Souvenirs du fleuve

Durand_Souvenirs du Fleuve

Par Monique Durand

L’appareil survole les eaux turquoise de la Caraïbe, dans un voile de chaleur. Je pense au bleu encre du Saint-Laurent et à la transparence de sa lumière. Les virgules de terre, jaunes et vertes en leur cœur et ceintes du blanc des vagues que nous survolons, me ramènent aux cayes rocheuses qui gisent comme des visages tournés vers l’azur en face de Mingan, aux caps qui s’étirent, tranchés au sabre, le long de la côte entre Mont-Louis et Gros Morne, et pourquoi celui-là, il y en a tant d’autres, à l’îlot du Pot à l’Eau-de-vie, au large de Tadoussac. Eau de vie, eau d’histoire, eau de nos sources vives, c’est bien de cela dont il s’agit. Je m’ennuie. Je m’ennuie du fleuve comme d’un être cher. Un manque ontologique.

Il n’est rien qui me ramène davantage à moi-même et à ce pays non-pays, mien, que la pensée du fleuve, long squelette de mon être et de mon peuple, dont chaque vertèbre est une rivière flamboyante se jetant dans sa moelle épinière. Le fleuve Saint-Laurent « par l’amour des peuples, est comme une artère mythique dans l’imaginaire populaire », dit le géographe de renom et inventeur du mot « nordicité », Louis-Edmond Hamelin, « non pas seulement axe de transport, mais être définitoire »1.

Les eaux du Saint-Laurent ont accompagné toute ma vie depuis ses commencements, même si j’étais une enfant de la ville. Elles n’étaient jamais loin. Au bout du boulevard L’Assomption ou du boulevard Pie IX. C’était le port, où mon père nous emmenait, par tous les temps, voir les immenses cargos rouillés amarrés aux quais le dimanche matin. Quand il avait plu, l’air sentait le poisson mort, odeur à nulle autre pareille qui, depuis, me pourchasse délicieusement, pour moi LE parfum de Montréal, que je reconnaîtrais entre tous et qui chaque fois me met en émoi. Je retournerai au port des décennies plus tard avec Fernand Leduc, le grand peintre des microchromies, dans ce qui était autrefois son Viauville natal, où son père travaillait pour la Vickers. Nous avions longuement devisé en regardant le bouillon des eaux descendant vers Trois-Rivières, Québec, Montmagny, La Malbaie, gigantesque marmite sourdant du fond de la terre et réverbérant la lumière. Il m’avait parlé des « ciels dramatiques » d’ici, trop hauts, trop clairs, trop purs pour être peints, disait-il, lui qui s’était installé en France, au pays des lumières tamisées, des contrées mates de la Seine et de la Loire, plus transposables, pensait-il, sur une toile.

Mes premiers souvenirs de fleuve remontent au port de Montréal et, un peu plus à l’est, à St-Sulpice, village qui m’apparaissait si lointain où nous passions une partie de nos étés, la campagne profonde, aujourd’hui partie de la grande banlieue montréalaise. C’était les années où les riverains allaient en chaloupe « porter les vidanges au fleuve » et voir les détritus dériver sur l’eau comme des petits bateaux sans tête et sans boussole. Ce qui nous apparait aujourd’hui démesuré d’inconscience faisait partie des us de l’époque. Les adultes, là comme ailleurs, fumaient comme des cheminées, prenaient un dernier verre pour la route, mettaient sur leurs peaux des crèmes pour bronzer, autant dire pour brûler vif, et allaient au fleuve nous débarrasser des ordures.

Puis on entendit parler de polio, confusément lié dans ma tête aux eaux fluviales devenues sales et à une image : un rat musqué qui s’approche dangereusement d’une petite cousine assise dans l’eau. Le mot « pollution » retentissait, nouveau et menaçant, à nos oreilles. La première dont j’entendis jamais parler fut celle du fleuve. Bientôt, nous ne pûmes plus nous baigner dedans. « Lué ou pollué? Très lué », rigolions-nous. Finies les baignades à Repentigny, Berthier, Sorel, au Lac St-Pierre, à Deschambault, à Gentilly. Tout un peuple privé des eaux douces de son fleuve. Quelle punition ce fut pour l’amphibie que j’étais. Mais tout cela, dans mon souvenir d’enfant, reste vague.

Vagues. Vagues. De la mer. Les premières à Old Orchard. Celles qui restent imprimées pour toujours. Nous arrivions tard le soir de Montréal. Nous débarquions de la Chevrolet aux ailes dodues, nous précipitions sur la plage. Les crêtes blanches, roulant en rangs serrés, apparaissaient quelques fois sous la lune, cheveux d’ange. La mer, que nous ne pouvions qu’entendre, fracas incomparable, ne pouvions que sentir, odeurs tourmentantes d’iode et d’embruns qui, toute ma vie, me mettront en joie et en gravité, les deux sentiments à la fois, comme me ramenant à moi-même.

J’allais retrouver l’air salin, juste à moi, tant que je voulais, inspiré et expiré jusqu’à voir des étoiles et faire exploser ma poitrine, dans une petite maison de la côte, à Ste-Luce sur mer, à l’est de Rimouski. Ma vie de travail et d’adulte consentante commencerait là. Le fleuve s’était élargi en même temps que mon existence. Combien ai-je rêvé devant ces couchers de soleil mirifiques, rêvé de départs lointains et d’odyssées mystérieuses. Ce qui ne cesse de nous échapper est en même temps ce qui nous ancre. J’avais en vue l’église de Ste-Luce montant la garde sur l’estuaire, et son petit cimetière où les morts ont les pieds dans l’eau.

C’est l’un de ces matins fabuleux qui vit naître, je crois, mes premiers mots écrits. Pour essayer de capter, juste un peu, cette beauté avec les yeux du stylo et les mains du papier. Fascinée par l’épée de feu qui me faisait fondre dans sa lave, le capelan qui roulait sous la lune de mai, la silhouette des pêcheurs de coques à marée basse, les glaces mêlées de sable empilées dans les fumaisons de février, fleuve dans tous ses états dont j’étais éperdue.

Le travail m’entraînera bientôt encore plus à l’est, mais sur l’autre rive, sur la Côte-Nord du Québec. Le même fleuve, mais au rivage nord si différent de celui du sud. Deux configurations paysagères, austère, de pierre, de sable et de climats extrêmes, d’un côté, appalachienne, plus tendre et tempérée, de l’autre, mais aussi deux histoires, deux cultures. Avec, pour navettes entre les deux, le traversier Camille-Marcoux et les petits aéronefs d’Air Satellite, le premier avalant les vagues, le second, les nuages.

Ce furent mes années d’eaux et de forêts boréales et ma découverte du Nord. Le plus sauvage de la terre se tenait là, sous mes yeux éblouis. Aujourd’hui encore, la sauvagerie de la Côte-Nord est pour moi la mesure-étalon de toute sauvagerie. Baie Comeau, « ton souvenir en moi luit comme un ostensoir »2, vaste et profonde baie entre les pattes d’ours des montagnes plongeant dans la mer directement, sans apprêts. Le pays où mon père avait commencé une carrière d’enseignant et nous raconta souvent l’anecdote qui lui laissa la vie sauve et projeta la mienne dans la rêverie de l’écriture. Il est des images comme ça, fondatrices. Parti à skis d’une rive de la baie vers l’autre, il fut surpris par une tempête soudaine et un vent déchaîné. Le voilà qui, bientôt, court à perdre haleine sur les glaces qui se fissurent à mesure derrière lui, évitant le chaos à chaque glissement de ses maigres planches, homme seul livré à la solitude du continent blanc qui vient de se détacher avec un vent d’est. Il ne voit plus rien. Avançant à tâtons, il retrouve bientôt ses traces, misère!, il tourne en rond. Comment s’en est-il tiré? Vivant.

La vie m’a fait renouer récemment avec la Côte-Nord et avec Sept-Îles, encore plus à l’est et plus au nord. Sa baie est un immense fer à cheval dont chaque extrémité se termine par un ouvrage pharaonique. D’un côté, l’ancienne usine de bouletage de l’IOC, rougie du minerai de fer qu’elle a traité pendant des décennies, de l’autre, l’aluminerie Alouette, avec ses trapèzes postmodernes clignotants et ses longues structures comme des fusées de la Nasa. Bientôt, au milieu, il y aura l’apatite, qui composera la plus vaste mine à ciel ouvert en milieu habité au Québec et nous empoisonnera l’ouïe, la vue et les poumons. « Go Go Mine Arnaud », clame la gent préoccupée des « vraies affaires ». Applaudissements. Il faut créer des emplois! Ovation debout devant la baie que n’atteignent pas encore les poussières d’apatite, cela viendra, mine de rien, mine Arnaud. Sept-Îles, ta baie « est triste et belle comme un grand reposoir »3.

Heureusement, il y a des femmes et des hommes qui résistent autant qu’ils le peuvent et questionnent sans relâche, même quand la cause est perdue d’avance.

Heureusement, il y a la même baie de Sept-Îles, étale et fabuleuse par les matins de recommencement du monde où, dans le soleil qui monte, « perce l’œil rouge de cet oiseau, mon cœur »4. On oublie le reste. Il faut, pour vivre, quelques plages d’écumes et quelques plages d’oubli.

Heureusement, il y a l’île aux Perroquets, plus à l’est, gros caillou calcaire inaugurant le collier des îles Mingan tel un immense gâteau de noces.  C’est là que Mary Collins et Robert Kavanagh s’installent en juillet 1950, nouveaux mariés. Je vois les larmes de Mary enamourée, se demandant de quoi sera faite sa vie avec son beau geôlier, isolée sur ce paquebot de pierre livré à la fureur des éléments et dépendante de tout. Et l’on se dit que cette vie-là, sur l’Ile aux Perroquets, ne remonte pas au père Adam ni au Moyen-Âge. Et l’on se dit que nous venons, tous et toutes, autant que nous soyons, de cette misère lumineuse au milieu des tempêtes et de la grâce marine. De ces victoires et de ces défaites au long des jours traversés de fêtes et de dépressions. De cette liberté sauvage qui était en même temps une prison de vent et de glace.

Heureusement, il y a l’île Quarry, en face de Havre St-Pierre, et ses  monolithes en strates sculptées par les millions d’années, où poussent les campanules bleues et les iris comme des petits vices cachés. Et l’île Greenly, en face de Blanc Sablon, d’où l’on voit des icebergs, cathédrales flottantes offertes au vent. Et, ouvrant le golfe Saint-Laurent, l’inimaginable Anticosti, notre perle et notre grand cimetière, terre mystérieuse au nom si évocateur, Anticosti, juste le mot est un voyage, ses quatre syllabes, déjà une aventure. Toutes encore vierges, ces îles. Dépêchons-nous d’aller y planter nos pieds et nos yeux. Dépêchons-nous, avant la fin du monde.

Heureusement, il y a juillet et les mers frigorifiées de Cap-Chat, de Gaspé, de Baie Trinité, de Rivière-au-Tonnerre, où on pénètre lentement, le cœur nous manque, on esquisse deux ou trois pas, on recule, on sort de l’eau, on y revient, on s’insinue jusqu’à l’engourdissement des mollets et des doigts. Là, bien congelé, on entre dans la joie, « saucé » de pied en cap. Un loup marin nous regarde. Une outarde attardée, plus sensée être là en juillet. Des fous de Bassan, des cormorans, des macareux-moine, des istorlets, des petits pingouins volettent dans l’air et dans nos têtes. Le grand héron bleu s’amène, nous labourant la vue de sa majesté. On retient son souffle devant celui d’un petit rorqual constellé de gouttelettes. Les bateaux, les petits et les grands, d’écorce, de bois et de fer, à voile, à moteur, les rafiots, les voitures d’eau, les goélettes, les trois-mâts, les remorqueurs, les cargos, les catamarans cabotent sur les siècles et sur nos songes. On tient l’âme du Saint-Laurent entre nos mains glacées, pâte de navires, de noyés, d’oies blanches, de blizzards et de vagues. Puis on revient sur terre. Un rideau de sel sur les yeux, on se réchauffe dans l’air plus chaud que la mer. On voudrait retenir la sensation, se souvenir de tout, que rien ne s’évapore. Ce qui ne cesse de nous échapper est en même temps ce qui nous ancre dans ce pays-non pays, dont la seule certitude est un fleuve.

Notes

1 La nordicité du Québec. Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Daniel Chartier et Jean Désy, Presses de l’Université du Québec, 2014

2 Harmonie du soir, poème de Charles Baudelaire

3 Harmonie du soir, poème de Charles Baudelaire

4 La neige, poème d’Anne Hébert

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