Par John Luther Adams, traduit de l’anglais par Maya Nazaruk et révisé par Anatoly Orlovsky(1)
La science de l’écologie est une étude de motifs, de « patterns ». L’écologie examine les motifs complexes qui relient les organismes et les environnements dans lesquels ils vivent. Au-delà de motifs particuliers, l’écologie considère la totalité de ceux-ci et les systèmes plus larges qu’ils forment.
Un écosystème est un réseau de motifs, une multiplicité complexe d’éléments qui fonctionnent ensemble comme un tout. Je conçois la musique d’une manière semblable. Pour moi, l’essence de la musique, ce ne sont pas les motifs spécifiques de l’harmonie, la mélodie, le rythme ou le timbre. C’est plutôt la totalité du son, la plénitude plus large de la musique.
La vérité centrale de l’écologie, c’est que tout est relié à tout dans ce monde. Le grand défi actuel de l’espèce humaine est de vivre en accord avec cette vérité. Nous devons réintégrer notre conscience fragmentée et apprendre à vivre en harmonie avec les motifs, les « patterns » plus larges de la vie sur terre, ou nous risquons notre propre extinction.
En ma qualité de compositeur, je suis persuadé que la musique peut contribuer à l’éveil de notre compréhension écologique. En approfondissant notre conscience de ce qui nous lie à la terre, la musique est en mesure de fournir un modèle sonore pour l’éveil général de la conscience et de la culture humaine. Au fil des ans, cette idée m’a mené de la musique inspirée par les chansons des oiseaux à la peinture sonore des paysages, puis au bruit fondamental des éléments, jusqu’à l’infini – à la recherche d’une écologie de la musique.
Les chants des oiseaux ont d’abord éveillé en moi un grand désir nostalgique de me sentir comme chez moi au sein de la nature. Cette nostalgie a fait grandir en moi la vision d’une musique ancrée dans la profonde attention au monde naturel, une vision qui a été au cœur de mon travail depuis. Dans songbirdsongs (« chantsdoiseauxchanteurs », à écouter(2): https://youtu.be/PXbh12thPZ8) – une collection de pièces pour piccolo et percussion composée entre 1974 et 1979, j’ai travaillé sans l’aide d’enregistrements préalables. J’étais déterminé à apprendre cette musique directement des oiseaux grâce à l’expérience personnelle d’écoute sur le terrain. Avec le temps, je suis arrivé à écouter de plus en plus près la musique du terrain lui-même.
Pendant plus d’une décennie, j’ai composé des paysages musicaux. Mes expériences en lieux sauvages ont inspiré des œuvres chorales et orchestrales telles que Night Peace (« Paix nocturne »,
https://youtu.be/2Cq2TD61Jvg) (1977), A Northern Suite («Une suite nordique ») (1979-81) et The Far Country of Sleep (« Le pays lointain du sommeil ») (1988). Dans Earth and the Great Weather (« La Terre et le beau temps », https://youtu.be/1ewOyNUQyus) (1990-93), j’ai juxtaposé les langues des peuples autochtones Iñupiat et Gwich’in aux tambours inspirés de leurs rythmes de danse, aux cordes inspirées de l’harpe éolienne et à mes propres enregistrements de sons dans la nature, afin de créer une « géographie sonore » de ce lieu sacré qu’est l’Arctic National Wildlife Refuge (Réserve faunique nationale de l’Arctique, dans le nord-est de l’Alaska). À partir du Dream In White on White (« Rêve en blanc sur blanc », https://youtu.be/ZDp0TuhAEkA) (1992), ma musique est devenue moins picturale puisque j’aspirais à évoquer l’expérience, le sentiment de l’expérience d’être dans un lieu donné, sans référence directe à un paysage particulier.
Dans les latitudes du Nord, la lumière incarne des couleurs et des textures dont je n’ai jamais fait l’expérience ailleurs. Après avoir vécu de nombreuses années en Alaska, je suis arrivé à me demander si je pouvais, d’une manière quelconque, transmettre en musique ces qualités si spéciales de la lumière boréale. Dans une série d’œuvres pour petits ensembles, en commençant par The Light That Fills the World (« La lumière qui remplit le monde », https://youtu.be/SUxHro-Q5fM) (1999/2001), Dark Wind (« Vent sombre ») (2001), The Farthest Place (« Le lieu le plus lointain ») (2001-02), The Immeasurable Space of Tones (« L’espace incommensurable des tons »,
https://youtu.be/Mz0E2RX2vi0) (2002) et Red Arc/Blue Veil (« Arc rouge/Voile bleu, https://youtu.be/ew33lw_XbCE ») (2002), j’ai poursuivi la création d’une musique composée entièrement de champs flottants de couleur. Or, même quand ma musique est devenue plus abstraite, elle continuait à être hantée par le paysage.
Dans une trilogie d’œuvres , chacune de la durée d’un concert entier ˗ Clouds of Forgetting, Clouds of Unknowing (« Nuages de l’oubli, nuages de l’inconnaissance », https://youtu.be/Hm0ajbQsfB8) (1991-95), In the White Silence (« Dans le silence blanc »,
https://youtu.be/ViyldrW7ag4) (1998) et for Lou Harrison (« pour Lou Harrison ») (2003-04), j’ai aspiré à évoquer ces intuitions du sublime que nous ressentons parfois au sein d’un magnifique paysage. Mais tout comme la beauté de la nature peut nous procurer une paix transcendantale, nous pouvons aussi découvrir une autre sorte de transcendance en présence des éléments déchainés, de leur violence.
Inspiré par mes rencontres avec les glaciers vêlants, les rivières enragées, les feux de forêts et les températures extrêmes, Strange and Sacred Noise (« Bruit étrange et sacré ») (1991-98) célèbre les forces de la nature primitive dans une musique composée principalement de bruit (à écouter: https://youtu.be/DajxfD2w2nQ). Dans ce long cycle pour quatuor de percussions, j’ai découvert plus que ce que j’avais imaginé. Au cœur de sons complexes des grosses caisses, des caisses claires, des tam-tams, tom-toms, sirènes d’alerte aérienne et cloches, j’ai commencé à entendre des voix. Ces voix avaient une qualité obsédante, presque humaine. Et je voulais les écouter seul.
Mon désir de distiller les voix des tons à partir de champs sonores m’a conduit à l’œuvre The Mathematics of Resonant Bodies (« Les mathématiques des corps résonnants »,
https://youtu.be/6ESz4B-uzBw, https://youtu.be/ZRvo1fKsugs) (2003). J’ai commencé cette œuvre en composant, puis en enregistrant avec le percussionniste Steven Schick, huit pièces pour quatuor de percussions. Je les ai ensuite sélectivement effacées. Au moyen de traitements numériques, j’ai enlevé de l’enregistrement la plupart de bruits transitoires pour dévoiler les tons essentiels, les voix intérieures des instruments. Dans ces « auras de tons », j’ai réintroduit les bruits des instruments à travers des parties autonomes exécutées par un percussionniste solo. Écoutés ensemble, les instruments en direct et leurs auras enregistrées créent des sonorités riches constituées de bruits et de tons.
Encouragé par les découvertes issues de l’œuvre Mathematics …, j’ai continué mes explorations du bruit. Dans les Veils (« Voiles »,
https://youtu.be/LYc8TA6yHpM) (2004-2005), j’ai commencé avec le bruit synthétique pur. Chacune de ces trois sculptures sonores est composée de longues bandes de bruit rose qui montent et retombent lentement à travers tout le spectre de l’ouïe humaine. Façonnant ces lignes en un contrepoint, je les ai ensuite superposées pour en former des chœurs multiples, chacun évoluant selon son propre tempo. Enfin, j’ai fait passer ces voiles de bruit à travers une série de « prismes harmoniques » ˗ des banques de filtres accordés aux harmoniques de nombres premiers (de 11 à 31). Les champs sonores qui en résultent remplissent l’air de plusieurs tons audibles à tout moment. Mais c’est souvent difficile de distinguer les différents tons entre eux. Ils ont tendance à se fondre ensemble pour former des sonorités riches et ambigües, où les tons les plus hauts sonnent comme les harmoniques de tons plus graves. Les timbres sont clairs et légèrement voilés, comme les voix humaines mêlées au son du verre bombé ou du métal.
Chaque Veil dure six heures. Ils peuvent être installés séparément ou ensemble. Entendus en séquence ou simultanément, ils saturent l’espace physique, tonal et temporel. Mais au lieu de submerger l’auditeur sous le son, je désire le séduire à entrer dans le son et à y rester longtemps. La fusion du rythme, des hauteurs et du timbre crée des champs unifiés de son. Mon objectif est de laisser ces champs vierges autant que faire se peut, afin qu’ils remplissent le temps et l’espace avec les couleurs aussi simples et belles que possible.
Mes découvertes dans Veils m’ont mené à adopter le bruit synthétique comme prima materia pour mon plus grand travail à date, ainsi qu’ à contempler une poétique plus large du bruit.
Le souffle du vent
N’importe où nous soyons, ce que nous entendons, c’est surtout du bruit.
Quand nous l’ignorons, il nous perturbe. Quand nous l’écoutons, il nous fascine.
– John Cage, « The Future of Music : Credo » (1937).
La plupart de la musique commence avec le ton.
En termes d’acoustique, le ton est un son périodique. Les tons sont produits par des oscillations régulières. Ils ont des formes d’onde relativement simples.
En termes de perception, le ton est un son possédant une hauteur déterminée. Les tons ont des identités facilement repérables ancrées dans des fréquences spécifiques. Les tons peuvent être accordés avec précision. Ils peuvent être arrangés en gammes et accords et servir d’éléments de base pour les constructions musicales.
Le bruit n’est pas si facile à contrôler. C’est le son du chaos.
En termes acoustiques, le bruit est un son apériodique, un son produit par des vibrations irrégulières avec des formes d’onde complexes.
En termes de perception, le bruit est un son sans hauteur fixe – une bande diffuse ou un champ sonore, réfractaire à la focalisation par l’oreille.
Quelle est donc la signification de la musique qui commence avec le bruit?
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, quand un chanteur Kaluli cherche une nouvelle chanson, il pose volontiers sa tente près d’une chute ou à côté d’un ruisseau. Toutes les chansons du monde sont contenues dans le bruit de l’eau. Le faiseur de chanson écoute attentivement, parfois des journées entières, jusqu’à ce qu’il entende la voix de sa nouvelle chanson.
À chaque fois que nous écoutons attentivement, nous arrivons à entendre que la musique est autour de nous en tout temps. Le bruit n’est plus un son indésirable. Il est le souffle du monde.
Si la musique ancrée dans les tons est un moyen d’envoyer des messages au monde, alors la musique ancrée dans le bruit est un moyen de recevoir les messages du monde. Le bruit nous emporte. Il invite à la communion en nous conduisant à adopter, à embrasser les formes et motifs qui nous relient à tout ce qui nous entoure. Quand nous écoutons attentivement le bruit, le monde entier devient musique. Plutôt qu’un moyen d’expression de soi, la musique devient un mode de prise de conscience.
Après des années passées à composer de la musique ancrée dans les métaphores de l’espace et du lieu, ma musique est devenue plus tangiblement physique dans un petit espace architectural qui résonne à travers une géographie plus vaste. The Place Where You Go to Listen (« L’endroit où vous allez pour écouter », https://youtu.be/akSaqUVbV00, https://youtu.be/XM1q6zr0ZSY) (2004-06) est un environnement de son et lumière logé au Musée du Nord de l’Université de l’Alaska à Fairbanks. C’est un espace conçu pour entendre la musique inouïe du monde qui nous entoure. Les rythmes de la lumière du soleil et de l’obscurité, les phases de la lune, les vibrations sismiques de la Terre et les fluctuations du champ magnétique terrestre résonnent dans cet espace. Les flux de données dérivant de ces phénomènes géophysiques sculptent le son et la lumière de The Place, synthétisés et modulés à l’ordinateur, en temps réel.
Locus ex Machina
L’instrument le plus important du 20e siècle a probablement été le microphone. L’instrument le plus important du 21e siècle pourrait être l’ordinateur. Exactement comme le microphone nous permet d’entendre des sons inaccessibles à l’oreille nue, nous pouvons utiliser les ordinateurs pour transformer les forces inaudibles de la nature en sons audibles.
L’ordinateur est l’instrument qui, essentiellement, m’a permis de créer The Place Where You Go to Listen. Ce nouvel instrument me donne la possibilité d’entendre et de donner voix aux vibrations visibles, tactiles, invisibles et inaudibles de la terre et du ciel. Mais la technologie la plus sophistiquée est transparente. Même si The Place est créé entièrement avec la technologie électronique, le médium n’y est pas le message. Dans cet espace, la présence primordiale n’est pas l’instrument. C’est la musique du lieu.
C’est peut-être ironique que le monde imaginaire destiné à célébrer notre connexion au monde de la nature n’ait pu être créé sans cette machine qu’est l’ordinateur. Les machines nous rendent aptes à modifier l’énergie, la matière et l’information d’une façon singulière. La machine comme métaphore a créé l’illusion dangereuse que nous pouvons manipuler à notre gré le monde vivant. Et des machines toujours plus puissantes nous ont donné le pouvoir de causer des ravages à l’échelle planétaire. Or, nonobstant leur puissance destructrice, nous pouvons utiliser les machines comme des instruments de création, pour élargir la portée de nos sens et nous engager dans le monde d’une façon nouvelle.
Le Temps Réel
Pendant presque deux décennies maintenant, l’ordinateur a été un instrument que j’utilise dans mon travail. D’année en année, il est devenu toujours plus essentiel dans mon processus de notation, d’enregistrement et de création de modèles sonores pour ma musique. Mais The Place Where You Go to Listen est ma première œuvre où tous les sons finaux ont été produits par l’ordinateur. C’était aussi ma première expérience de travail en soi-disant « temps réel ».
Je reste sceptique de ce terme. Il semble quelque peu ambigu – du double langage, ou même un oxymore. Le temps n’est-il pas toujours, entièrement réel ou bien entièrement irréel? Qu’est-ce que ça veut dire exactement quand nous disons « temps réel »? J’en suis pas encore sûr. Mais je peux dire sans hésiter que ce nouveau médium a changé ma façon de travailler. Il a même peut-être changé la conception fondamentale que j’ai de mon travail.
Quand je compose une œuvre instrumentale en notation musicale conventionnelle, je passe habituellement beaucoup de temps en réflexion pré-compositionnelle. Sur papier, j’esquisse l’instrumentation, les formes, les harmonies, les relations entre les tempi, les rythmes et les lignes. Puis, j’essaie mes esquisses – parfois au piano, parfois à l’ordinateur, et je les retravaille à la base de ce que j’entends. L’intellect ratifie et raffine les perceptions de l’oreille. Mais la preuve finale, c’est le son.
Dans le travail en temps réel, je trouve que l’oreille dirige un peu plus l’esprit. Ce nouveau médium offre une rétroaction (« feedback ») instantanée. Bien sûr, c’est aussi vrai pour le piano ou n’importe quel autre instrument de musique. Mais contrairement aux instruments à voix ou à timbre unique, la synthèse en temps réel présente directement à l’oreille un orchestre de possibilités ouvertes. Au lieu de jouer un son sur un instrument tout en l’imaginant produit par un instrument différent, ou encore d’écouter un échantillon enregistré du son désiré, je peux entendre le son lui-même, tel quel. Et je peux modifier ce son par des moyens multiples et l’entendre changer immédiatement.
Par conséquent, je me trouve à consacrer moins de temps à imaginer et plus de temps à écouter. Plus j’écoute, mieux je comprends la nature des sons et les réactions qu’ils suscitent. Comme j’ai toujours fait, j’écoute. Je fais des modifications. J’écoute à nouveau. Mais le temps est maintenant tellement accéléré qu’il semble presque disparaitre. Dans un certain sens, le temps devient moins réel. Le processus de composition devient plus comme l’acte de sculpter, le travail et ré-travail d’une substance malléable de son, espace et temps.
Tandis que le médium en temps réel peut accélérer le processus compositionnel, il peut aussi ralentir l’expérience de l’écoute. Dans The Place Where You Go To Listen, les événements évoluent selon leurs tempi intrinsèques, les mêmes que dans la nature. L’atmosphère omniprésente du son et de la lumière est sculptée par les rythmes et les courbes du jour et de la nuit. Les champs de tons et couleurs sont toujours en train de changer. Mais puisque les choses arrivent en temps réel, le taux de changement est habituellement trop lent pour être perçu. Or, au fil des heures, des jours et des mois, les changements deviennent de plus en plus dramatiques. Entre le jour et la nuit, entre l’hiver et l’été, The Place Where You Go to Listen peut paraitre et sonner comme étant deux endroits très différents.
The Place englobe aussi les sons distinctifs des « cloches » et « tambours » virtuels qui résonnent avec les séismes et les fluctuations du champ magnétique de la Terre. Mais il peut y avoir de longues périodes, des heures, voire des jours entre les événements sismiques ou géomagnétiques perceptibles. Lors de telles périodes, les sons associés avec ces forces deviennent silencieux.
Le temps réel est un élément essentiel dans la composition et l’expérience de l’œuvre The Place Where You Go to Listen. Il ne s’agit pas d’une séquence d’événements musicaux et de scènes d’éclairage, mais plutôt d’un système dynamique de forces visibles et audibles interagissant toujours au sein d’un environnement changeant; un monde autosuffisant, mais relié et en résonance avec le monde réel.
Chaque fois qu’une auditrice ou auditeur franchit la porte, je veux que les sons et les couleurs soient beaux, mystérieux et implacables. Comme un lieu en nature sauvage, The Place Where You Go to Listen exige que le visiteur y pénètre, accepte les choses telles quelles, selon les conditions du Place; qu’il soit attentif et trouve son propre chemin.
Travailler dans l’espace du Place (Where You Go to Listen)
… l’observation simple est ma stratégie formelle la plus importante… L’observation, l’analyse et la mémoire, en interrelation constante, deviennent pour ainsi dire les instruments du métier.
– Richard Serra
En tant que compositeur, je travaille souvent très loin du temps et de l’espace dans lesquels la musique sera ultimement écoutée. Une grande partie de mon travail est faite dans l’espace solitaire du studio et consiste à créer l’espace imaginaire de la partition. Une fois la partition complétée, les répétitions, les performances et les enregistrements suivent et se déroulent dans d’autres lieux. C’est ainsi que j’ai travaillé pendant des années.
Mais The Place Where You Go to Listen a exigé une autre approche. Dans ce nouveau médium, il n’y a pas de notation musicale, pas de partitions, pas d’instruments tangibles et pas de musiciens interprètes. Ceci m’a mené à un processus ancré dans l’observation directe, l’écoute intérieure et l’écoute de l’espace physico-acoustique de l’œuvre. Autant qu’un processus de composition, mon travail sur The Place a été un processus de design.
La spécificité de cette œuvre est tributaire de la spécificité de son cadre, de l’environnement dans lequel les visiteurs en font l’expérience. La création de The Place a exigé deux ans de travail dans mon studio. Mais dans un sens très réel, ce travail n’a pu être complété que dans l’espace final d’écoute. Une fois la construction de la salle terminée, celle-ci est devenue mon atelier. La majeure partie de la création de The Place ne pouvait être réalisée qu’à l’intérieur de cet espace.
The Place Where You Go to Listen est un lien entre l’espace architectural dans lequel on écoute l’œuvre et le vaste espace géographique dans lequel l’œuvre résonne. The Place a ses origines dans la lumière du soleil et l’obscurité, dans le temps électromagnétique qu’il fait au-dessus de nous et les mouvements de la terre au-dessous de nos pieds. Nous percevons ces phénomènes dans l’espace visible et audible de l’œuvre. Et pourtant, les frontières de l’œuvre dépassent les frontières visibles de l’espace où nous en faisons l’expérience.
The Place est en résonance sympathique avec le monde extérieur. J’espère qu’elle pourra aussi, en retour, réverbérer vers l’intérieur du monde. Nous y entrons avec nos perceptions courantes du monde autour de nous. Or, à l’intérieur de The Place, nous entendons et voyons les choses différemment. Quand nous partons, peut-être nous emportons certaines de ces perceptions nouvelles avec nous.
Dans un sens réel, la musique dans The Place est produite par des phénomènes naturels. Mais ce n’est pas une démonstration scientifique de phénomènes naturels. C’est une œuvre d’art. L’essence de cette œuvre, c’est la sonorisation des forces naturelles en interaction avec la conscience de l’auditeur. Ce n’est pas une expérience simulée du monde naturel. C’est une forme rehaussée de l’expérience elle-même.
Deux esprits
Pour moi, la composition est un processus de découverte et du dévoilement de l’unité fondamentale entre le formel et le sensuel, entre l’intérieur et l’extérieur. Je veux que ma musique incarne en même temps l’objectivité de la forme et la subjectivité de la sensualité.
La structure formelle – les mathématiques et la géométrie de composition – confère à la musique un sens d’objectivité, indépendant du chercheur. La sensualité du son invite l’auditeur à entrer dans la présence enveloppante de la musique.
La recherche de cette unité de son et de forme demande au compositeur d’avancer et de reculer, à l’intérieur et à l’extérieur de la musique, avec deux esprits différents. Un esprit est placé à l’extérieur de la musique, la considérant, la regardant attentivement avec un mélange de curiosité et de détachement. L’autre est placé tout à fait à l’intérieur la musique, immergé dans la pure sensation, émerveillé par le son. Pour être unifiée et atteindre à la plénitude, la musique doit intégrer ces deux esprits.
L’art et la science incarnent aussi deux esprits, deux façons de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Or, ces deux esprits partagent une unité encore plus fondamentale que nous reconnaissons parfois. Et ils ont beaucoup à dire l’un à l’autre, surtout à notre époque.
Historiquement, la science a aspiré à l’objectivité. L’art a été le domaine d’expériences plus subjectives. La science, comme nous sommes enclins à le penser, examine le monde externe alors que l’art exprime le monde intérieur. Mais les scientifiques et les artistes en savent plus sur le sujet. Les scientifiques parlent avec éloquence du rôle de l’intuition et de l’imagination dans leur travail. Les artistes parlent avec la même clarté et force de la centralité de l’observation et de la pensée analytique dans leur travail à eux.
L’art et la science ont toutes les deux leur source dans la curiosité, qui est une caractéristique fondamentale de l’esprit humain. La science emploie cette curiosité innée pour faire avancer notre compréhension cognitive du monde. Or, le réductionnisme de la pensée scientifique nous a aussi amenés à nous voir comme extérieurs au monde, et non pas comme en faisant partie. Cette idée fausse nous a conduit à la domination de la vie sur Terre au point où notre survie y est maintenant menacée.
L’art emploie la curiosité pour avancer notre compréhension intuitive du monde. Il répond aussi à notre besoin, fondamental pour l’être humain, d’exprimer nos sentiments. Mais l’art ancré exclusivement dans l’expression de soi risque de nous conforter dans l’idée que nous sommes au-dessus et au-delà du reste de la vie, exacerbant ainsi notre sentiment d’aliénation à l’égard de la Terre et d’autres espèces. La surpopulation, la surconsommation, la pollution, la déforestation et l’extinction massive sont à la fois les symptômes et les résultats de cette aliénation. Il est possible que son ultime manifestation soit l’ensemble des changements climatiques causés par l’homme.
Les excès du romantisme artistique et ceux de la vision mécaniste du monde propre à la science newtonienne furent deux aspects de ce même esprit qui nous a menés à la situation fâcheuse d’aujourd’hui. Néanmoins, l’art et la science peuvent nous enseigner la transcendance, en nous guidant au-delà de nos obsessions anthropocentriques vers une relation plus complète et intégrée avec la Terre. La science nous rappelle les miracles du monde plus vaste (et, au-delà de ce monde, de l’univers tout entier) auquel nous appartenons. L’art, quant à lui, nous rappelle les relations essentielles de l’esprit que nous partageons avec tous les êtres et toutes les choses.
La science examine la façon d’être des choses. L’art imagine comment les choses pourraient être. Les deux commencent avec la perception et aspirent à la compréhension. Ensemble, ils recherchent la vérité. Que nous considérions la vérité comme étant objective et démontrable ou, plutôt, subjective et provisoire, la science et l’art peuvent tous les deux nous mener vers une compréhension plus large et profonde de la réalité. Tout en augmentant notre compréhension, la science et l’art augmentent aussi notre sens d’émerveillement devant la beauté étrange, la complexité étonnante et la miraculeuse unité de la création.
Nous vivons à une époque de grandes explorations et découvertes. Mais contrairement aux époques précédentes, les explorations les plus importantes de notre temps ne sont pas celles de nouveaux lieux. Les découvertes les plus importantes ne sont pas celles de nouveaux phénomènes. Le grand apprentissage de notre époque est celui des interrelations infiniment complexes et subtiles entre les lieux et les organismes, entre tout ce que la nature recèle, du subatomique jusqu’au cosmique.
John Cage, avec son élégance typiquement radicale, a défini la musique comme « des sons entendus ».
L’idée que la musique dépende du son et de l’écoute peut nous sembler aussi évidente que l’idée que nous fassions partie et soyons inséparables de la nature. Mais ces deux vérités simples nous posent le défi de pratiquer la conscience écologique dans notre vie individuelle et collective.
Cage a défini l’harmonie comme « des sons entendus ensemble ».
En écoutant la multiplicité de sons tout autour de nous, nous apprenons à entendre l’harmonie merveilleuse qu’ils créent. En entendant cette harmonie, nous arrivons à comprendre notre place en son sein, comment nos voix humaines s’intègrent dans la musique plus vaste, voire infinie, du monde.
***
John Luther Adams est un compositeur marquant de notre époque, né en 1953. Sa vie et son œuvre sont profondément enracinées dans la nature. Ayant vécu plusieurs décennies en Alaska, J.-L. Adams y fut compositeur en résidence aux Orchestres symphoniques d’Anchorage et de Fairbanks, à l’Opéra d’Anchorage et à l’Orchestre de chambre de l’Arctique. À titre d’écologiste engagé dès les années 70, il a milité pour l’« Alaska National Interest Lands Conservation Act » avant d’être nommé directeur exécutif du Centre pour la protection de l’environnement de l’Alaska du Nord. En 2014, J.-L. Adams recevait le prix Pulitzer en musique, suivi du Grammy de 2015 récompensant son Inuksuit, œuvre pour 9 à 99 percussionnistes et destinée à des performances en plein air, primée meilleure composition classique contemporaine de l’année. Ayant enseigné son art notamment à Harvard, à Bennington et à l’Université de l’Alaska, John Luther Adams s’est fait décerner par l’Université Columbia la distinction honorifique William Schuman pour l’ensemble de ses réalisations « généralement reconnues pour leur importance et portée à long terme ».
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Notes
(1) Tel qu’exigé par le contrat de traduction signé avec Alaska Soundscapes Inc. d/b/a Taiga Press, New York, NY 10026, l’attribution suivante des droits d’auteur, formulée comme prescrit dans le contrat, spécifie lesdits droits pour l’original (Adams, 2009) et sa traduction de l’anglais :
© John Luther Adams
originally published 2009 by Wesleyan University Press in
THE PLACE WHERE YO GO TO LISTEN by John Luther Adams
French Translation by Maya Nazaruk, edited by Anatoly Orlovsky
(en français:
© John Luther Adams
initialement publié en 2009 par Wesleyan University Press dans
THE PLACE WHERE YO GO TO LISTEN par John Luther Adams
Traduction en français par Maya Nazaruk, révisée par Anatoly Orlovsky)
(2) Tout le contenu musical en ligne identifié par les hyperliens dans ce texte a été consulté le 1er avril 2018.
Référence
Adams, John Luther. 2009. « The Place Where You Go To Listen », 1er chapitre. Middletown, Connecticut : Wesleyan University Press. En ligne:
http://johnlutheradams.net/in-search-of-an-ecology-of-music-essay/ (Page consultée le 1er avril 2018).