnes, groupes ou organismes sollicitent notre collaboration à un projet sans passer par l’observation de cette coutume protocolaire. Lorsque les deux étapes préliminaires ne sont pas clairement établies, nous pouvons nous sentir offusqués pour plusieurs raisons. Cela peut vouloir dire selon nos interprétations que « je ne suis pas suffisamment important pour que l’on me reconnaisse tel que je suis, » ou que « les gens sont uniquement intéressés à obtenir quelque chose de moi lorsque cela fait leur affaire », donc encore une fois, axé sur quelque chose que « l’on veut de moi et non pour ce que je suis véritablement » ou il y a « anguille sous roche », « il a une intention derrière la tête », on essaie de nous « faire passer un sapin », « on nous ment », on « nous utilise », « on ne nous consulte pas durant le processus décisionnel et on nous place que devant le fait accompli », « on nous tord le bras », « on accepte pour faire plaisir ou parce qu’on n’a plus le choix », etc. En bref, rien qui rehausse l’image, l’estime ou la confiance en soi et tout pour anéantir la fierté d’un être déjà fragilisé par d’autres expériences traumatisantes telles que la perte territoriale et le souvenir des expériences vécues au pensionnat indien gouvernemental.
Au bout du compte, pour ne pas décevoir, par souci de collaboration sociale et du désir d’aussi faire notre part ou pour ne pas se sentir exclus, nous acceptons tout de même les propositions tout en entretenant l’espoir qu’à la longue les rapports s’amélioreront dans la bienveillance, l’égalité et la réciprocité. En usant de patience et de persévérance, nous nous avançons dans ce type de relation, en espérant le changement qui au bout du compte, devient décevant. Pourquoi? Simplement, parce que plus nous nous éloignons des objectifs du départ et des besoins premiers, moins les relations de rapport dominant/dominé sont vécues de manière valorisante et satisfaisante, pour soi, à travers les autres ou dans des projets de vie. Et c’est cela que nous appelons négociations, orientées sur le gain chacun de son côté. Tous ces sentiments, je les ai maintes fois ressentis et entendus de la bouche de mes congénères. Beaucoup d’interprétations de ce genre sont source de déception, deviennent l’origine de frustrations et dégénèrent en conflits de valeurs interculturelles.
Il faut aussi souligner les efforts et les échanges de part et d’autre qui, au fil des siècles, ont réduit les différences de modes de vie par des changements de méthodes dans la façon d’adapter des savoirs technologiques permettant de faciliter la survivance matérielle. Les Autochtones étant d’esprit pratique ont vite adopté des moyens plus commodes parce qu’ils facilitaient l’exécution d’actes importants (p. ex. le fusil, au lieu d’arc et de flèches pour la chasse ou se protéger). Car plus les gens vivent rapprochés des uns et des autres, plus ils sont à même de comparer leur mode de vie et leurs façons d’agir, de les emprunter et de les imiter. Le rythme des contacts et d’idées nouvelles s’est accéléré pour effectuer des changements culturels. Dans ce chevauchement, le changement s’effectue donc au niveau comportemental, forcé par l’envahissement d’un entourage qui domine les règles économiques et politiques de la société.
Mais qu’en est-il des valeurs autochtones (entraide et partage) transmises de génération en génération, demeurant les motivations cachées ou raisons d’agir pour subvenir aux besoins physiques et psychiques et, qui proviennent aussi d’une vision universelle? Comment les appliquer consciemment dans un nouveau cadre de vie, de manière bienveillante et en toute liberté de choix?
La pratique du dialogue interculturel
Laissez-moi vous résumer un peu mon expérience de la pratique du dialogue interculturel dans un contexte d’adaptation des valeurs autochtones. Dans mes groupes, que cela soit en classe à l’Université de Montréal, ou lors de formations auprès d’enseignants et de spécialistes en éducation ou lors d’ateliers dans les milieux communautaires, je mets toujours un Cercle de partage en place. L’apprentissage se fait avec des personnes de diverses origines culturelles et religieuses, provenant de différentes disciplines et domaines professionnels. À l’intérieur de cet espace de rencontre, je propose une approche en éthique communicationnelle, basée sur les valeurs primordiales autochtones. La première coutume protocolaire que j’introduis et que nous appelons communément « se passer le bâton de la parole », pour accueillir les participants-tes, est celle d’apprendre à se présenter au groupe dans son « qui suis-je » et « d’où je viens ».
Comment parler de soi sans se confondre avec des rôles, partager ce qui semble le plus important sur son histoire avec franchise et honnêteté et de la manière dont j’aimerais être perçue par les autres afin de me faire accepter tel que je suis. Cela demande du courage que d’apprendre à s’affirmer sans masque ni barrière et dans la réciprocité. Certaines personnes parlent peu, ne savent pas trop comment, sont timides ou ne s’ouvrent pas suffisamment, d’autres bavardent trop et n’arrivent pas à communiquer l’essentiel. L’art de la communication et les habiletés transversales se développent peu à peu au fur et à mesure que les participants-tes comprennent les règles d’éthique basées sur l’ouverture de cœur et d’esprit, sans jugement aucun, mais dans la bienveillance afin d’apprendre à se connaître et à se comprendre par le ressenti « je me sens… » Ensuite, nous partageons des idées tout en cheminant ensemble dans l’appréhension et l’approfondissement d’une nouvelle notion dans son contexte holistique, en vue de déconstruire et de reconstruire, voire, coconstruire un savoir.
J’observe les changements qui s’opèrent graduellement. La compétition fait place à la collaboration, la méfiance se transforme en confiance et les rapports d’inimitié et les incompatibilités du départ marquées par les différentes croyances et de points de vue, graduellement se vivent plutôt dans le respect et l’acceptation de la diversité (et non de la différence !). Tout cela pour réaliser que nous venons tous de la même famille, comme dans l’histoire des ours habitant plusieurs directions. Des liens d’amitié et de solidarité se construisent dans le Cercle d’apprentissage qui se transforme en un Cercle d’Unité et de Paix afin de bâtir quelque chose ensemble.
Une de mes étudiantes d’origine musulmane affirmait que dans ce « Cercle de partage où nous sommes tous égaux, on se rend compte que l’autre c’est moi, qu’il fait partie de moi et que je fais partie de lui». C’est la rencontre de notre humanité puisque les trois besoins fondamentaux pour être heureux et assurer le bien-être des siens, de sa famille et de sa communauté, peuvent être entendus et on peut y répondre dans l’accomplissement de ce que nous sommes en interrelation dans notre parcours du Cercle de Vie.
De l’interculturel à la reliance transculturelle
Nous pouvons affirmer que les cultures autochtones, bien qu’elles soient très variées, ont en commun, le sens du lien, celui de la reliance et de l’interdépendance de toutes choses dans l’univers. À la différence des cultures euro-américaines et canadienne, marquées par un mode de pensée plus analytique qui a tendance à découper, disséquer, abstraire ou extraire même, un élément de son contexte et de sa réalité faisant du phénomène ou de l’expérience humaine entière, un simple objet d’étude. Les cultures autochtones ne séparent pas le corps de l’esprit, l’individu et le collectif, l’imaginaire et le rationnel ou l’humain des êtres visibles et invisibles.
Un de mes objectifs inter-paradigmatiques au dialogue en éducation, en intervention transculturelle ou environnementale est de faire valoir autant les méthodologies ancestrales autochtones intégrées aux valeurs de la Terre-Mère que celles empiriques encore en vigueur dans les milieux académiques, technologiques et scientifiques.
L’application de méthodes croisées peut permettre un enrichissement non seulement dans les domaines de la recherche, mais aussi de résoudre les problèmes mondiaux que nous connaissons actuellement.
« C’est pourtant dans l’expérience immédiate, voulue ou subie, que s’inventent le plus souvent les voies innovantes et alternatives. » (Galvani, 2013).
« Une pédagogie par symboles »
Cette manière de faire autochtone n’est pas enseignée de manière didactique, mais plutôt transmise par l’exemple, amplifiée par une méthode qui allie les récits et les symboles artistiques. Il s’agit d’un espace d’expression libre qui permet d’y associer la métaphore en une pratique efficace.
En tant qu’artiste conteuse et pédagogue d’origine anishinaabeh, j’ai développé depuis les trente dernières années une approche de médiation dans des contextes interculturels et interdisciplinaires. Je l’ai qualifiée de « Pédagogie par symboles », car elle associe les récits fondateurs au langage symbolique qui témoignent de nos cosmovisions et des valeurs qui en découlent.
Que cela soit dans mon rôle d’enseignante à l’Université de Montréal ou comme formatrice sociocommunautaire du Cercle d’apprentissage Docomig, j’introduis une méthode phénoménologique de réflexion des savoirs et des savoir-faire en lien avec l’histoire, les cultures, les coutumes et les rituels autochtones. Grâce à une expérience d’immersion culturelle, j’incite les participants-tes à renouer avec leurs racines identitaires et leur propre ressenti par rapport au thème à explorer en les plaçant dans un nouveau rapport au monde.
Une multitude d’exercices d’expression artistique issue du langage symbolique autochtone et universel (p. ex. des pictogrammes) sont proposés afin de laisser émerger des zones inconscientes riches en savoirs internes. La création de nouveaux symboles extériorisés tel un miroir permet de conscientiser ses intentions et ses objectifs, ses préoccupations et même d’entrevoir des solutions. Un dernier exercice d’herméneutique instaurative renforce les moyens de communication par le dialogue « inter» entre les participants-tes qui racontent leur vision du monde par le symbole. (Contré-Migwans, 2013, chapitre 6).
« Cette expérience de la rencontre avec soi et les autres est investie dans une pratique dont la théorisation devient un savoir expérimenté, connu et partagé, qui peut être transmissible d’une génération à une autre. » (Contré-Migwans, 2013, p179-180).
Peu à peu, la conscience corporelle et spirituelle s’éveille à travers des exercices perceptivo-sensoriels en entretenant les liens d’un dialogue « inter » par le récit et le symbole, de sorte que l’être humain puisse retrouver sa voie intuitive et créatrice, au lieu de rechercher des solutions à l’extérieur de lui-même. Il peut ainsi relever les défis qui l’attendent et être mieux outillé pour apprendre à s’adapter à de nouveaux environnements.
Après avoir écrit un livre sur l’étude de ma pratique, j’ai conçu pour le milieu de l’éducation et de la recherche un coffret pédagogique et médiatique, intitulé : Traditions spirituelles autochtones racontées en symboles. À titre d’exemple, voici un extrait tiré du coffret : Récit de la cosmovision autochtone racontée en symboles – i. Introduction à l’histoire du cercle et de la roue médicinale autochtone.
Interprétation de l’œuvre AKI (le Monde, la Terre) par l’artiste Docomig :
AKI – le monde – la Terre
Nord – Air – Hiver – Bison Blanc – Sagesse – Facultés mentales
Ouest – Eau – Automne – Ours Noir – Introspection – Soleil couchant – Physique – Mort
Est – Feu – Printemps – Aigle Doré – Illumination – Lever du soleil – Spirituel – Naissance
Sud – Terre – Été – Souris Rouge ou Verte – Innocence – Émotions – Affectif – Social
Broderie de piquants de porc-épic sur papier matière et écorce de bouleau, 2016, Docomig. Oeuvre originale exprimant la bonne entente, la communication harmonieuse et l’interdépendance entre les êtres vivants de la Création.
Les Gardiens des Portes des 4 directions peuvent varier chez les peuples autochtones de l’Amérique du Nord et du Sud selon leurs référents géoculturels. Cette version anishinaabeh associe l’Est à l’Aigle et au pouvoir de l’illumination, le Sud à la Souris et à l’innocence, l’Ouest à l’Ours et au pouvoir d’introspection et le Nord au Bison Blanc et à la sagesse.
Ainsi les diverses interprétations symboliques et l’ordre des couleurs peuvent se déplacer dans le Cercle de Vie, selon les récits anciens auxquels ils sont attribués, empreints de leçons de vie et d’enseignements que l’on veut bien transmettre. Ils ont pour but de faire réfléchir aux méthodes de développement du potentiel humain et de la collectivité dans son ensemble, d’assurer le bien-être en jetant les bases d’un système organisationnel communautaire permettant l’utilisation et la répartition des ressources de manière équitable. Chaque être humain naît à un endroit spécifique du Cercle de Vie, de sorte que, naturellement par affinité avec les éléments, il reçoit certains traits de caractère et des dons en accord avec la direction dans laquelle il se trouve. Ainsi, durant toute sa vie, lorsqu’il prend conscience du monde circulaire et de la vision du cosmos dans lequel il grandit, se développe et se perfectionne, il comprend qu’il se déplace dans le Cercle de Vie afin d’explorer et d’expérimenter les diverses possibilités que lui offrent les dons des autres directions. Le but est de développer son plein potentiel qui consiste à vivre de manière holistique en recherchant constamment l’équilibre en interrelation avec tous les éléments de la Création auquel il fait partie.
Autrement, si l’être humain reste au même endroit toute sa vie, un cercle vicieux risque de se créer, car il répète les mêmes comportements et erreurs sans rien en apprendre. Par exemple, s’il développe trop ses capacités physiques sans tenir compte du monde spirituel, il tombera dans le matérialisme, avide des valeurs de l’argent et toujours à la recherche d’une surconsommation afin de combler son vide intérieur, au lieu de cultiver l’amour inconditionnel.
En l’occurrence, le pouvoir d’introspection, grâce à l’Ours qui peut l’accompagner dans ce travail, lui fera réaliser qu’il peut rechercher l’équilibre dans la polarité. Cependant, s’il demeure trop dans un monde spirituel sans jamais ancrer son expérience humaine de manière à concrétiser ses idées et ses projets en relation avec les autres, il développe des croyances superstitieuses, se construit des illusions, des idéologies ou des constructions mentales sans fondement avec la réalité. De même la Souris, trop aux prises avec ses propres émotions ou ses passions, ne peut apprendre à gérer ses forces intérieures si elle n’a pas la faculté de s’envoler pour établir une certaine distanciation. Grâce au don de l’Aigle, qui lui permettrait de prendre du recul, elle pourrait mieux appréhender la situation dans laquelle elle se trouve et ainsi acquérir la sagesse du Bison, à la suite de la compréhension de son expérience. La réflexion qui en découle est réinvestie dans l’apprentissage de sa construction identitaire assurant le plein développement et la réalisation de sa complétude.
Le développement du potentiel humain se vit dans un mouvement cyclique spiralé. L’humain recherche, dès sa naissance, l’intégrité et l’harmonisation de ses forces intérieures, souvent en polarité. Pour croître et unifier ses composantes, il a besoin de nourriture et de la protection des Gardiens des Portes des 4 directions ainsi que des dons et des pouvoirs des 4 éléments. Au fur et à mesure qu’il voyage dans le Cercle de la Vie et expérimente ses forces spirituelles, physiques, émotionnelles et intellectuelles, sa compréhension s’élargit, dans un mouvement de va-et-vient de la connaissance de soi à l’Univers, et il découvre aussi que l’autre est en lui, que le Tout fait partie de lui et lui du Tout.
La pensée, les intentions et les émotions vibratoires qu’il émet ainsi que les gestes qu’il pose ont des conséquences directes ou parfois indirectes, puisque tout est relié dans le Cercle de Vie. De l’innocence à la responsabilisation en passant par l’initiation de la maîtrise de ses forces, il chemine jusqu’à sa complétude dans le but de réaliser son destin et celui de l’humanité. L’éveil de sa conscience le place dans des positions différentes dans le Cercle, selon ce qu’il a à comprendre et à accomplir. Ainsi il peut visiter plusieurs fois les directions, séjourner dans l’une plutôt que dans l’autre, approfondir les enseignements et les mettre en pratique. Il n’y a pas de limite puisqu’il s’agit d’un Cercle sans fin. Selon les prophéties, le grand dessein de l’humanité actuellement consiste à réunir tous les Peuples de la Terre, venus des 4 racines de l’Arbre de Vie, pour ne former qu’une seule âme. L’humain qui suit les enseignements des 4 directions contribue ainsi à la réalisation de cette œuvre, il collabore à la mise en place du Grand Cercle de l’Humanité au centre duquel l’Arbre de Paix sera planté sur la montagne la plus élevée de la Terre, pour reprendre la métaphore de Kondiaronk, grand chef huron-wendat, lors du traité de la Grande Paix de Montréal, signé en 1701.
Conclusion
J’en aurais beaucoup à dire et à partager sur ma compréhension de l’interculturalisme. Mais pour conclure, j’avancerais que c’est dans le développement d’une attitude d’ouverture de cœur et d’esprit que le dialogue transculturel – dans ce sens qu’il réfère à une pluralité de niveaux de réalité dans le partage des perspectives interculturelles – que l’humanité pourra apprendre à mieux s’adapter aux nouveaux défis environnementaux.
Grâce à une attitude basée sur la bienveillance les uns envers les autres et l’acceptation d’une histoire humaine commune, à l’instar de nos demi-frères les ours, nous pouvons travailler dans des projets communs. Nous pouvons réaliser le grand dessein de l’humanité à la condition que certaines valeurs autochtones et humanistes (énumérées à maintes reprises dans ce texte) soient respectées comme pierre d’assise à la co-construction du Cercle de l’Unité.
Il est important de reconnaître qu’il existe différentes voies scientifiques, spirituelles ou issues de traditions orales pour appréhender le monde et produire une mine de savoirs afin de le comprendre mais aussi que ces paradigmes peuvent se complémenter par des méthodologies croisées, permettant de produire une connaissance plus juste et sage, autrement dit, mieux adaptée aux réalités présentes.
La démarche d’une « pédagogie par symboles » n’est qu’un exemple démontrant le pouvoir de la créativité permettant de construire des ponts et de créer des rapprochements entre les peuples. Cette démarche phénoménologique sollicite une prise de conscience au monde sensible, comme en témoigne notamment l’oeuvre Aki par l’expression d’un monde d’apparentement en interrelation.
Kije-Migwetch !
Biographie
Dolorès Contré, est artiste conteuse et pédagogue d’origine anishinaabeh, est enseignante au programme d’études religieuses de la FAS de l’UdM. Elle partage ici le fruit de son labeur dans des contextes interculturels et interdisciplinaires à travers la conception de son nouveau coffret pédagogique et médiatique « Traditions spirituelles autochtones racontées en symboles.»
Références
Bryde, John F. 1971. Psychologie amérindienne, édition expérimentale avec la permission de l’auteur. Département d’orientation et de psychologie éducative. Faculté de Pédagogie, Université du Dakota du Sud. Publié par l’Institut des Études indiennes de l’Université du Dakota du Sud, Vermillion, Dakota du Sud, 263 pages. Catalogue de la Bibliothèque du Congrès. Carte Np. 72-169122. Tout droit réservé.
Contré-Migwans, Dolorès (2013). Une pédagogie de la spiritualité amérindienne, NAA-KAA-NAH-GAY-WIN, Éditions L’Harmattan, collection Écologie & Formation, Paris, 219 pages. Citations : Pascal Galvani, post-face, Écologiser la formation : un enjeu planétaire. P 183. Chapitre 6, Méthode heuristique dans l’interprétation des ekinamadiwin par le symbole. P 167 à 176. Conclusion p.179-180.
Sites Web Cercle d’apprentissage Docomig : https://docomig.wordpress.com/
DocomigYou Tube – section UdM_Traditions Spirituelles Autochtones,
6 vidéos https://www.youtube.com/playlist?list=PLMRIFXvL67yjAzgCWHObN83Dgvj6S8MeQ
Disponible à la boutique en ligne Le 4673 : https://tinyurl.com/y9995lv7