Pour une cité diversifiée, chaleureuse, ouverte et respectueuse des droits des femmes

Par Nadine Jammal

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Ce texte a été écrit avant la tuerie qui a été perpétrée récemment dans une mosquée à Québec. Je voudrais le dédier à tous mes amis musulmans qui ne doivent plus se sentir vraiment en paix au Québec et qui ont perdu un ami, un père ou un frère à la suite de cet acte barbare. Pour que Dieu, s’Il existe, nous protège, comme le disait Georges Brassens, des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

 

La diversité me tient chaud. Elle me rassure et me réchauffe le cœur. Je me fonds avec joie dans la masse humaine, heureuse d’être moi aussi, différente. Née ailleurs qu’à Montréal, dans une minorité chrétienne en Égypte, je ne peux que me réjouir que des populations de différentes communautés culturelles et religieuses vivent ensemble en paix dans une même cité. Dans cette optique, une ville diversifiée et respectueuse des différences est pour moi synonyme d’une ville en santé.

Oui, mais, je m’identifie comme féministe et aussi comme humaniste. Donc, vivre ensemble oui, mais à condition que les droits fondamentaux des femmes et les droits démocratiques acquis de haute lutte au fil des années soient préservés et que je puisse, en toutes circonstances, en faire la promotion.

  • Il n’y a pas de droit acquis

Dans cet article, je veux explorer les conditions pour un vivre ensemble harmonieux entre les cultures. Je veux aussi m’opposer au mythe selon lequel les menaces aux droits des femmes et aux droits fondamentaux des individus, en tant que tels, seraient l’apanage des seuls Occidentaux et seraient indéniablement menacés par des cultures étrangères à celles des « Québécois de souche ».

Remettons d’abord en question ce terme « Québécois de souche ». De quel droit, n’étant pas les premiers occupants, les Québécois francophones établis au Québec depuis plusieurs générations se sont-ils arrogé ce qualificatif ? Le terme « Québécois de souche » revient de droit aux populations autochtones, mais il ne devrait désigner en aucune façon les descendants des colons français.

Ceci établi, certaines questions demandent toujours réflexion, dont celle-ci, qui me semble fondamentale : à quelles conditions pouvons-nous vivre ensemble dans l’harmonie et l’égalité et comment protéger, à la fois, le caractère diversifié de Montréal (caractère qui me rassure et qui me fait me sentir chez moi dans cette ville) et les droits fondamentaux des femmes ainsi que les droits individuels en général ?

D’abord, mettons les choses au clair, l’élection récente de Donald Trump nous amène à prendre conscience que rien n’est acquis en ce qui concerne les droits des femmes. En effet, et l’histoire des femmes nous le rappelle constamment, il n’y a pas vraiment de droits acquis, ni en matière de féminisme, ni en matière de droits humains en général. Alors qu’on croyait que le droit à l’avortement libre et gratuit était acquis une fois pour toutes, nous apprenons à notre stupéfaction générale que la première clinique d’avortement vient d’ouvrir sur l’Île du Prince-Édouard. Autre exemple, alors qu’il y a eu un grand nombre de dénonciations à l’Uqam concernant des agressions sexuelles perpétrées à l’endroit des étudiantes, alors que le droit à l’éducation et le droit de se promener librement et en paix à l’université est exigé depuis très longtemps par les féministes d’ici et d’ailleurs, les étudiantes qui ont dénoncé ces agressions n’ont pas vraiment été prises au sérieux, et les professeurs accusés n’ont reçu aucune sanction. Enfin, le pays où le féminisme radical a vu le jour dans les années 70, celui de Kate Millett et de Shulamith Firestone, a maintenant à sa tête un président qui dit ouvertement qu’on peut s’approprier le corps des femmes et les harceler en toute impunité.

Non, il n’y a pas de droits acquis. Il ne devrait y avoir que des citoyens et des citoyennes vigilants et alertes, conscients que leurs droits peuvent être toujours menacés, soit par une quelconque crise économique, soit par un réveil de la droite, soit tout simplement par un moment trop long où leur vigilance a été endormie. Il faut se rappeler aussi que la droite ne vient pas d’ailleurs, pas plus que la misogynie et que les deux se portent très bien merci, au Québec comme ailleurs en Occident.

Mais, avant de continuer, laissez-moi d’abord vous raconter une petite tranche de la vie quotidienne, de ma vie à moi…un petit évènement, en apparence anodin, qui m’est arrivé récemment. Je suis une personne lente, je suis souvent dans la lune et il m’arrive parfois que, devant les caisses enregistreuses, les personnes qui sont derrière moi s’impatientent. Donc, j’étais, à mon rythme habituel, j’en conviens, en train de mettre tranquillement mes articles d’épicerie dans mon sac réutilisable, lorsqu’un monsieur, dans la cinquantaine, comme moi, m’interpelle sans ambages. « Dépêche-toi donc ! », me lance-t-il. Je me fais in petto, la réflexion que, n’ayant pas eu l’honneur de le connaître, il aurait pu avoir la courtoisie de me vouvoyer, mais enfin, ne me sentant aucunement en air de chercher la bagarre, je lui fais remarquer qu’il fait beau, que nous sommes samedi et, qu’en fin de compte, rien ne presse. Son visage change tout de suite et son ton devient très rapidement plus agressif, mettant résolument le vouvoiement de côté, il m’interpelle : « De quelle religion es-tu ? », demande-t-il avec une attitude bien loin du christianisme… Ma réponse, selon laquelle, mes convictions religieuses ne regardent que moi, ne fait que redoubler son ire. Il passe tout de go à l’attaque : « Retourne d’où tu viens ! », me dit-il. Je lui demande son âge ; il a 53 ans. Je lui fais remarquer, ce qui est vrai, qu’il ici depuis aussi longtemps que moi. En effet, si on fait un calcul rapide, je suis arrivée au Québec à l’âge de trois ans et j’en avais 56 à l’époque où il m’a si gentiment apostrophée, nous étions donc arrivés dans cet endroit du globe à peu près en même temps. « Retourne d’où tu viens, me répète-t-il, tu ne seras jamais chez toi ici ! »

Bon, comme je l’ai dit, il faisait beau et sa taille étant de toute façon, de loin supérieure à la mienne, mon instinct de survie m’incitait au pacifisme. J’ai donc laissé là cette conversation peu civile et j’ai aussi évité de lui faire remarquer qu’il était dans un des quartiers les plus diversifiés de Montréal, en train de faire son épicerie dans un endroit où la majorité des employés n’étaient, à vue de nez, pas des Québécois « de souche ». J’ai aussi évité de lui faire remarquer que les mangues, qu’il venait de mettre dans son sac réutilisable, n’étaient pas de souche, elles non plus, pas plus que les mandarines ou les raisins. Autrement dit, sentant ma sécurité en jeu, j’ai évité de lui signaler que s’il comptait uniquement sur les Québécois de souche pour se nourrir, il risquait, à plus ou moins brève échéance, de mourir de faim !

Toutefois, en me le rappelant, ce bref incident m’incite à la réflexion. À quelles conditions pouvons-nous vivre ensemble de façon harmonieuse ? Dans un autre ordre d’idées, comment faire pour qu’en tant que féministe, je ne me sente pas menacée par un bouleversement des cultures et par la diversité des religions que je vois à Montréal ? Une partie de la réponse réside sûrement dans le fait qu’avec Internet, le libre-échange et la circulation rapide de l’information, on ne peut plus raisonnablement penser à établir le féminisme dans un seul pays : si les droits des femmes sont menacés en Inde, aux États-Unis ou ailleurs, ils le seront inévitablement chez nous, à plus ou moins brève échéance. En contrepartie, les gains que nous faisons ici sont aussi des gains pour les femmes partout sur la planète. Enfin, l’intolérance, n’ayant pas de patrie, je suis certaine que le monsieur dont j’ai parlé quelques lignes plus haut, aurait eu la même attitude à l’égard des étudiants portant le carré rouge, ou de femmes qui manifestent, quelle que soit la couleur de leur peau ou de leurs cheveux, qui protestent avec ou sans voile. Le problème, pour ce type, n’étant pas uniquement le voile ou la religion ou encore que je ne veuille pas lui répondre sur ce dernier point, mais bien la différence, quelle qu’elle soit.

  • Vivre ensemble dans la diversité, sans paternalisme

Mais la question reste entière : comment faire pour que les femmes ne perdent pas leurs droits individuels, le droit au contrôle de leur corps et de leur sexualité, le droit de s’habiller comme elles le veulent, dans un monde de plus en plus diversifié ?

Un ami à moi, que je respecte énormément, me disait récemment qu’il considérait comme paternaliste toute tentative des féministes occidentales de dire quoi faire et comment le faire aux féministes des pays du Sud. Oui, mais, lui répondis-je à l’époque, il existe une autre forme de paternalisme : celui qui consiste à penser que nous sommes les seules, en Occident, à lutter pour nos droits, celui qui consiste à ne pas se rendre compte qu’il n’y a pas d’hégémonie dans les autres cultures, et à ne pas appuyer les luttes féministes en Afrique, en Chine ou ailleurs dans les pays du Sud pour, justement, ne pas se faire taxer de paternalistes. C’est penser, à ce moment-là, que certaines ont droit à l’égalité et à la liberté et pas d’autres. Il s’agit donc d’affirmer à celles qui luttent pour le droit à l’éducation des filles, contre les violences sexuelles, contre le mariage forcé, un peu partout sur la planète : dès que vous luttez pour vos droits, nous sommes avec vous, nous vous appuyons. Il s’agit aussi d’être conscientes que dès que nous relâchons notre vigilance face à nos droits à la liberté et à l’égalité, ce sont les droits des femmes partout sur la planète qui risquent de reculer. Par ailleurs, dès qu’un homme tient des propos racistes, comme ce monsieur dont je parlais tantôt, ce sont mes droits de vivre dans une cité diversifiée et tolérante qui sont atteints.

  • En guise de conclusion

En fait, face à toutes ces cultures diverses qui composent notre société, les solutions pour vivre ensemble de façon harmonieuse résident sûrement dans le dialogue entre personnes de cultures différentes, dans l’échange et dans la solidarité entre femmes d’ici et d’ailleurs et entre les êtres humains progressistes en général. Nous avons également l’obligation de nous informer des luttes des femmes un peu partout dans le monde et des conditions matérielles dans lesquelles vivent nos consœurs. Par ailleurs, certains droits doivent être reconnus comme étant universels. Ainsi, le droit à l’alphabétisation, à la santé reproductive, le droit de se marier avec une personne de son choix, ou ne pas se marier du tout, devraient faire partie de plus en plus des préoccupations des femmes d’ici, qu’elles soient immigrantes ou bien « de souche », de même que le droit à l’avortement libre et gratuit ou l’accès des femmes à des emplois rémunérés à leur juste valeur.

De plus, il va nous falloir lutter ensemble et rester solidaires en dépit de nos différences, et se mobiliser autour de ce que Jürgen Habermas appelait les « intérêts universalisables », soit des intérêts qui ne peuvent être trouvés que dans l’échange des idées et dans la discussion démocratique entre personnes d’horizons divers. Enfin, nous devons nous rendre compte qu’il n’y a pas de droits acquis, pas plus que d’avancées qui soient garanties une fois pour toutes en matière de droits humains. Nous avons cheminé au cours des dernières années, progrès qui pourraient tout aussi bien être menacés aujourd’hui. C’est ce que l’investiture de Donald Trump m’a fait comprendre : si l’on a pu élire aux États-Unis un président aussi ouvertement raciste et misogyne, alors le temps des illusions est bel et bien terminé en Occident. Nous avons dormi trop longtemps, nous devons sortir de notre milieu protégé et retourner dans la rue pour réaffirmer notre droit à la parole, à l’avortement, à l’éducation, à la liberté et à l’égalité. Et il va nous falloir de plus en plus trouver quelles sont nos ressemblances entre féministes et entre personnes progressistes et déterminer ensemble quelles sont les luttes que nous considérons comme universelles.

« Mon pays est celui où mes enfants peuvent vivre heureux », disait récemment Mohamed Lotfi, auteur de l’émission Les souverains anonymes[1] à Radio-Canada, sur sa page Facebook. Personnellement, ma ville est celle où je me sens bien, à l’aise et où je peux inculquer à mes enfants le respect des autres cultures et le goût de la liberté. Je resterai donc ici, au Québec où je me sens chez moi et je chercherai à préserver le caractère accueillant et diversifié de ma ville qui fait que je m’y sens si heureuse.

[1] Les souverains anonymes est une émission animée et produite entièrement par des détenus, et Mohamed Lotfi a eu pour mérite de leur donner la parole.

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