Appartenance sociale, autonomisation et justice dans la cité

Par Maya Nazaruk

De Legibus: Salus populi suprema lex

(Le salut du peuple est la loi suprême) ˗ Cicéron

 

La question d’autonomisation dans la cité repose directement sur la définition de la justice. Pour Platon, cette justice était liée à l’exécution des actions selon la place naturelle du citoyen dans la structure de la polité. Les vertus cardinales de la cité comprenaient la sagesse, le courage, la modération et la justice (Platon, P. 227). L’association des citoyens devait être fondée «  en accord avec la nature de l’homme », c’est-à-dire en préservant les hiérarchies fondées sur les dons naturels de chacun. La cité était censée constituer «  quelque chose d’autonome et d’unifié » (Platon, P. 220) où, entre amis, «  tout serait commun » (Platon, P. 221). Cette communalité est à la base du partage dont il sera question dans cet article.

La quête de l’individu dans le dominion totalitaire (Kaufmann) tendait au bien suprême qui contredisait le plaisir, mais qui faisait éloge à la connaissance, à la science et au beau (Platon, P. 348). Ces vertus dépassaient la cognoscibilité de l’être et de l’essence pour être exprimées par la géométrie des ombres et des reflets du savoir qui servait de tremplin aux formes-en-soi de l’intelligible. L’autonomisation était conçue dès sa plus ancienne conceptualisation comme une façon d’agir, tout en étant une forme d’intellection, de croyance et de représentation. Aux temps anciens ainsi qu’aujourd’hui, l’autonomisation fonde sa grâce indomptable sur son intrinsèque capacité de faire face au changement constant qui lui permet, nonobstant tout, de «  s’en sortir grandi et renforcé » (Torjman 2007 dans Hackock B7).

 

Quoique la position conservatrice de Platon assigne à chaque homme sa place sur l’arbre «  généalogique », tout en préservant les castes effectivement, on est emmené à penser que le philosophe s’approprie la mentalité des cultivateurs et des nourriciers, ce qui l’amène, dans son souci pour la société, à considérer, à l’instar du médecin, la nocivité du système.

 

Or, les méthodes promulguées par Platon prônent la dissimulation des enfants malades, d’où la notion, encore largement présente aujourd’hui, notamment dans les médias, d’une certaine «  pureté » de la société saine des guerriers et des penseurs, qui rejettent l’étrangeté des Barbares pour déifier le nationalisme de la race grecque, renforçant ainsi les clivages «  nous contre les autres ». Pendant qu’il y a, chez Platon, un véritable souci de la classe privilégiée, l’idée de l’égalitarisme (connue depuis Périclès et soutenue par la figure de Lycophron, le contemporain hellénistique de Platon) semble articulée par des moyens plus secrets :

« Pense seulement en effet à ce qui se passerait si on choisissait les pilotes de navires de cette manière, en fonction de la valeur de leurs avoirs, et si le pauvre, fût-il plus expert dans l’art du pilotage, ne pouvait jamais être admissible… » (Platon, P. 414)

 

La communauté dont il est question dans la « République » est une communauté fixée sur une tendance favorisant l’exclusion de l’autre, ce qui apparaît comme anachronique devant les demandes post-modernes du navire dont les matelots subvertissent lamentablement le pouvoir des pilotes plus sourds, plus forts mais à vue plus réduite face à l’art (de gouverner) qui ne s’enseigne pas (Platon, P. 321).

 

Comment alors se situer pour desservir le projet politique ? Basée sur la valeur de l’équité, la réponse «  transcendantale » de notre époque s’étale dans les prémisses de l’entrepreneuriat solidaire de l’individu. Prospectant la qualité «  dite saine » des environnements salubres, la tendance vers l’équité tisse un réseau rhizomique qui harmonise les liens disparates «  d’espoir » et «  de confiance » dans l’ensemble de l’agora. Le penchant pour ces valeurs horizontales promulgue des conceptions telles que l’entraide sociale, interprétant la réalité en tant que noyau de la connaissance, inatteignable sauf à travers la collecte abstraite de données qui alimente le processus de la mise en œuvre des projets de guérison.

 

Fondé sur le bien suprême, la réconciliation, le service mutuel et l’abandon sisyphien au divin, ce projet d’intellectualisation et d’agentivité anime l’esprit de paix qui sous-tend la plénitude et la fraternité de la cellule communale. Même pour Platon, l’objectif d’une communauté «  saine » est, après tout, son harmonie. Quoique j’emploie le mot «  divin » dans son acception existentialiste et métaphysique, la singularité de la sphère collective n’est point exprimée par son rattachement à un fond religieux. Loin de là! Cette spécificité repose sur des principes ontologiques de bonne volonté, d’amitié, de partenariat, de la durabilité et de la non-violence, qui se trouvent réfléchis dans des fragments d’une onto-théologie. Quoique que ces valeurs ne sont pas toujours consonantes avec le système rigide de classes chez Platon, qui enchâsse une admirable exclusion de la foule, les nourriciers gaïa-centriques carburent à l’universalisme de ces valeurs centrales à une pensée de la réciprocité.

 

Les statistiques confirment que la santé de la population dépend à 25 % de l’effet auto-réparateur du système de la santé. Cependant, près de 50 % des facteurs déterminant la santé de la population relèvent des conditions économiques. Il y a donc intérêt à remuer les classes sociales en répandant la mobilité et l’autonomisation par le renversement du joug social (Hancock, B12).

 

La promesse de la qualité réparatrice du système engendre, en effet, une spéculation sur l’aptitude des uns et des autres à ouvrir des registres économiques supérieurs actualisant la croissance du potentiel humain. Le rapport sur la vie saine note : «  C’est là où les gens vivent — dans leurs maisons, leurs écoles, leurs lieux de travail, leurs lieux de loisirs, leurs quartiers et leurs communautés — que la santé s’acquiert et que les êtres se développent » (Hancock, B15). Nonobstant l’importance des gouvernements, l’inclusivité émane de la co-participation de l’individu au sein de la collectivité. L’épanouissement de la personne croît par la responsabilisation, où l’entraide donne une impulsion à l’autonomie par l’habilité acquise et développée au fur et à mesure que se tissent les liens sociaux. Repose alors sur l’individu le devoir de «  reconnaître ses propres besoins et d’y répondre » (Hancock, B15). À tous les niveaux de la croissance, trois capacités essentielles du développement humain sont représentées par (1) la longévité et la santé, (2) le savoir et (3) un niveau de vie décent (Hancock, B17). Enrichies par le désir des possibilités politiques, économiques et sociales, ces capacités rendent vivantes et viriles la Créativité et la Productivité, qui s’épanouissent dès lors dans l’estime de soi et l’émancipation.

 

Dans la ville de Montréal, la santé ne dépend pas du manque de capital humain, social (réseaux et réseaux informels), naturel (terre, sol, eau, forêts) ou physique (infrastructure : routes, écoles, accès à l’hygiène). Les communautés sont rendues fragiles en conséquence du manque de leviers financiers qui feraient rouler les épargnes, le crédit et les revenus provenant de l’emploi, du commerce ainsi que des envois de fonds. À la suite des référendums nationaux sur l’indépendance qui ont marqué l’exode des entreprises, majoritairement anglophones, la précarisation de l’activité économique laisse un terrain défraîchi, presque privé de conditions favorables à la croissance. Le climat économique freine la mobilité massive des citoyens. Tandis que le commerce s’auto-alimente et que se multiplient les échanges d’ordre technologique, les secteurs des arts et des humanités, comme toujours, s’exposent, de par leur révolte existentielle et anti-capitaliste, à des questionnements sur leur rentabilité, des profits nets ne découlant pas nécessairement de leur activité. Leur mode de production ne vise que la haute qualité de concept ou d’artefact, éveillant cependant des écosystèmes autrement instables. Néanmoins, la scène des arts à Montréal offre un niveau richissime de co-participation et de solidarité, couronnant ce type d’entrepreneuriat par des bénéfices mesurables sur le plan du bien-être collectif puisqu’elle assure l’établissement d’un environnement synergique. Cela promeut la possibilité d’entamer des contacts fertilisants, mettant en évidence le patrimoine culturel et biologique des citadins. Le tout résulte en la formulation d’une économie plus faible quant à la satisfaction des besoins basiques (alimentation, eau, abri, revenu, sécurité, emploi), mais diversifiée, dynamique et innovatrice. Puisque le niveau de soins curatifs et de services de santé publique est assuré pour tous les citoyens par le gouvernement, l’état positif de santé constitue un contrepoids à la morbidité due au manque physique de ressources. Ladite communauté des arts oscille entre la réaction, la participation, l’habilitation et le leadership, s’opposant clairement contre la pure «  passivité ». Par sa résistance, la scène des arts est une scène engagée et toujours en plein combat. La communauté́ personnifie la célèbre remarque de Margaret Mead : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens sérieux et résolus ne peut changer le monde ; c’est en effet la seule chose qui l’ait jamais fait changer. »

 

Le village cri d’Oujé-Bougoumou offre l’exemple d’une communauté́ autochtone inspirante, qui a honoré le patrimoine traditionnel tout en établissant un système économique durable de provision de services à ses membres. Un étalon de réussite comparable serait la contribution communautaire des CLSC au Québec. Dans les pages qui suivent, je propose d’étudier cinq communautés montréalaises qui mettent en relief la force d’agentivité des citoyens selon les modalités de l’entraide sociale: (1) la Maison de l’amitié, (2) l’Association récréative de Milton-Parc, (3) le projet des serres de l’Université de Concordia, (4) le théâtre playback et (5) l’organisme Global Renourish Organization (GRO).

 

Fondée en 1974 et située au cœur du Plateau sur Mont-Royal, la Maison de l’amitié promeut l’autonomisation des personnes afin de réduire les clivages linguistiques et culturels. Elle s’engage à développer l’employabilité des personnes marginalisées à travers l’esprit d’entraide qui renforce le sentiment d’appartenance sociale. Avec la tri-devise «  soutien, paix et entraide », l’organisme vise la construction d’une communauté solidaire, saine et dynamique. Ses projets comprennent des camps de jour, ainsi que l’intervention contre la violence organisée dans des écoles primaires, des ateliers de résolution de conflits, des projets durables de bénévolat visant la pauvreté et l’inégalité, la gestion intime d’une résidence pour hui étudiants — toutes des initiatives qui seraient d’inspiration mennonite : une œuvre «  de réconciliation et de service mutuel ». La guérison et la plénitude y sont assurées par des mesures justes de gestion de la vie en société.

 

Pendant que la Maison de l’amitié paraît être un lieu utopique de bienfaisance, L’Association récréative de Milton-Parc offre des solutions pratiques à la vie engagée en proposant une variété de loisirs, dont divers cours, ateliers et programmes qui contribuent à l’épanouissement individuel des familles, adultes, adolescents et aînés. En plus de camps de jours et des ateliers d’introspection, l’organisme assure la gestion de sept terrains de volleyball sur Parc et avenue des Pins, tout en offrant des programmes de randonnée et d’initiation aux sports d’hiver, ainsi que des événements socio-récréatifs telle la «  Festineige ».

 

Les activités de Milton-Parc ciblent l’établissement de communautés salubres par l’encouragement de l’exercice physique et la solidarité. Il est à espérer que, dans des conditions propices, ces pratiques fournissent l’antidote aux expériences malsaines, qui menacent les communautés de l’intérieur, par les dépressions, les accoutumances et autres effets de stress, dont celui d’appartenir à un groupe socio-économique défavorisé ce qui, selon les statistiques, a une incidence négative sur la santé de la population (Hancock, B12).

 

La co-participation à des activités des centres tels que la Maison de l’amitié et l’Association récréative de Milton-Parc constituerait une manière innovatrice d’harmoniser les relations entre les classes sociales. Le facteur de l’environnement physique, qui compte pour 10 % de la santé d’une population (Hancock, B12), est favorisé par l’entraide pratiquée à Milton-Parc, qui donne lieu à la paix d’esprit.

 

Les serres de l’Université de Concordia contribuent à la création de communautés saines autrement, par l’intermédiaire d’un plan d’action qui protège l’environnement. À travers un espace entièrement organique, qui soutient la communauté par des projets d’éducation et d’horticulture durable, les serres, situées sur les toits de l’édifice Henry H. Hall, appuient la sensibilisation des étudiants à l’écologie. Le mouvement d’agriculture urbaine promeut des pratiques écologiques, créant des emplois, des occasions de bénévolat et la possibilité de réseautage avec d’autres organismes. En plus de ces avantages pratiques d’insertion dans la communauté locale, les serres offrent un forum pour l’élaboration des idées concernant la souveraineté alimentaire, l’énergie, l’eau, le compostage, la fertilisation, le jardinage, en plus de développer des ontologies au sujet des herbes médicinales. Une fois par année, la vente de semis, de jeunes pousses et de plantes se déroule sous la supervision des horticulteurs.

 

Le théâtre playback à Montréal, aussi nommé Théâtre l’Aquarium et le Globe, promeut ce que le premier colloque sur l’improvisation à l’école MacKay qualifie d’ «  attention portée à la dialogicité, la pratique improvisationnelle, qui se porte à la recherche de l’égalité des voix, à la flexibilité et à l’ouverture vers les contingences et le rejet de cloisons traditionnelles ». Ces initiatives sont engendrées par des «  formes de gestion verticale » (Colloque IICSI-IHSP-SALA-IPLAI). Offerts par des artistes pour le bénéfice des citoyens, les ateliers explorent de nouvelles avenues de découverte, permettant le partage de savoirs et habiletés dont des techniques et processus de travail artistique, visant la communication « ouverte » et « créative ». Par la sensibilisation au psychodrame et les tremplins du théâtre de l’opprimé, le théâtre playback «  guérit » la société, notamment par des interventions «  anti-racisme et anti-intimidation », y compris la promotion de la communauté LGBT (par exemple, par la Semaine Radical Queer). L’effet de l’improvisation clinique par la musique, le théâtre et la littérature sur le bien-être psychique de communautés est analysé à l’intérieur des projets de Deborah Seabrook, de Joan Butttersworth, d’Isabelle Cossette, de Carolyn Barr, de Warren Linds, de Tristan Khaner et de Kit Malo, grâce aux collaborations menées conjointement avec les instituts spécialisés en arts dramatiques : IICSI (Institut international pour les études critiques en improvisation), IHSP (Institut des politiques sociales et de la santé de l’Université de McGill), SALA (Société des arts libres et actuels) et IPLAI (Institut pour la vie publique des arts et des idées de l’Université McGill).

 

La dernière organisation mise en relief par cet écrit représente une “start-up” en voie de fondation à partir de Los Angeles, qui compte ouvrir un chapitre local à Montréal sous la gouverne de la montréalaise Farah Jarmak, doctorante en développement international, qui a également étudié en droit. Organisation non gouvernementale internationale avec une composante de terrain, « Global Renourish Organization » (GRO) stimule le bien-être de la communauté à l’échelle inter-régionale en distribuant des vitamines à base de nourriture à des enfants sous-alimentés d’origine africaine, en particulier en Sierra Léone, où il y a accès immédiat au port de l’Atlantique, ce qui permettrait la mise en place d’une logistique d’administration desdits produits alimentaires. Les tâches ciblées par l’organisme comprennent les campagnes de financement et l’acquisition de vitamines, l’aménagement de la logistique avec des partenaires sur le terrain et la subséquente analyse de données au moyen d’études scientifiques qui mettraient en action un pronostique de visibilité.

 

Il est évident dans cette étude de cinq cas que « l’agir localement » pour la santé de la population se pratique intensivement à Montréal grâce à des mécanismes qui outrepassent l’agentivité des gouvernements. Grâce à la détermination de citoyens livrant leurs idéaux féconds pour cerner une société civile cohérente, des actions renouvelées d’entrepreneuriat social voient le jour. Renvoyant à Platon, ces entrepreneurs culturels représentent la nouvelle vague des rois-philosophes, enchâssant l’appartenance sociale dans un mandat qui fonde des cités plus justes.

 

Références

 

Association Récréative Milton-Parc. http://miltonpark.org

Centre communautaire «  La Maison de l’Amitié ». http://www.maisondelamitie.ca

Concordia Greenhouse. https://concordiagreenhouse.com

Hancock, Trevor. «  Agir localement : Promotion de la santé de la population» Rapport présenté́ en promotion de la santé à Victoria (C.-B.) au Sous-comité́ sénatorial sur la santé de la population. Mars 2009. http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/402/popu/rep/appendixBjun09-f.pdf.

IICSI-IHSP-SALA-IPLAI – Colloque, Montréal, Québec, 5-6 juin 2015. http://www.improvcommunity.ca/content/mcgill-colloquium-2015.

Platon. Dans Georges Leroux [Ed.] République. Paris, Flammarion, 2016.

Théâtre Playback à Montréal. http://www.laquariumetleglobe.com

 

Maya (Maja) Nazaruk est anthropologue littéraire. Après la publication d’un livre de non-fiction chez l’Harmattan en 2010, elle effectue des analyses du discours social dans des revues académiques. Elle s’intéresse principalement aux théories de la culture.

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