Par Julien Bourbeau
« Je voulais m’asseoir sur la berge limoneuse et savourer le fleuve Mississippi; au lieu de quoi, il me fallut le regarder le nez sur une clôture en fil de fer. Si on se met à séparer le peuple de ses fleuves, où va-t-on ? »
Jack Kerouac, Sur la route.
Ruisseaux de l’île de Montréal, 2016. Carte préparée par Renard Frak (avec documents cartographiques de Valérie Mahaut)
J’ai connu Renard Frak en flânant le long de la track. Puisque le chemin de fer en question n’existe plus depuis plus de vingt ans, j’ajouterais que je déambulais sur le mode virtuel. À partir de vieilles cartes géographiques publiées sur le Web, je cherchais à suivre le tracé ferroviaire du CN qui divisa pendant plusieurs décennies les pauvres des très, très pauvres du quartier Hochelaga. Comme une fermeture éclair, le chemin partait de la gare Moreau, faisait quelques courbures au sud et au nord de la rue Ontario. Puis se dézippait loin dans l’est. Ces interminables déambulations me faisaient converger d’une fenêtre à l’autre, tout en superposant d’étranges époques, colorées, en noir et blanc ou sépia.
Cette soirée-là, j’étais rendu à la gare de triage Longue-Pointe –là où la voie ferrée redevient réalité–, lorsque je fis la rencontre d’un type curieux, marchant et poussant son vélo. À tout bout de champ il s’arrêtait pour sortir une caméra vidéo de son sac-à-dos ou pour consulter des plans. Il filmait tout arbuste, se penchait sur le moindre phragmite en faisant de grands gestes de la main. Comme s’il commentait ce terrain vague ! Je m’approchai de lui et découvris un explorateur urbain qui suivait la piste d’un tout autre chemin que le mien. Contrairement à ma flânerie d’est en ouest, la sienne lorgnait plutôt le nord et le sud de la ville. Renard Frak tentait de retracer un ruisseau disparu depuis au moins un demi-siècle !
Tout me revint alors.
Dix ans plus tôt, Le Devoir avait publié la lettre de cet ancien directeur du magazine transculturel ViceVersa, Lamberto Tassinari, qui caressait le projet ambitieux de retrouver les eaux disparues de Montréal. J’y appris que le retrait de la mer de Champlain avait laissé plusieurs cicatrices d’eau sur Montréal. Je me souviens avoir été fasciné par la carte hydrologique de l’île jointe à l’article. On y voyait le cours de plusieurs rivières, ruisseaux et lacs. Moi qui ne connaissais que la ville couverte d’asphalte et de béton ! La question inquiétante que suscitait la vue de cette carte : où donc s’en était allée toute cette eau ? Les Montréalais avaient perdu tout accès à un plan d’eau. L’auteur de l’article rêvait de créer un canal imaginaire où l’on réunirait de l’eau provenant du fleuve et de la rivière des Prairies.
Je savais depuis que sous nos pas se cachaient d’anciennes rivières.
Or cette soirée-là, Renard Frak m’apparut comme un mystérieux sourcier cherchant la trace du ruisseau…Molson ! Je mis de côté l’emprise ferroviaire et entrai dans cette recherche fascinante d’un monde perdu.
La démarche de Frak était on ne peut plus inspirée. Il s’était doté de photographies aériennes, datant de 1947, disponibles sur le site des Archives de Montréal. Graphiste de formation et expert du Photoshop, Frak fit se superposer les vieilles cartes –où l’on peut voir ledit ruisseau– sur le plan actuel de la ville. Puis il grossissait certains points, les distorsionnait, pour en faciliter le repérage. Il se rendait ensuite sur le terrain avec sa caméra et interrogeait tout artefact, trace, pente ou dénivelé, boisé et plante, qui avaient connu de près ou de loin le camarade Molson. Ses recherches prenaient ensuite la forme de création et réflexion : en tant que Youtuber prolifique, Frak prit effectivement le soin de partager ses flâneries.
Ainsi j’eus cette impression étrange de parcourir avec lui, un chemin brodé de champs, de boisés, de parcs qui jonchent successivement les quartiers Hochelaga, Rosemont, Saint-Léonard et Anjou.
—En 1947, dit Frak, le ruisseau Molson n’est pas encore totalement remblayé. Ce qui facilite mes recherches. Mais à cette époque, on avait déjà commencé à le malmener ici et là, en le canalisant parfois en ligne droite, carrée !
Au fur et à mesure que les villes et les quartiers se développèrent, tous ces milieux humides devinrent des obstacles au développement. Les méandres gênaient le tracé linéaire et cartésien du cadastre routier. On faisait dévier les cours d’eau pour respecter le découpage. La construction de chemin de fer exigeait une multitude de remblaiements ou l’assèchement complet de terrain. Les crues printanières n’aidaient pas non plus les rivières et ruisseaux à se faire aimer par la population. Mais l’argument de l’insalubrité et de la santé publique fut le coup qui enfonça le clou dans le cercueil. Cours jaunis, infects, malodorants, souillés, jonchés de déchets domestiques ou industriels et de vermines –dans les journaux de l’époque, on s’indigne devant la carcasse d’un cheval, jetée dans le ruisseau par un cocher pressé d’en finir !–; l’eau était devenue dangereuse. On lui attribuait aussi l’infâme choléra. Il fallait donc enfermer les coupables. Les urbanistes les plus optimistes du 19e siècle suggérèrent alors d’utiliser les ruisseaux comme voie (souterraine) d’évacuation des eaux usées de la ville. Ce fut le cas du ruisseau Migeon, à Hochelaga. Résultat : on estime aujourd’hui que 82 % des cours d’eau montréalais ont disparu de la carte.
—Un refus catégorique de l’eau !, disait Renard Frak, sur le site abandonné de l’ancienne fonderie Canadian Steel.
Et pourtant, se trouvait devant nous un étang, large et profond. Probablement le plus gros vestige aquatique du ruisseau Molson, encore visible aujourd’hui, sur un site industriel désaffecté.
—Savais-tu qu’ici une bataille avait eu lieu au 18e siècle ?, ajouta Frak en désignant la rue Notre-Dame. Un groupe de révolutionnaires américains voulaient s’emparer de Montréal sous domination britannique. Ils s’étaient planqués, juste ici, à l’embouchure du ruisseau Molson. Tentative échouée : on les dénonça. Ils étaient déjoués, embourbés. Quelques coups de feu furent échangés. Le seul témoin de cette bataille a été déplacé à quelques kilomètres d’ici : une vieille maison de pierre convertie en CPE. Un toponyme commémore également l’événement : parc de la Capture-d’Ethan-Allan.
Non loin de nous, un tracteur rasait une partie de la friche de l’ancienne fonderie.
—Bon, c’est quoi l’affaire ? Le prolongement du boulevard de l’Assomption ? L’expansion du port ? On dirait qu’on répète toujours les mêmes erreurs, de génération en génération. Faut se mobiliser ! Faut sauver cette parcelle de terre ! On a peut-être un mot à dire, nous aussi.
Un peu plus loin, Frak s’indigna à nouveau du déboisement sauvage du « Beni-Hana », en vue d’agrandir le stationnement adjacent des bureaux Desjardins aux abords duquel un sentier nouvellement aménagé se nommait ironiquement la « rue de l’Espace-Vert ».
—Chaque projet est une menace à la mémoire des lieux ! Un jour, le vieux Molson ne sera plus que le rêve d’un vieil orme.
Nous remontâmes peu à peu le cours du ruisseau disparu en passant à travers des champs couverts d’arbuste dense, comme le site de l’ancien centre de distribution Steinberg ou encore près de la rue Pierre-de-Coubertin, où un lot boisé cache une légère dépression qui se révèle être la cicatrice de notre camarade. Nous en sortîmes avec quelques entailles à la peau. Des démangeaisons rappelant celles des punaises de lits.
Partout où nous marchions, des bras et des affluents apparaissaient dans le paysage, comme si le ruisseau n’était jamais disparu. Nous étions éberlués comme par la vue d’un revenant. Les parcs constituaient un chapelet d’îlots verts qui, une fois déployé, dessinait peu à peu sur la carte de la ville, la trace de l’ancien cours. Comme si notre marche déployait le ruisseau.
Chaque terrain trempé ou manifestation d’eau de surface devint suspect : « est-ce un signe du Molson ou non ? »Pierre Monette avait écrit en ce sens que de nombreux parcs à Montréal abritaient d’anciens ruisseaux ou marécages « et si ces lieux n’ont pas été couverts d’édifices, c’est souvent parce qu’ils étaient trop détrempés pour qu’il soit possible d’y stabiliser des fondations. » Plus catégorique encore : l’historien affirmait que marcher dans cette Wilderness montréalaise, cachant autant de milieux humides, c’était revenir chez soi les pieds trempés…
Au parc Maisonneuve, la dépression importante ne laissa aucun doute. Là, le gazon y est continuellement mouillé. Il ne m’était plus possible de voir autre chose que le bras affluent du Molson, dont la source pourrait provenir, affirmait Frak, des deux étangs du Jardin Botanique.
—J’ai appris que cette branche s’appelle aussi ruisseau Fleury !, ajouta-t-il.
D’autres marques inscrites dans le paysage témoignaient du passage du ruisseau : derrière le village Olympique, un boisé et un dénivelé rappelaient le cours affluent, dévalant la terrasse Sherbrooke. Nous traversâmes le boulevard de l’Assomption où nous vîmes une autre dépression importante, celle du Bois-des-Pères, derrière l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. Nous remontâmes alors ce que Frak appelait la coulée Dickson.
Là, sous nos pieds, nous savions que le ruisseau coule encore. Et pour cause, l’explorateur urbain Andrew Emond eut le courage de… descendre dans les égouts et de le photographier ! Les exploits de ce dernier sont relatés entre autres dans le documentaire Rivières Perdues. Au lieu de chercher les cours d’eau disparus à la surface, comme nous le faisions, il s’intéressa aux bas-fonds de la ville. Sur son site Internet « Under Montreal », il y fit publier une photo du « Molson Collector », l’embranchement situé sous la rue Dickson et du boulevard Rosemont.
—Frak, pourquoi t’intéresses-tu autant au ruisseau Molson ?, lui demandai-je après plusieurs heures de marche.
—Ça part de notre vieux duplex de 1922 : problème d’eau, nappe phréatique à fleur de sol, pourquoi ? Regarde là, c’est visible sur cette photo aérienne de 1947. Mon duplex est au centre et un des petits bras du ruisseau Molson part de ma cour… Voilà pourquoi, de fil en aiguille, de recherche en recherche, tu te mets à l’aimer ce ruisseau perdu. Puis en fait, tu te rends compte que personne n’en parle ! Donc, go tu cherches encore plus !
À Saint-Léonard, les rues Daveluy, Dumesnil et Jean-Tavernier piquèrent notre curiosité. C’est que le tracé de celles-ci devient légèrement oblique, délaissant l’habituel quadrilatère cartésien. Frak sortit alors de son sac un plan d’égout du réseau Molson sur lequel se superposaient l’ancien cours du ruisseau, de même que le plan des rues. On y voyait bien le vieux Molson obliquer dans la même direction que les rues suspectes. Il traversait aussi deux grands parcs : Félix-Leclerc et le boisé Jean-Milot. Frak m’expliqua que ceux-ci furent un site d’enfouissement de déchets secs et plus tard un dépôt à neige ! Mais bien avant ça, d’anciennes forêts d’ormes ornaient Anjou et Saint-Léonard du port Maurice.
En superposant plusieurs cartes et plans de sol de différentes décennies, entre 1947 et 2016, il était possible pour Frak de reconstituer en vidéo l’incroyable métamorphose du site : de l’époque du ruisseau Molson et de l’ormaie, jusqu’au déboisement, l’assèchement, l’époque du dépotoir de déchets secs, puis le retrait de ce dernier, le reboisement graduel et l’aménagement des parcs Jean-Milot et Félix-Leclerc. La vidéo est superbe !
J’en vins à demander à Frak s’il savait où se situe la source du ruisseau.
—Peut-être dans la carrière Lafarge, le long du boulevard Métropolitain. Je sais qu’on peut voir de loin un marécage…sans y avoir accès ! Comme c’est souvent le cas à Montréal.
Et en Amérique, pensai-je.
—Est-ce véritablement la source du ruisseau Molson ? Peut-être est-ce aussi celle du ruisseau des Roches ou De Montigny…Dans ce secteur-là, rien n’est moins sûr !
Ce qui était certain cependant : le ruisseau Molson nous avait fait traverser la moitié de l’île de Montréal, jusqu’à la montée Saint-Léonard et non loin de l’autoroute Métropolitain. L’idée me vint alors de tenter de joindre la rivière des Prairies, en marchant le long d’un autre bassin versant. Comme un explorateur, je désirais traverser le territoire insulaire en poursuivant d’autres lignes de force, constituées d’eau. N’étais-je pas, sans le savoir, en train de réaliser le rêve de Lamberto Tassinari : en appréhendant la traversée de la ville le long d’un canal imaginaire entre le fleuve et la rivière.
J’informai Frak que je désirais poursuivre ma flânerie vers le Nord. Certes l’autoroute Métropolitain constituait une entrave importante à ma quête d’eau. Mais elle ne pouvait être en somme qu’une coupure temporaire, un saut que j’appréhendais sous l’angle d’un « portage » nécessaire avant de trouver le prochain cours d’eau.
—De l’autre bord de la 40, ajouta Frak, tu croiseras la rue du Champ d’eau, qui porte bien son nom. Là, se trouve peut-être une source souterraine du ruisseau Molson.
Je saluai mon compagnon de marche et mis le cap vers Anjou… sur-le-lac !
Contrairement au ruisseau Molson, l’eau y est manifeste, quoique quelque peu artificielle. Je trouvai un bassin dont les berges étaient bien définies, ceinturées de condominiums et de maisons luxueuses. L’eau semblait pompée. On y avait aménagé un îlot. Le lac, ou bassin, était large.
Était-ce l’invention de promoteurs immobiliers pour attirer une clientèle riche ou est-ce qu’à l’origine, l’endroit fut doté d’une tourbière réelle ou d’un étang, qui inspira cette conception ?
Ce qui me ramena à la saisissante carte topographique de l’île de Montréal 1542-1642, dessinée au 19e siècle par Aristide Beaugrand-Champagne, que Lamberto Tassinari avait jointe à son article dans Le Devoir, dix ans plus tôt. Bien que la carte fût sommaire et fort imprécise, l’architecte y avait néanmoins placé un lac aux environs du secteur Anjou. Plus encore, un ruisseau –le Molson ? – semblait y prendre source pour finir sa course dans le fleuve alors qu’au Nord, un second ruisseau –De Montigny ?– filait vers la rivière des Prairies. Comme si finalement, le canal imaginaire était rendu possible par la voie de cette cartographie inexacte, mais ô combien évocatrice.
Au fur et à mesure que je m’avançai, le bassin s’amenuisait peu à peu pour devenir ruisseau. Les eaux disparurent sous d’énormes dalles d’asphalte où triomphent de grandes surfaces commerciales. Mais comme par magie, elles réapparurent tout près du boulevard Henri-Bourassa. Là, le cours d’eau est officiellement nommé : parc-nature du Ruisseau-De Montigny. Il coule sous la voie ferrée du CN, puis refait surface dans un parc linéaire, bordé d’un sentier. Comme un véritable cours d’eau naturel, cette fois-ci ! De Montigny est constitué de méandres sinueux, de marécages, d’une chute, de seuils. Pas de béton pour le contenir outre les ponts du boulevard Maurice-Duplessis et d’une voie d’entrée de l’hôpital Rivière-des-Prairies.
Quel sens pouvait bien prendre ce parc-nature, bien réel, bien vivant, qui se donnait à voir d’emblée, plutôt que se laisser découvrir ? Il pouvait prendre des allures de ruisseau Molson ; ressembler à ce qu’a pu être, à d’autres époques, des ruisseaux urbains qui n’ont pas survécu aux massacres de la modernité.
Aux abords du cégep Marie-Victorin, je descendis si près du ruisseau que, quelques centimètres de plus, et mes pieds se seraient enlisés dans l’eau bourbeuse. Bien plus tard, j’appris que le parc-nature fut le site d’un énième dépotoir domestique et industriel et que l’eau provenant du bassin d’Anjou était de piètre qualité ! À croire que les ruisseaux avaient été mis, à toutes les époques, au service des dépotoirs et des égouts.
Je croisai quelques pêcheurs ! Des citadins se reposant avec un livre. Des bancs improvisés, autour de feu de camps. Nombre de canards, oiseaux de toutes sortes. Des amphibiens heureux ou galleux. Je vis aussi des carcasses de pneus, un panier d’épicerie rouillé et un téléviseur éventré. La terre vaseuse collait à mes souliers. Allais-je m’y enfoncer au point de m’en rendre malade ? Les eaux stagnantes dégageaient un tel remugle que je pus m’imaginer un instant la décision de nos ancêtres de refouler les eaux dérangeantes… Mais je préférais encore ces ruisseaux ou boisés–« sujets à des charmes invincibles »–, à l’étouffante perte d’espace vert.
Puis à force de suivre de trop près la courbe des méandres, le courant envoûtant, je finis par me trouver prisonnier des eaux. Le terrain trop escarpé pour avancer, je dus rebrousser chemin jusqu’à ce que je trouve cet arbre tombé, qui me permit d’atteindre l’autre rive.
Ma flânerie s’interrompit brusquement au boulevard Perras, lorsque le ruisseau De Montigny disparut dans une bouche grillagée. Retour à la clandestinité.
Je refis surface. Un peu perdu, un peu étourdi, assoiffé, la langue sèche, sous le soleil tapant du dimanche après-midi. J’anticipai la finale du ruisseau canalisé au parc André-Cailloux, sachant que sous le sol De Montigny se cherchait une sortie de secours. Je m’hasardai dans les rues Marius-Baribeau et Ozias-Leduc, à l’affut d’indices ou de traces. Mais rien de tangible. Sur le boulevard Gouin, une foule s’animait. Plusieurs familles rendaient visite à leur parent dans les tours d’habitation pour personnes âgées.
Un retraité qui habitait l’une d’elles me demanda ce que je cherchais dans les arbustes et les marécages du parc Simone-Dénéchaud. Comment lui expliquer que j’avais temporairement perdu la trace du ruisseau De Montigny.
—Êtes-vous journaliste ?, me demanda-t-il.
Après m’avoir raconté qu’il avait œuvré à titre de comptable au sein d’une société pétrolière, dans l’est de Montréal, Gérald finit par m’indiquer où je pouvais trouver l’embouchure dudit ruisseau. Il ajouta fièrement qu’un bassin de rétention d’eau permettait à celle-ci de s’assainir avant sa sortie dans la rivière des Prairies.
—Là, tout juste à côté du pont de la 25.
Et je vis comme indiqué les eaux du Montigny se diluer dans celles de des Prairies.
*
Exténué, j’avais réussi à traverser l’île de Montréal en suivant la trace d’un cours d’eau disparu et d’un aménagé. Non mécontent d’avoir mis de côté l’emprise ferroviaire, pour mettre en œuvre en le rêve de Lamberto Tassinari.
Que signifiait donc cette quête d’eau ? Fallait-il mettre un terme à la recherche des chemins qui marchent sous nos fondations ou qui vivent artificiellement dans des bassins aménagés ?
Pour Renard Frak, la recherche du ruisseau Molson non seulement l’avait conduit sur la piste d’un chemin ancien à travers des rouleaux d’archives et la création dynamique de cartes et de vidéo, mais ce fut aussi l’occasion de s’engager dans le comité de surveillance du boisé Jean-Milot et de se découvrir un intérêt insoupçonné pour la flore urbaine : des fleurs, des plantes aquatiques, des arbres que l’on croyait disparus depuis la nuit des temps.
Quant à moi, j’avais désormais la ferme conviction qu’il existe un corridor hydrographique, fut-il imaginaire, dans l’axe nord-sud de la ville. Des ruisseaux « qui s’enfargent s’emmêlent tournent et détournent leur chemin, mais qui avancent autant que faire se peut. »[i](1) Même si le Molson était complètement disparu de la carte de Montréal, il n’en demeurait pas moins présent dans le paysage urbain. Dans les parcs, les champs vagues ou les boisés, il se manifestait sous différentes formes : dénivelés, dépression, tracés sinueux. Et sur l’ensemble de son ancien cours, très peu de construction lui obstruait la voie. Si bien que nous avions champ libre pour suivre son cours, comme si lui-même nous en montrait la marche. Il ne suffisait que d’ouvrir l’œil. Tout était affaire de lecture ! L’aboutissement de cette promenade au ruisseau De Montigny constituait la matérialisation de cette mémoire enfouie. Comme la vision d’un revenant ! La récompense d’avoir cherché l’eau d’un bassin versant à l’autre.
Cette traversée m’avait appris à voir loin, à écouter les histoires que racontent le paysage environnant et les écosystèmes urbains. J’avais compris que marcher le long d’un plan d’eau pour l’homme de la ville, n’avait rien d’un cliché littéraire, mais répondait plutôt à un besoin vital. Combien de temps, l’homme pouvait-il vivre privé de ses eaux, de ses fleuves ? Quand l’être refoule ses ruisseaux dans les souterrains, c’est toute son histoire qu’il relègue aux oubliettes.
Références
Renard Frak. « Première maquette de la conférence sur le Ruisseau Molson »
En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=cru-lj4RtrY (page consultée le 19 août 2016)
Renard Frak. « Ruisseau Molson visible au parc Guillaume-Couture – Comparatif avec 1902 au parc Félix-Leclerc » En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=R7RIrLx2X20 (page consultée le 19 août 2016)
Renard Frak. « Voyage dans le temps : En 1947 sur le boulevard Métropolitain, Anjou »
En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=WwO3EKbGjog (page consultée le 19 août 2016)
Tassinari, Lamberto. « Utopie urbaine : Montréal, sauvée des eaux »
En ligne : http://combats-magazine.org/spip.php?article174 (page consultée le 19 août 2016)
Tassinari, Lamberto. « Montréal, à la recherche des eaux perdues »
En ligne : http://www.ledevoir.com/non-classe/88447/montreal-a-la-recherche-des-eaux-perdues (page consultée le 19 août 2016)
Bâcle, Caroline. 2012. Rivières Perdues, Canada : Catbird Productions.
Beaugrand-Champagne, Aristide. « Carte topographique de l’île de Montréal de 1542-1642 »
En ligne : http://archivesdemontreal.ica-atom.org/uploads/r/ville-de-montreal-section-des-archives/4/9/4931/VM66-S1P007.pdf (page consultée le 19 août 2016)
Emond, Andrew. « Molson Collector, Junction Chamber »
En ligne : http://undermontreal.com/images/underground/#prettyPhoto[1]/64/ (page consultée le 19 août 2016)
Genest, Marie-Pierre, 2017, « Les déshérités », Revue Possibles
Mahaut, Valérie. « Cartographie des anciens cours d’eau, lignes de creux et des bassins versants de l’île de Montréal »
En ligne : https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/16314 (page consultée le 16 décembre 2016)
Monette, Pierre. 2012. Onon :ta’. Une histoire naturelle du mont Royal. Montréal : Boréal.
Reclus, Élisée. 1869. Histoire d’un ruisseau. Paris : J. Hetzel.
« Mobilisation citoyenne pour la gestion du terrain de l’ancienne fonderie » : En ligne : https://www.facebook.com/groups/894300664032990/ (page consultée le 16 décembre 2016)
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Julien Bourbeau est un littéraire de formation, cyclovoyageur et flâneur urbain. Il est membre de La Traversée – Atelier québécois de géopoétique et y a produit plusieurs textes de création et autres contributions.
[i](1) Marie-Pierre Genest, « Les déshérités »