Par Anatoly Orlovsky
Cet essai propose d’explorer, d’éclairer la nordicité immanente à la poésie de Gaston Miron. Or, Miron a plutôt nourri son art par la fréquentation de poètes francophones modernes, voués comme lui à la liberté esthétique et politique en plein XXe siècle. En effet, parmi les maints auteurs dont Miron, dans ses écrits, a explicitement reconnu l’influence, on ne trouve presque aucun représentant de quelque autre littérature boréale hors Québec. Et pourtant, toute l’œuvre de Miron est pétrie de références à la nature et la mélancolie du Nord, celui de ses Laurentides natales, magnifiées jusqu’à en distiller les universels états nordiques – glaces, basaltes, coups de vent, neiges qui perdurent, eaux noires, spleen bleu et noir, …
Dans cette optique, nous comparerons Miron à certains poètes phares de la Scandinavie, de la Russie, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Ainsi seront exposées des affinités récurrentes de surface et de fond, d’autant plus authentiques qu’elles se manifestent à l’insu de Gaston Miron qui, de toute évidence, ne connaissait pas ces auteurs. Néanmoins, le Nord est si organique chez Miron, si clairement indépassable comme horizon et instrument de sa pensée créatrice, que notre auteur s’avère unique parmi les poètes du Septentrion par l’ubiquité de ses harmonies et références concrètes à tout ce qui est profondément boréal. Telle est la vérité que nous tenterons ici de mettre en relief : Gaston Miron, cet auteur engagé, libre et moderne, l’est essentiellement par le truchement de sa nordicité qui constitue le corps même et le fond d’âme de son œuvre. Il nous incombe alors d’annoncer, de porter loin cette bonne nouvelle, afin que soit reconnue la place de Miron au cœur des littératures écrites « au nord du monde ».
Admiration lucide
Nordicité, liberté, modernité – si ces mots cernent le poète Miron, lui demeurent fidèles, il reste à expliciter comment ils innervent la sphère de joyeuse compréhension, sous quels éclairages « en plein air », plus complices qu’impressionnistes, jamais cliniques. En vérité, ceci est un exercice d’admiration ; il importe simplement d’admirer les yeux ouverts, comme plaidait un mozartien de renommée auprès des passionnés d’Amadeus. Les yeux, le regard ouvert sur les espaces de liberté dont Miron fut le défricheur essentiellement moderne – « poème, je te salue … / ô contemporanéité flambant neuve / je te salue, poème, historique, espèce / et présent de l’avenir », écrit-il dans L’Homme rapaillé (Notes sur le non-poème et le poème). Ouverts donc aussi, les yeux – les nôtres, le faut-il, comme en tout temps les siens, sur le Nord terrestre et existentiel qui donne vie à ces espaces de liberté moderne, les irriguant, les aimantant dans toute l’œuvre mironienne.
Influences francophones
Certes, aucun poète nordique hors-Québec ne fut, comme l’était le martiniquais Édouard Glissant, un ami connu de Miron, ni une source d’influence reconnue par notre auteur, à l’exception du « vieil Ossian » , du lithuanien francophone Oscar Milosz (1877-1939) et possiblement, après 1970, de John Montague (1929-) qui, dans son Irlande natale, accueillit Miron invité à y présenter L’Homme rapaillé. En définitive, Gaston Miron se réclama exclusivement, ou peu s’en faut, des auteurs français ou de ceux, francophones, dont l’œuvre fut écrite en français. Ainsi, l’auteur de L’Homme rapaillé nous confie-t-il qu’« en 1955, la lecture de René Depestre, d’André Frénaud, d’Aimé Césaire, me bouleversa en raison d’une parenté à mon insu très proche » avec ces férus de modernité qui ont aussi lutté pour la liberté humaine – le surréaliste Frénaud dans la Résistance, Depestre auprès des communistes haïtiens, Césaire dans son rôle séminal d’anticolonialiste voué à une Francophonie de peuples émancipés.
Miron, le plus nordique-en-soi d’entre les poètes boréaux hors-Québec
Or, une parenté aussi intime, quoiqu’implicite, relie Miron à ses camarades poètes nordiques d’autres contrées, engagés comme lui sur des chemins de liberté moderne à travers des paysages très proches des nôtres, autant psychiques et sensibles qu’extérieurs. N’est-il pas remarquable que les références à la nature boréale – « millénaires de la neige », « les fleurs avancées du monde agonisent de froid », « je fus debout dans le noir du Bouclier », « il est ce pays seul avec lui-même et neiges et rocs » , etc. – figurent dans 100 % des textes formant ces parties centrales de L’Homme rapaillé que sont La Marche à l’amour (où, de surcroît, chaque page du long poème éponyme contient une image du Nord) , La Batèche, La Vie agonique, Aliénation délirante, Notes sur le non-poème et le poème, ainsi que les Poèmes de l’amour en sursis ? En comparaison, la proportion des textes contenant des références à la réalité objective du Nord n’est que d’environ 45 % pour les œuvres complètes (1954 à 2004) du poète suédois Tomas Transtrømer (1932-2015; prix Nobel en 2011), nonobstant sa profonde immersion en littérature scandinave, doublée d’amitiés durables avec des poètes du Septentrion tels le russe Joseph Brodsky (1940-1996; prix Nobel 1987) et le nord-irlandais Seamus Heaney (1939-2013; prix Nobel 1995). Par ailleurs, une telle proportion n’a rien d’atypique dans la poésie des hautes latitudes. En fait, plus que la moitié des œuvres de Pouchkine et de Lermontov, deux coryphées de la poésie russe du XIXe siècle, ne contient aucune référence directe aux lieux, paysages ou climats du Nord. Il en est ainsi également dans l’œuvre des romantiques scandinaves d’avant 1900 (Wergeland ami de Grieg, Leino le chantre de la Finlande aspirant à la liberté, etc.), ainsi que chez les auteurs estoniens, lituaniens et lettons publiés après l’accession de leurs pays à l’indépendance en 1991. Pareillement, les boréaux contemporains de Miron évoquent plus rarement que lui, en général, la nature et les ambiances des pays d’hiver. C’est vrai pour presque tous les poètes québécois et anglo-canadiens de son époque, incluant celles et ceux qui, à l’instar d’Anne Hébert, Margaret Avison, Al Purdy ou Jacques Brault, furent le plus marqués par ce Nord qui figure avec un surcroît de fréquence et de polyvalence chez Miron, même en comparaison avec la poésie des « atomistes » islandais (modernistes des années 1950 et 1960), dont Stein Steinarr et S.H. Grimsson, ou avec celle des scandinaves modernes, tels Harry Martinson (prix Nobel 1974), Pentti Holappa et Inger Christensen. Les Russes contemporains sont aussi, pour la plupart, moins constants que Miron dans leur « nordicité » explicitement descriptive ou atmosphérique – ce constat vaut non seulement pour des poètes plus portés sur le sarcasme ou le ludisme désenchanté comme les conceptualistes moscovites (Prigov, Rabinovitch, Sapgir), mais également pour des auteurs essentiellement lyriques et contemplatifs, tels que Elena Schwarz, Bella Akhmadoulina ou le cercle pétersbourgeois de Joseph Brodsky, ainsi que pour leurs héros et prédécesseurs de la génération précédente – Tsvetaïeva, Mandelstam, Akhmatova, Blok, … En bref, hormis quelques visionnaires sui generis comme l’hivernal penseur lyrique Boris Pasternak, disciple du compositeur A. Skriabine, ou l’Écossais Hugh McDiarmid, dont même les hymnes communistes parlent le langage minéral des landes, ou encore l’existentialiste finlandaise Eeva-Lisa Manner, souvent d’inspiration animiste, seuls des poètes autochtones (les Sames scandinaves, les Inuits canadiens ou groenlandais, les Cris ou Innus du Québec) ou ceux de régions isolées (les Danois des îles Faroe et du Groenland, les Sibériens, quelques Islandais) atteignent systématiquement une densité des références nordiques comparable à celle qui caractérise l’œuvre de Miron.
Les mots du Nord comme organe de la pensée lyrique chez Transtrømer et Miron
Toutefois, la poésie du Nord, y compris les livres de chaque auteur ci-haut nommé, abonde en images boréales dont l’intensité compense souvent la relative rareté. Au-delà de tout dénombrement, la probante analyse de la nordicité littéraire que propose le philosophe canadien John Ralston Saul dans ses Réflexions d’un frère siamois met en relief les figures et le motif « de la nature incontrôlable comme instrument de pensée poétique » (ma traduction). En témoignent les convergences entre des poèmes écrits dans divers pays d’hiver par des auteurs qui ne se connaissaient pas. Comparons, par exemple, une strophe de Miron avec un court poème de son contemporain suédois Tomas Transtrømer (Nota bene : les vers soulignés par moi ne le sont pas dans les textes originaux) :
« un jour j’aurai dit oui à ma naissance
j’aurai du froment dans les yeux
je m’avancerai sur ton sol, ému, ébloui
par la pureté de bête que soulève la neige »
G. Miron, « Pour mon rapatriement », extrait, dans « L’Homme rapaillé »
« Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens!
Je tombe sur les traces des pattes d’un cerf dans la neige.
Pas de mots, mais un langage. »
T. Transtrømer, « En mars – 79 », dans « La place sauvage »,
traduction : Jacques Outin, pour ce poème et toutes les autres citations de Transtrømer
L’affinité entre les derniers vers (soulignés) des deux poèmes semble transcender ou miner la différence thématique entre cet Ars poetica de Transtrømer – son credo de créateur, et la vision mironienne d’une naissance à neuf, la sienne avec et dans celle, désirée, de sa terre-peuple-nation. Pourtant, la commune conjuration de « la nature incontrôlable » (J.-R. Saul, voir ci-dessus) – le surgissement de la neige, l’île qu’elle recouvre (Tomas Transtrømer), la « pureté de bête » qu’elle soulève (Gaston Miron), «l’indomptable » indicible qu’elle est ou désigne (T.T.), le narrateur qui en est « ébloui » (G.M.) – toutes ces « parties du discours » , pour citer le poète dissident russe Joseph Brodsky, donnent vie et prégnance à un nœud d’images dont l’être-source irrigue les sujets qui y sont captés, dits, pensés et rendus vibrants. Ce nœud générateur d’essences creuse les identités différenciatrices des sujets qu’il refonde tout en abolissant les différences de ceux-ci dans les profondeurs du chant, du champ vibratoire des archétypes ou simplement des souvenirs les plus ancrés en nous – ceux de la nature native, ressentie et entendue dès la première enfance.
L’instrumentalité universelle des images nordiques chez Miron
En somme, les plus profondes des strates psychogéologiques, psychogéographiques, psychométéorologiques du « Homo nordicus », de la « Femina nordica », rendent les figures de la nature boréale aptes à penser / chanter la terre immanente, les limites du langage, l’amour lyrique et cosmique, la soif de liberté, les idéaux politiques, la révolte et sa transcendance – toutes les hypostases de la vérité vive, à tous les niveaux de concrétude ou généralité, d’ardeur ou de détachement. Dans La marche à l’amour, Miron mobilise la triade neige-bête-pureté noyautant le poème Pour le rapatriement cité ci-haut, mais en rehausse l’ampleur vibratoire afin d’y distiller la passion extatique, l’ardente agapé-fusion :
« mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
…
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
…
ô fou feu froid de la neige / beau sexe léger ô ma neige »
(NB : les vers soulignés ici et ci-dessous ne le sont pas dans l’original)
Psychogéographie ? Plus intense encore, l’extase animiste atteint l’ordre du psychogéologique dans ce lancinant Poème de séparation I qui suit La marche à l’amour – la douleur y conduit le mal-aimé aux confins d’une fusion avec les bêtes calcinées et, au-delà des mortels morts ou mourants, avec l’antique ossature de la Terre, le Bouclier, la roche précambrienne :
« je t’aime et je n’ai plus que les lèvres
pour te dire dans mon ramas de ténèbres
le reste est mon corps igné ma douleur cymbale
nuit basalte de mon sang et mon cœur derrick
je cahote dans mes veines de carcasse et de boucane »
Psychogéologie et lyrisme politique minéral chez l’Archaïque Miron et Hugh MacDiarmid
Cette appropriation, cette mironienne culture libre et sauvage de la minéralité, des strates et socles, mais aussi du temps géologique en contrepoint avec les fulgurances verticales, le pathos fugace du vivant, moderne de surcroît (« Par ces temps nous traversons ensemble / avec fracas et beauté de nos âges / la déréliction intime et publique », G. Miron, « Le Quatrième amour», extrait, dans « L’Homme rapaillé »), se retrouve également chez la Finlandaise Eeva – Lisa Manner, auteure d’un poème épique intitulé « Le cambrien » , ou encore chez le grand moderniste écossais Hugh MacDiarmid (né Christopher Murray Grieve, 1892 – 1978) qui, à la fois nationaliste et communiste, humaniste surtout, parlait le langage des landes septentrionales, de ces terres sans arbres où le roc et roi, pour dire son encyclopédique savoir autant scientifique qu’historique, politique et littéraire, pour exprimer ainsi, en grande partie « géologiquement », tous les aspects de sa pensée, jusque dans ses trois «Hymnes à Lénine », dont voici une strophe caractéristique :
« Granite rouge et diorite noire
et le bleu des cristaux de labradorite
étincelant dans la lumière reflétée de la neige
et derrière tout cela
l’éclair éternel des os de Lénine »
Hugh MacDiarmid,
traduction : Kenneth White, aussi pour toutes les autres citations de H. McDiarmid ci-dessous
Même la mythologie biblique des origines est « minéralisée » dans la poésie tardive de MacDiarmid :
« Tout est lithogenèse – ou lochies
fruits carpolithiques de l’arbre défendu »
Hugh MacDiarmid, dans « Sur une haute grève »
La langue elle-même est prospectée, forée pour en atteindre les strates les plus anciennes et authentiques. Les plus réelles, non pas en raison de leur ancienneté, mais parce que ces « vieux mots nordiques » sont les plus aptes à entrer, à demeurer en résonance avec l’archaïque – première – fondamentale nature qu’ils désignent :
« J’essaie sur eux les vieux mots nordiques
hraunn, duss, ronis, queedarums, killyarum … »
H. MacDiarmid, dans « Sur une haute grève »
Forer le mot juste – langue, origines et libération chez Miron et MacDiarmid
Une langue ainsi restaurée et forgée à neuf, avec ses alliages dialectaux, ses filons idiomatiques ou primitifs dans le minerai des vocabulaires scientifiques, art-historiques et autres, apparaît comme une version écossaise très personnelle, exclusive à MacDiarmid, de ce landsmaal ou nynorsk créé au XIXe siècle à partir de dialectes paysans, fruit du patriotisme linguistique norvégien. Tout comme « l’Archaïque Miron » – libre et tourmenté citoyen de sa langue-patrie à conquérir (G. Miron, « Stèle », dans Poèmes épars ») –
« ci-gît, rien que pour la frime
ici ne gît pas, mais dans sa langue
Archaïque Miron
enterré nulle part
comme le vent » –
MacDiarmid est un (trans-)archaïste foncièrement moderne en ce qu’il prend parti pour un langage national récréé, unique et universalisant, plutôt que pour une quelconque langue tribale ou populaire simplement, purement ressuscitée. Pareillement, Miron recherche le « mot juste … non pas dans une langue figée, pure, mais dans une langue d’aujourd’hui, qui crée sa propre dynamique… » (G. Miron, « Le mot juste », publié dans la revue Possibles vol. II, no 3, printemps-été 1987, inclus dans « L’Homme rapaillé »). De la même manière, bien que MacDiarmid constate que « l’archaïque, l’idiomatique, l’insolite, tout ce qui porte un caractère fortement local m’attire prodigieusement », cette proclamation de Miron – « j’écris avec toute l’étendue de la langue, de l’archaïsme au néologisme et à l’emprunt » (G. Miron, « Le mot juste »), s’applique tout autant à MacDiarmid, qui juxtapose les mots « lithogénèse » et « lochies » (voir ci-dessus), qui « essaie … des vieux mots nordiques » (cf. ci-dessus) tout en multi-nommant la muse gaélique apte à incarner le « corps de lumière » de l’Atlantique Nord :
« Deirdre, Audh – elle porte plusieurs noms
mais n’a qu’une seule fonction
Phaneromene, Hodegetria, Chryseleosa, Chrysopantanasaa, Pantiglykofilusa
Zoodotospygi… »
H. MacDiarmid, dans « Lamentation pour la grande musique »
Plus directement, Mac Diarmid affirme ceci dans un poème engagé, symphonique :
« pas de « Marx – sans – larmes » populiste
…
comme le dit Rilke, le poète doit tout savoir
doit être μίνδεδνεος (mot que j’emprunte
à un moine grec parlant
d’un patriarche de Constantinople)
ou, comme dit la Bhagavad-Gita, visvato-mukta
…
une poésie qui saura intégrer
tout ce qu’ont découvert les disciplines séparées
voilà ce que je réclame »
H. MacDiarmid, dans Poésie complète, 1978
Une telle vision lucrétienne, cosmo-architectonique de la poésie y est certes pour beaucoup, en co-vibration avec sa ferveur souverainiste, dans la conclusion de MacDiarmid que « la plus grande partie [de la littérature écossaise] … doit continuer à être écrite en anglais. Mais elle ne sera pas anglaise pour autant … pas plus anglaise d’esprit que la littérature du réveil national irlandais, qui était en grande partie écrite en langue anglaise ». Dans un même esprit, bien que Miron close son essai « Décoloniser la langue » par la devise « Continuons à parler québécois, ou bien réapprenons le québécois ! », il ajoute ensuite, dans l’édition Typo de 1993, ce commentaire à la fin du texte : « Bien sûr, le québécois, c’est du français », tout en précisant dans l’essai originel que « là où la langue québécoise », qui est en fait « une variété de français », « est spécifiquement québécoise, c’est dans sa connotation (changements ou extensions ou glis-sements de sens, surfaces sémantiques, coefficients affectifs et expressifs, charges lexicales). » (G. Miron, « Décoloniser la langue », dans « L’Homme rapaillé »). Or, cette spécificité désaliénée du français québécois en fait l’unique « variété du français » authentiquement parlée « au nord du monde », constituant de ce fait le matériau-organe de la seule littérature nativement nordique qui soit écrite en français. Chez Miron, la nordicité « autochtone » québécoise, si organique pour lui, si immanente qu’il ne la réfléchit pas en général, n’éprouve pas le besoin de la rendre cartésienne – claire – distincte, se cristallise souvent en des trouvailles langagières et eidétiques telles que l’adjectivation du mot « basalte » – « car enfin j’émerge de mes basaltes consciences … » (G. Miron, « Une génération », extrait, dans « Poèmes épars »), ou encore, dans le même poème : « Amplement je m’étends comme les neiges / J’ai vingt-six ans », ou bien dans cet appel ultra-fébrile et viscéral aux camarades :
« Oh secourez-moi les mains amicales
Comme on fait pour les noyés de l’eau noire
Qui passent sous le pont du Bout de l’Île
Dans le charroi morne des glaces et des soleils moirés
Et où glisse le ventre doux des vents frileux d’avril
Comme on fait pour l’enfant égaré
Alors que se flèchent dans ses eaux les scintillements
De la neige qui meurt sur les roches »
G. Miron, « Oh secourez-moi ! », extrait, dans « Poèmes épars »
Mélancolie nordique comme mine-terreau de l’illimité chez E. Leino, Transtrømer et Miron
Ainsi, Miron reprend en « Terre de Québec / lit de nos levains » (« L’Octobre », dans L’Homme rapaillé) ce « chant du râle rouge » où le poète finlandais Eino Leino (1878-1926) concentre les essences, les images-icônes boréales de son pays :
« Le chant du râle rouge à mes oreilles,
et, coiffant les épis, la pleine lune
…
mais, apportez-moi l’ombre des sous-bois,
la rougeur du nuage où meurt le jour,
…
l’odeur des linnées, les noirceurs de l’eau :
j’en composerai le chant de mon cœur. »
Eino Leino, « Nocturne », extrait, dans « La nuit d’hiver » (1905),
traduction ici et, du même poète, ci-dessous : Jean-Pierre Rousseau
La mélancolie de ces chants nordiques est encore plus constante, plus inéluctable que les images topiques ou archétypales du Septentrion, autant chez l’auteur de L’Homme rapaillé et des Poèmes épars que dans la presque-totalité des poèmes, récits, essais et romans issus de ces contrées aux indélébiles hivers, aux longs mornes automnes – ce constat, s’appuyant d’abord sur une recherche personnelle, est confirmé en particulier, pour les lettres canadiennes, dans Survie de Margaret Atwood, et par John Ralston Saul, surtout, pour les littératures canadienne-anglaise, québécoise, scandinave et russe, dont M. Saul présente une riche analyse comparative dans Réflexions d’un frère siamois.
Or, transcendant le spleen baudelairien ou byronien, les bardes du Nord creusent, minent, labourent, refaçonnent leur mélancolie natale, celle-ci étant bien plus terreau qu’humeur noire. L’infini constitue généralement l’horizon ainsi que le substrat immanent des creusements qui oxydent-exposent maintes sédimentations historiques, affectives, mémorielles, déterrant jusqu’aux origines d’un monde, d’une communauté des êtres et d’un être-fausse-île y serti. Autant que Ingmar Bergman saluant l’usage souverainement libre du « langage de l’infini » chez son ami le cinéaste russe Andreï Tarkovsky, autant que Joseph Brodsky, poète compatriote et contemporain de Tarkovsky, affirmant que « l’infini est le terrain normal de la poésie », « l’Archaïque Miron » absolutise la co-naissance du terroir en soi (amour et peuple, femmes aimées, ancêtres, camarades), l’auto-résurgence continuelle du sujet avec l’objet de sa quête, naissance toujours à neuf du désir avec le-désiré-saisi-en-soi, toujours mélancolique car de nature lacunaire, inaccessible in toto, inextinguible : jamais « l’amour et le militant » n’évacuera tout le résidu, l’onto-précipité complet de « la vie agonique », des scarifications presque fondamentales de « la batèche » (entre guillemets : trois titres de sections de « L’Homme rapaillé »). Ainsi marqué, Miron canalise l’archaïque barde de l’Écosse, « le vieil Ossian » du poème éponyme :
« …
avec de grands cratères de vide au bout du vent
culbuté mort,
il fait nuit dans la neige même
les maisons voyagent chacune pour soi
et j’entends dans l’intimité de la durée
tenant ferme les mancherons du pays sans limites
le vieil Ossian aveugle qui chante dans les radars »
dans « L’Homme rapaillé », section « Six courtepointes »
(NB : vers soulignés par moi, ici et dans le poème de T. Transtrømer cité ci-dessous)
Plus grave encore – plus enfoncée et fatale, plus profonde en-deçà des déterminations géo-socio-égotiques, la mélancolie du « pays sans limites » devient terreur transcendantale, réaction pratiquement sans amortisseurs à l’illimité pur. En témoigne aussi Tomas Transtrømer, au terme de plongées-périples dans « l’intimité de la durée » des histoires, de l’histoire d’époques diverses parcourues au large de « Baltiques », son grand long poème :
« … C’est
aujourd’hui.
Les vagues sont actuelles.
Cent ans plus tard, maintenant.
Les vagues arrivent
par un no man’s water
et heurtent les rochers.
…
Il fait nuit.
… Les lentilles
scrutent l’obscurité.
… toute conclusion
est impossible.
La conclusion, c’est la mandragore –
… plante miraculeuse
qui lançait un cri si affreux quand elle était arrachée à
la terre,
qu’on en tombait mort.»
dans « Baltiques » (1974), Tomas Transtrømer
Espérance de profundis et terre-vérité chez Miron, Brodsky, Leino, Transtrømer et Heaney
Les yeux ouverts, à ciel ouvert, à son âme défendant – « il est bon au skieur de skier / … la sueur au front, la peine au cœur, / et la mort à ses côtés » (Eino Leino, dans Chants du Skieur); il est bon au poète de miner avec son granitique courage les conforts-et-indifférences usuelles et le p’tit paradis des serres (« je serre fort le parapet du pont. / Le pont, ce grand oiseau de fer qui plane sur la mort. », T. Transtrømer, dans « De la fonte des neiges – 66 ») – un p’tit bonheur qu’explosera l’originelle vérité, son archaïque essence du futur : « l’avenir est aux sources », dira Miron dans l’un de ses poèmes-testaments, « L’héritage et la descendance », qui recèle d’autres appels gnomiques (à qui? quels héritiers sommes-nous « dans les parages de l’éternité passagère »?) :
« l’éternité aussi a des racines,
éternité (éternité)
jusque dans l’héritage demain
…
dans l’âge plus nu
que la plus que pierre opaque »
extrait de « L’héritage et la descendance », « L’Homme rapaillé », section « Six courtepointes »
Un si tenace enracinement dans l’inextinguible, prisé « parce qu’après, c’est comme avant » – ainsi parle Miron dans « Forger l’effroi » (Poèmes épars), transmue en goût de la vie qui dure, de « la croissance du sol » (roman-phare du Norvégien Knut Hamsun) la presque innée mélancolie nordique et la terreur ravalée des bardes-passeurs s’exposant, comme disent les Russes, à la « mère-vérité » – exposant et fixant, arpentant au nom de la vérité, sans broncher, « le sol … / fondant et s’ouvrant sous les pieds, / en retard d’un million d’années … / sur sa dernière définition », pour citer le poète nord-irlandais Seamus Heaney (« Marécages », extrait; ma traduction). Au terme d’une telle alchimie bio-amplificatrice, étonnamment fréquente chez les poètes boréaux, plusieurs d’entre eux auraient authentiquement pu proclamer avec Miron non seulement que « Le froid, l’effroi, je connais ces mots / … c’est cela qui m’emporte / … vers la mort qui n’est pas le passage » (dans « Forger l’effroi »), mais aussi, par devers ces déterminismes-tourmentes – « j’écoute j’écoute réponds-moi pieu silence bûcher / de feu qui catapulte / L’espoir n’est plus seul / Espoir tu n’es plus seul Espoir » (dans « Nos rires bout à bout », « Poèmes épars »), et bien que « Je souffre / … Car enfin j’émerge de mes basaltes consciences / et mes fers enfouis» (dans « Une génération », « Poèmes épars »), néanmoins « je brûle d’encore brûler encore plus / à pleine brassée de flambée … / (sapinages à perte d’être) » (dans « Poèmes épars »).
S’agit-il d’une bataille-espérance, d’une espérance d’êtres condamnés à l’existence-combat (« Champ de bataille intérieur / où nous les Os des Morts / nous battons pour parvenir à vivre. », T. Transtrømer, « Un artiste dans le Nord »)? S’agit-il d’une espérance ‘orphique’ (après-Hadès, un Orphée altéré qui se serait résolu de vivre avec force intérieure nonobstant les abîmes franchis et sans en effacer les marques – dynamites mémoriels) ? Est-il question d’acceptation des fleurs et lichens sur le roc du donné, de l’assumé « dur devoir de durer » qu’annonçait le philosophe Alain ? Quelle que soit in fine l’architecture de ces « degrés d’allégresse » au moins possibles (ainsi le Suédois Gøran Tuntstrom dépeint la musique de J.-S. Bach dans son roman L’Oratorio de Noël), il demeure que, dans les mots de Joseph Brodsky, même si « après tant d’hivers / qu’importe désormais / ce qu’il y a ou qui est au coin de la fenêtre, derrière les rideaux » (dans « Une partie du discours », trad. anonyme), la vérité se fait germe et trait de phénotype, se densifie en corps-principe de vie pure :
« Je suis entré à la place du fauve dans la cage
…
Du sommet d’un glacier j’ai contemplé le monde,
par trois fois j’au coulé, deux fois on m’a ouvert.
…
[J’]en suis venu au murmure. Maintenant j’ai quarante ans.
Qu’ai-je à dire de la vie? Qu’elle fut longue.
Du malheur seul je me sens solidaire.
Mais tant qu’on ne m’a pas de terre comblé la bouche,
il n’en sortira que de la gratitude. »
Joseph Brodsky, « Vertumne et autres poèmes », extrait; traduction : Véronique Schiltz
Miron des débâcles – ardeur et liberté germinale, ici-même « au nord du monde »
Miron, non moins que le dissident russe J. Brodsky, chérissait la liberté dans son pays natal des « vielles montagnes râpées du Nord » (« L’Octobre », dans L’Homme rapaillé), ce Nord qui fut pour lui à la fois terreau de ce qui « arda », terroir à rendre moderne et solidaire-vibrant après « deux siècles de saule pleureur dans la voix » (« Notes sur le non-poème et le poème », L’Homme rapaillé), terre-mère « morsure de naissance » (« L’Octobre »), « pays sans limites » (« Le vieil Ossian », dans L’Homme rapaillé), territoire d’un peuple en quête d’émancipation et horizon du « Québécanthrope » devenu « homme du modernaire » (« Je m’appelle personne », dans Poèmes épars). En réponse possible à sa brûlante interrogation, « comment revient-on indemne de l’éternité » (« Passages de l’amnésie », Poèmes épars), Miron révèle, dans « La pauvreté anthropos » (L’Homme rapaillé), « ces charges de bison vers la lumière », proposant une « poésie avec du cœur à revendre / de perce-neige malgré les malheurs de chacun / de perce-confusion de perce-aberration ». En clair, la figure de la débâcle, vitaliste et porteuse d’une inaliénable espérance, évoque en mode quasi-majeur, décidément post-hivernal, la tri-devise « nordicité, liberté, modernité » qui sous-tend cet hommage à notre poète national « au nord du monde ». Laissons donc au Miron-des-débâcles les derniers mots, les premiers d’un demain à faire advenir, encore et toujours:
« je parle avec les mots noueux de nos endurances
nous avons soif de toutes les eaux du monde
nous avons faim de toutes les terres du monde
dans la liberté criée de débris d’embâcle
nos feux de position s’allument vers le large »
Gaston Miron, extrait du « Compagnon des Amériques », dans « L’Homme rapaillé »
Anatoly Orlovsky, poète, compositeur et photographe montréalais, est engagé depuis le début du millénaire dans l’exploration des essences géo-poétiques, anthropiques et collectives à travers l’art multidisciplinaire.