Mousseau_Enjeux pour la prochaine politique PDF
Par Normand Mousseau
Le gouvernement du Québec prépare actuellement sa prochaine politique énergétique, 2016-2025, qui devrait être annoncée d’ici la fin de cette année. Dans ce contexte, il n’est pas inutile de revenir sur les principaux enjeux de la prochaine politique énergétique que Roger Lanoue et moi-même avions identifiés dans le rapport remis à la Ministre des Ressources Naturelles, Martine Ouellet, il y a un peu plus d’un an, et qui présentait les conclusions de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, que nous avions eu l’honneur de co-présider de juillet 2013 à janvier 2014.
La prochaine politique énergétique devra s’inscrire dans une société dont les défis sont très différents de ceux qu’on entrevoyait, il y a à peine une décennie. Afin d’identifier et de caractériser correctement ces défis et la voie pour les relever, il est essentiel d’établir les faits. Quel est l’état du secteur énergie au Québec, au Canada et dans le monde? Quelles sont les tendances dominantes? Comment le Québec se compare-t-il aux autres États? La collecte de ces informations est une étape essentielle pour le développement d’une politique énergétique rationnelle.
La collection d’information n’est pas suffisante, toutefois. Les données doivent être analysées dans le cadre des grandes orientations qui définissent les buts recherchés. Que cherche-t-on à accomplir? Quelles sont les priorités? Comment la politique énergétique devra-t-elle s’intégrer aux autres dossiers gouvernementaux et sociaux? Quelle est la durée espérée des orientations?
Ce travail de préparation exige du temps et des débats. En voulant couper court, on finit plutôt par confondre faits et intérêts de groupes d’influence, orientations et programmes et on se retrouve avec une politique bancale qui, si elle peut satisfaire quelques lobbys puissants, ne répond pas aux besoins de l’ensemble des Québécois. Bien sûr, les mauvaises politiques ne découlent pas toujours d’un manque de temps; on voit régulièrement les gouvernements, après réflexions et débats enrichissants, choisir la voie facile du clientélisme et de la continuité, malgré les failles évidentes des orientations retenues.
C’est pourquoi, bien que la prochaine politique énergétique soit annoncée pour l’automne 2015, il est utile de revenir sur les enjeux auxquels le Québec fait face pour son développement, des enjeux qui ne disparaîtront pas, quels que soient les choix du gouvernement actuel.
Les objectifs d’une politique énergétique
De par le monde, les principaux objectifs des politiques énergétiques visent trois défis: premièrement, assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique; deuxièmement, promouvoir un rapport à l’énergie qui optimise le développement économique; finalement, la plupart des pays développés et de nombreux pays en voie de développement font de la question environnementale, particulièrement la lutte aux changements climatiques, le coeur même de leur politique énergétique.
Ces objectifs définissent les questions qu’on doit poser par rapport aux faits, mais aussi le cadre dans lequel doivent s’inscrire les orientations de la prochaine politique énergétique.
État et enjeux de l’approvisionnement
En 2011, les Québecois ont consommé 1750 PJ énergie, soit 40 millions de tép ou l’équivalent de 15 litres d’essence par jour par personne. Cette énergie consommée provient à parts égales de l’électricité (environ 40 %), renouvelable à plus de 99 %, et du pétrole (38 %). Le reste provient du gaz naturel (14 %) et de la biomasse (7 %) — essentiellement du bois de chauffage et de la biomasse forestière résiduelle utilisée par la grande industrie. Quant au charbon, avec un pour cent de la consommation énergétique totale, sa disponibilité n’est tout simplement pas un enjeu pour le Québec. Au total, 47 % de l’énergie consommée au Québec est d’origine renouvelable, une proportion qui dépasse d’un facteur 2 environ ce qu’on retrouve au Canada dans son ensemble, de même que dans des pays pourtant souvent cités en exemple, tels que l’Allemagne (20 % d’énergies à faible émission de GES, incluant le nucléaire) et le Danemark (27 %). Seule la Norvège égale le Québec en terme de proportion de renouvelable.
Les enjeux d’approvisionnement en énergie ont évolué considérablement ces dernières années, tant du côté des hydrocarbures fossiles que de l’électricité.
En Amérique du Nord, la technologie de la fracturation hydraulique a bouleversé le secteur du gaz naturel, transformant une pénurie annoncée en une situation d’abondance qui devrait se poursuivre encore plusieurs décennies. Côté pétrole, l’Amérique du Nord a également vécu une transformation majeure avec le développement accéléré des sables bitumineux ainsi que l’exploitation, toujours grâce à la fracturation hydraulique, du pétrole de roches étanches dans la structure géologique de Bakken, qui couvre le Dakota du Nord ainsi que le sud de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba. Cette production provient d’une région piégée au coeur du continent. Elle peine à trouver une voie d’accès vers les grands marchés consommateurs, sur le continent ou dans le reste du monde, ce qui fait pression sur les prix et force la multiplication de projets de transport. C’est dans ce contexte qu’on assiste au renversement de la ligne 9B d’Enbridge, qui apportera du pétrole léger de l’Ouest du pays aux raffineries du Québec, et au dépôt d’un projet de nouvel oléoduc, Énergie Est par TransCanada, qui devrait traverser le Québec pour apporter le pétrole des sables bitumineux vers le port d’Irving au Nouveau-Brunswick. Ces infrastructures de transport de pétrole devraient assurer des voies nouvelles d’approvisionnement pour le Québec, qui s’ajoutent à l’accès historique au pétrole de la mer du Nord, du Moyen-Orient et de l’Afrique. S’il ne fait aucun doute que le Québec continuera de payer son pétrole au prix du marché mondial, les nouvelles infrastructures assureront au Québec un approvisionnement plus que suffisant en pétrole et en gaz naturel à un prix au moins équivalent à celui du marché mondial, dans le cas du pétrole, et à celui du marché nord-américain, dans le cas du gaz naturel. Ils permettront également à ses raffineries, Valero, à Lévis, et Suncor, à Montréal-Est, de continuer de s’approvisionner aux meilleurs tarifs possibles, préservant, pour le moment du moins, les activités économiques qui y sont associées.
Côté électricité et biomasse, l’essentiel de l’approvisionnement provient de sources renouvelables situées au Québec, avec l’exception notable de l’électricité provenant des Chutes Churchill au Labrador et qui fait l’objet d’un contrat à long terme venant à échéance en 2041. Malgré une relative stagnation de la demande depuis 2002 du côté de l’électricité, les approvisionnements ont continué à s’ajouter, si bien que le Québec exporte de l’ordre de 30 TWh ces dernières années, près de 15 % de l’électricité qu’il consomme, une quantité qui continuera d’augmenter au cours des prochaines années, avec l’arrivée de plusieurs approvisionnements prévus ou en construction.
Des marchés fort différents
La question de l’approvisionnement ne s’arrête pas à la simple disponibilité. La structure des divers marchés affecte également les enjeux auxquels le Québec fait face.
Or, le pétrole, le gaz, l’électricité et la biomasse occupent des marchés forts différents. Dans le cas du pétrole, le marché est mondial. Le Québec peut acheter son pétrole de n’importe quel vendeur sur la planète et paiera, à peu de choses près, le même prix, quelle que soit son origine. Le marché du gaz naturel, de son côté, est nord-américain. Le prix payé par le consommateur québécois pour la molécule de gaz naturel est donc le même que celui payé par le consommateur au Texas. Toutefois, comme le coût du transport du gaz naturel est considérablement plus élevé que celui du pétrole, il entre aussi de manière plus visible dans le prix payé par le consommateur. Le Québec, qui importe l’entièreté de son gaz naturel, doit donc payer une part plus importante pour le transport que l’État producteur, une différence qui représente 2 $/GJ, environ 60 % du prix de la molécule, ces jours-ci.
Malgré un réseau reliant l’ensemble de l’Amérique du Nord, le marché de l’électricité est essentiellement régional pour des raisons de congestion de réseau et de coût du transport. Pour vendre son électricité à Chicago, HQ devra payer l’utilisation du réseau de l’Ontario, du Michigan et d’une partie de l’Illinois, par exemple, augmentant ses coûts et diminuant sa compétitivité. Même en ne considérant que les marchés adjacents, les capacités limitées de transmission aux frontières du Québec font que le marché de l’électricité est fortement bridé, les lignes étant saturées aux heures de grande demande, ce qui en fait un mélange de marché local et régional, avec un prix sous-optimal à l’exportation.
Le marché de la biomasse forestière résiduelle utilisée par l’industrie et du bois de chauffage, allant principalement au secteur résidentiel, est, de son côté, très local à cause de sa faible densité d’énergie, même si une certaine proportion de la biomasse est exportée sous forme de granules. En compétition, principalement, avec le mazout et l’électricité, il s’intègre donc, malgré tout, dans le marché, beaucoup plus large, des sources de chaleur.
Avec un accès assuré au pétrole, au gaz naturel et à la biomasse et d’importants surplus d’électricité, l’enjeu de l’approvisionnement, généralement central dans la préparation des politiques énergétiques, disparaît donc, à tout le moins pour la prochaine décennie. Cette situation est, en bonne partie, propre au Québec. Ainsi, l’Ontario doit décider de ce qu’elle fera avec son industrie nucléaire alors que la sécurité d’approvisionnement en gaz naturel en Europe est mise à mal par le conflit entre l’Ukraine et la Russie. Plus que presque partout ailleurs, les deux autres enjeux traditionnels, l’aspect économique et la lutte aux changements climatiques, s’imposent au Québec comme les principaux objectifs de la prochaine politique énergétique.
Énergie et développement économique
Puisque l’accès à l’énergie ne pose pas de problème immédiat, ni même à moyen terme, l’aspect du levier économique devrait prendre, avec la lutte aux changements climatiques, l’avant-plan de la préparation de la prochaine politique énergétique. Or, il n’en est rien. Depuis près de 50 ans, le Québec perçoit le développement économique dans le secteur énergie principalement via l’expansion de ses capacités de production électrique adoptant, bien avant qu’il ne soit rendu populaire par le film «Fields of dreams», le motto «produisez et ils consommeront». Un motto qui, il faut le reconnaître, lui a déjà réussi. À plusieurs reprises dans le passé, lors de la mise en opération de grandes centrales hydroélectriques, le Québec s’est retrouvé avec d’importants surplus qu’il a su utiliser à l’interne par des transformations de sa structure de consommation d’énergie et des politiques de développement industriel basées sur une électricité à bas prix.
Cette vision relativement étroite du développement économique lié à l’énergie, qui néglige 60 % de la consommation d’énergie, persiste aujourd’hui, malgré la réflexion nationale de 1995 qui avait mené au rapport «Pour un Québec efficace». Si le gouvernement de l’époque retint la proposition d’une Régie de l’énergie, le message principal, portant sur une utilisation plus rationnelle de l’énergie, fut mis de côté, laissant en place le modèle traditionnel: construction de barrages dans l’espoir que suive la consommation du Québec. Malgré qu’il ait été renouvelé en 2006 et qu’il semble vouloir survivre à la prochaine politique énergétique, ce modèle est aujourd’hui cassé et mène, inexorablement, à l’appauvrissement du Québec. Les raisons qui expliquent cette brisure sont simples. Lors du premier apport massif d’hydroélectricité au début des années 1980, de grands secteurs énergétiques ont pu être convertis, à faible coût à l’électricité. C’est le cas du chauffage résidentiel, par exemple, qui bénéficia de la crise du pétrole, de subventions à la rénovation et d’un coût d’installation relativement faible pour passer à l’électricité. Grâce à cette transformation, ainsi qu’à l’électrification de nombreux procédés industriels, la consommation totale de pétrole chuta de près de 40 % entre 1979 et 1987, une réduction presque unique au monde!
Dans le but d’absorber encore plus d’électricité, dont l’approvisionnement continuait de s’accroître, le Québec se mit aussi en devoir d’attirer des industries consommatrices, telles que les alumineries, grâce, entre autres, à un tarif industriel très compétitif.
Ensembles, couplées à l’augmentation de la population, la décroissance systématique du mazout et l’électrification des procédés les plus simples permirent d’assurer une croissance régulière de la consommation d’électricité à l’interne, qui est passée de 148 TWh en 1990 à 185 en 2003, une augmentation de plus de 25 % en 13 ans. Depuis, toutefois, suivant un mouvement observé dans l’ensemble des pays développés, la consommation d’énergie, incluant la consommation d’électricité, stagne. Ainsi, depuis 10 ans, la consommation d’énergie oscille autour de 40 Mtep et, celle de l’électricité, entre 180 et 190 TWh, malgré des prévisions encore très optimistes de croissance de la part d’Hydro-Québec.
Les raisons pour cette stagnation sont faciles à comprendre: la part du mazout dans le chauffage des bâtiments est aujourd’hui très faible, laissant peu de place à la conversion; la consommation d’électricité par ménage décroît légèrement; l’industrie forestière et des pâtes et papiers, grande consommatrice d’électricité, s’effondre et les tarifs d’électricité offerts à la grande industrie ne sont plus compétitifs face à ceux des pays du Golf persique et de certains États américains.
Que faire, dans ce cas, avec les surplus d’électricité, obtenus à des coûts croissants, qui s’accumulent? Au début des années 2000, suivant l’expérience des périodes de surplus précédentes, HQ compte sur le marché américain pour absorber, de manière temporaire ses excédents. Avec l’augmentation du prix du gaz naturel, qui détermine largement le prix de l’électricité sur les marchés nord-américains, et la stagnation de la demande, HQ prévoit alors développer de nouvelles sources d’approvisionnement, dont la Romaine, dans le seul but de bénéficier des tarifs intéressants disponibles au sud de la frontière, comptant, entre autres, sur le déploiement de nouvelles lignes de transport électrique qui relieraient le Québec à Boston et à New York.
À compter de 2008, toutefois, la situation change brutalement sur les marchés d’exportation. Alors qu’Hydro-Québec avait su rapidement tirer profit de l’ouverture des marchés au début des années 2000, ses partenaires adoptent des comportements de plus en plus sophistiqués qui diminuent les gains pour Hydro-Québec. Et, alors que l’explosion du gaz de schiste fait chuter le prix de l’électricité, les projets de ligne de transport stagnent, l’opposition du public s’avérant beaucoup plus élevée que prévu. Si bien qu’encore aujourd’hui, personne n’ose annoncer de date pour la mise en service de ces nouvelles voies de transport, et HQ se retrouve à vendre 20 TWh à des tarifs inférieurs au prix des nouveaux approvisionnements, forçant les consommateurs québécois à subventionner, à un coût d’environ 1 milliard $ par année, l’électricité utilisée par les consommateurs des États et provinces limitrophes. On sent bien, aujourd’hui, les effets d’un marché régional limité par des voies de transport saturées. Dans ces circonstances, persévérer avec le modèle de développement énergétique traditionnel est loin d’être payant pour le Québec.
Que faire, alors? La figure 1 montre les divers types d’énergie consommés par secteur énergétique. On le voit, seul le secteur des transports est encore dépendant majoritairement des hydrocarbures fossiles. Ce secteur, qui représente environ le tiers de toute l’énergie consommée au Québec, fonctionne même à plus de 99 % aux hydrocarbures fossiles. En proportion, le secteur commercial et institutionnel, de son côté est à 43 % fossile — essentiellement du gaz naturel et du mazout, tandis que les deux autres grands secteurs se démarquent par une consommation très majoritaire d’énergie renouvelable, laissant relativement peu de place à une électrification plus poussée: le secteur industriel, grâce à un consommation importante d’électricité et de biomasse forestière, est à plus de 73 % renouvelable alors que le secteur résidentiel atteint le sommet de 85 %, une proportion qui continue à croître à mesure qu’on délaisse le mazout.
Quelles fonctions pourraient, dans ce cas, absorber les dizaines de TWh qui se sont ajoutés depuis 2008 et qui continuent à s’empiler ? Les options les moins chères, d’un point de vue technique, consisteraient à déplacer le mazout et le gaz naturel dans le chauffage des espaces. Or, l’électricité est, aujourd’hui, significativement plus chère que le gaz naturel. Difficile, dans ce cas, de convaincre les consommateurs, résidentiels, commerciaux ou industriels, à changer de source d’énergie, particulièrement alors que le prix de l’électricité augmente, depuis quelques années, plus rapidement que l’inflation, une tendance qui devrait se maintenir au cours des prochaines années. Difficile aussi à défendre alors qu’HQ maintient qu’elle ne répond à la demande de pointe hivernale qu’avec difficulté. Que reste-t-il alors, comme option?
Il ne reste donc qu’un seul secteur à électrifier: le secteur des transports. Or, contrairement au chauffage, la technologie électrique ici est coûteuse et, dans le cas du transport sur route, pas encore compétitive avec le pétrole. Pire, à cause du gain significatif en efficacité énergétique offert par l’électricité, il faudrait électrifier une fraction très importante de l’ensemble du secteur des transports pour commencer à gruger de manière notable dans les surplus d’électricité.
On le voit, au cours de 35 dernières années, le Québec a accompli un virage électrique presque unique au monde. Le dernier bastion à résister au pétrole, le transport, n’est pas prêt de tomber : la technologie disponible est coûteuse et encore insuffisante. Comme on le verra un peu plus loin, effectuer un virage massif et irréfléchi aujourd’hui risque de provoquer une sortie importante de capitaux avec, au final, très peu de retombées pour le Québec.
Quel modèle développement économique privilégier, alors, pour le Québec. La réponse, identifiée dans le rapport de la CEÉQ, consiste d’abord à accepter la réalité et à travailler avec celle-ci selon le principe de la maîtrise de l’énergie. Avant d’arriver là, toutefois, il faut s’arrêter à un enjeu qui prend de plus en plus de place dans la réflexion sur l’énergie au niveau mondial: la lutte aux changements climatiques.
Les changements climatiques
Au Québec, le secteur de l’énergie représente environ 72 % des émissions de gaz à effet de serre (GES), une proportion typique qui se situe entre la moyenne mondiale (66 %) et celle de l’ensemble du Canada (80 %). Avec une telle importance, toute cible de réduction des émissions de GES impose des contraintes au secteur de l’énergie. C’est pourquoi la vaste majorité des pays développés et de nombreux pays en voie de développement intègrent leur politique énergétique à celle sur le climat. Cette intégration permet d’assurer la mise en place de politiques cohérentes et d’orienter et d’optimiser les investissements publics et privés dans un cadre unifié. L’intérêt économique et social d’une telle approche est indiscutable.
Considérons la situation au Québec. En 2006, le gouvernement Charest a intégré les cibles de Kyoto à la loi québécoise bien que le Québec ne puisse être signataire de cet accord. Dans un premier temps, ces cibles visaient une réduction de 6 % des émissions de GES entre 1990 et 2012. En 2009, le gouvernement a suivi de nombreux pays industrialisés et adopté un nouvel objectif de réduction de 20 % des émissions de GES sur la base de 1990.
La mise en place des mécanismes visant à atteindre ces cibles s’est faite à l’extérieur de la politique énergétique 2006-2015, même si les efforts du Québec s’appuient, avant tout, sur le Système de plafonnement et d’échange (SPEDE) qui intègre, depuis janvier 2015, l’ensemble des distributeurs d’énergie. Étonnamment, le gouvernement Couillard continue à séparer énergie et climat. Ainsi, il a annoncé que les cibles post-2020 de réduction de GES seraient dévoilées au début de 2016, après la publication de sa politique énergétique 2016-2025… Une approche inconcevable qui ne peut qu’appauvrir le Québec.
La première cible de réduction de 6 % des émissions de GES fut atteinte pour 2012, à cause, en bonne partie, des difficultés de l’industrie des pâtes et papiers et du ralentissement économique découlant de la crise financière mondiale de 2008. Aujourd’hui, l’inventaire des émissions de GES produit par Québec montre des tendances préoccupantes qui soulève des doutes quant à sa capacité à accélérer le rythme de réduction des émissions de GES et à rencontrer ses objectifs de 2020, compte tenu de l’importance accrue du secteur énergie dans les émissions de GES, de la chute des prix du pétrole et de l’absence totale d’un plan d’action crédible, par-delà le SPEDE, pour restructurer les secteurs responsables des émissions de GES. Plus précisément, entre 1990 et 2012, la part de l’énergie dans la production de GES a légèrement augmenté, passant de 69 à 72 %. Durant cette période, l’abandon du mazout pour le chauffage résidentiel a permis de réduire de moitié les émissions liées à ce secteur. Pendant ce temps, les émissions du secteur des transports explosaient de 26 % pour représenter, en 2012, 45 % des émissions du Québec. Cela signifie que 14 % des émissions liées à l’énergie proviennent du chauffage résidentiel, commercial et institutionnel alors que le transport d’individus et de marchandises, tant par voie terrestre, que maritime et aérienne, représente 62 %, presque les deux tiers, des émissions.
Cette situation est particulière au Québec. Presque partout ailleurs, dans le monde développé, la production de GES associés à l’énergie est causée, au moins pour moitié, par la production d’électricité et de chaleur par des sources fossiles — principalement le charbon et le gaz naturel. Ces secteurs, relativement bien encadrés ou disposant d’alternatives légères à mettre en place, sont alors les cibles principales pour l’atteinte des objectifs. Or, le Québec a déjà effectué la conversion vers le renouvelable d’une partie importante de ses besoins en chaleur, dans le secteur résidentiel et une partie du secteur industriel, en plus de disposer d’une électricité renouvelable à plus de 99 %.
Durant les travaux de la CEÉQ, nous avions évalué que l’abandon du mazout et son remplacement par de la biomasse résiduelle forestière pour le secteur résidentiel et commercial, et par du gaz naturel dans le secteur industriel, permettraient une réduction additionnelle de 8,4 Mt CO2e par rapport à 2010 ou de 10 % des émissions de GES par rapport à 1990, ce qui lui permettrait d’atteindre sa cible de réduction de 20 % projetée pour 2020, à condition, bien sûr, que les autres secteurs n’augmentent pas leurs émissions. Une fois cette réduction accomplie, le secteur des transports deviendrait responsable de plus de 70 % des émissions de GES associées à l’énergie au Québec.
S’il veut rencontrer ses objectifs de réductions de GES, le Québec n’aura donc d’autres choix que de s’attaquer très rapidement au transport, pour lequel les solutions les plus rentables passent par une révision en profondeur de l’aménagement du territoire et des modes de transports plutôt que par l’électrification toute bête de la voiture personnelle. Cette problématique ne semble pas avoir été comprise ou intégrée par le gouvernement du Québec. En intégrant son marché du carbone à celui de la Californie et, bientôt, de l’Ontario, le Québec est forcé de comparer ses coûts de réduction des GES à ceux de ces partenaires. Or, ces derniers disposent encore d’importants gisements de réductions dans le secteur de la production ou de la consommation d’électricité pour atteindre leur cible, des gisements qui permettent des réductions de GES beaucoup moins coûteuses que celles accessibles au Québec. À moins de programmes ambitieux, on risque donc de voir les capitaux fuir le Québec pour payer la transformation de l’économie californienne, obtenue à plus faible coût. Or, on attend toujours un programme d’investissement clair et chiffré pour les profits provenant de la vente de droits d’émission qui sont déposés au Fonds vert.
Ce flux de capitaux ne pose pas de problème d’un point de vue de lutte aux changements climatiques: ce qui compte, au final, ce sont les émissions planétaires. Par contre, l’effet pour le Québec d’un marché qui n’est pas encadré par des programmes agressifs est clair: un appauvrissement net de son économie par des transferts de capitaux vers partenaires qui bénéficieront, eux, de ces investissements pour moderniser leur économie alors que le Québec fera sur place.
La maîtrise de l’énergie en quelques exemples
Il est évident que la prochaine politique énergétique du Québec ne peut continuer avec une approche dépassée centrée sur l’approvisionnement. Pour la CEÉQ, il est essentiel d’abandonner la tradition et d’adopter un nouveau cadre de réflexion, la «maîtrise de l’énergie». Cette expression peut sembler vague, mais elle résume, en quelques mots, la problématique principale: au-delà de l’idéologie, le Québec doit s’assurer de dominer la question énergétique afin de s’assurer que ses choix rencontrent les défis qu’il s’est donné en environnement et en développement économique.
Quelques exemples permettent d’illustrer ce que signifie «maîtrise de l’énergie», une approche qui demande d’aller au-delà des lieux communs et des solutions toutes faites qui ne respectent pas les immenses particularités du Québec.
Le premier exemple est celui du mazout utilisé pour le chauffage résidentiel. Celui-ci est entièrement importé, sous forme de matière brute ou de mazout, une sortie nette de l’économie québécoise d’environ 1 milliard $ par année. La maîtrise de l’énergie impose qu’on examine les façons de réduire l’utilisation de cette source importante de GES tout en maximisant les retombées économiques de cette transformation? Une simple analyse d’efficacité énergétique conclurait qu’on peut y parvenir en remplaçant les vieilles fournaises par des modèles plus efficaces. On pourrait faire mieux en convertissant ces résidences au chauffage électrique. Une telle transformation permettrait de réduire les coûts de chauffage pour le consommateur, le coût du joule de chaleur étant abaissé, tout en augmentant les retombées économiques pour les citoyens, puisque l’électricité excédentaire est vendue plus chère au Québec que sur les marchés étrangers. Il est possible de faire mieux, toutefois, en favorisant la conversion du mazout vers la biomasse forestière résiduelle. Si l’efficacité énergétique de cette source est plus faible que celle du mazout, les retombées locales sont majeures, permettant de structurer une nouvelle industrie de préparation et de distribution du bois, de renforcer l’industrie forestière et l’économie des régions, en plus d’éviter d’ajouter aux problèmes de pointes hivernales que rencontre Hydro-Québec.
Considérons, maintenant, la transformation du transport. Comme on l’a expliqué plus haut, au Québec, ce secteur devrait être une des cibles principales de la prochaine politique énergétique dans le but de diminuer les coûts des objectifs de réduction de GES. Or, au cours des dernières années, les discussions sur ce secteur ont principalement tourné autour de l’électrification des transports en général et, plus particulièrement, du soutien à la voiture électrique, dont l’acheteur reçoit, aujourd’hui d’importantes subventions. Puisque l’électricité québécoise est 100 % renouvelable, comment peut-on s’opposer à une telle mesure? L’approche «maîtrise de l’énergie» nous force à soulever de nombreuses objections quant au financement public de la voiture électrique au Québec. La première est purement économique: le Québec ne construit aucune voiture électrique ni aucune composante significative. L’achat d’une voiture électrique, comme celle de la majorité des véhicules sur nos routes, représente donc une sortie nette d’argent de l’économie québécoise. Aujourd’hui, une voiture comme la Volt, par exemple, se vend environ 12k-15k $ de plus qu’une voiture équivalente à essence, pour une économie moyenne de 1,7 l/100 km, soit environ 5,5 l/100 km de moins qu’une compacte similaire. Avec un kilométrage annuel moyen de 20 000 km et l’essence à 1,2 $/l, c’est donc environ 1300 $ d’économie annuelle en essence. Il faudrait donc une dizaine d’années pour récupérer la différence, et environ 8 ans, à 1,5 $/l, si on néglige le prix de l’électricité. Sur une base de GES, la Volt permet d’économiser environ 2,5 tonnes de CO2 par année. Sur une durée de 8 ans, la subvention du gouvernement du Québec revient donc à 400 $/t.éq.CO2, soit environ 30 fois plus cher que la valeur de la tonne de CO2 sur le marché du SPEDE, sans, pour autant, contribuer à la modernisation de son économie. Difficile de croire qu’on ne pourrait pas faire mieux à la fois en terme de coût de la tonne de CO2 et de retombées économiques pour le Québec.
Car les alternatives aux subventions à la voiture électrique personnelle sont nombreuses. Le financement du transport en commun, même avec des autobus au diesel, permet de réduire les importations de pétrole et les émissions de GES, à faible coût, tout en assurant des retombées économiques pour le Québec. Après tout, le Québec est un producteur d’autobus. L’introduction de normes plus serrées sur la consommation des véhicules permettrait également, à coût nul ou presque, de réduire la dépendance au pétrole et les émissions de GES. Même le soutien du transport actif, en testant, par exemple, le financement de vélo assisté, pourrait s’avérer beaucoup plus productif, ouvrant la voie à de nouvelles formes de transport à faible impact environnemental.
Bien sûr, la transformation du secteur des transports va bien au-delà de ces quelques exemples. Elle est complexe et elle exigera une réflexion en profondeur ainsi que de nombreux essais et erreurs. La place du pétrole dans ce secteur et l’absence de grands constructeurs dans certains secteurs des transports doivent tout de même orienter les débats afin d’assurer que les décisions et les orientations qui seront prises dans la prochaine politique énergétique du Québec intègrent les choix les plus intéressants, d’un point de vue économique et environnemental pour le Québec. Aujourd’hui, malheureusement, on continue de réfléchir à la pièce, au gré des lobbys et des pressions publiques.
Pour une gouvernance intégrée et rationnelle de l’énergie
Les enjeux énergétiques auxquels le Québec doit faire face au cours des prochaines années exigent une cohérence stratégique qui est impossible avec la structure politique actuelle. En effet, depuis l’abolition de l’Agence de l’efficacité énergétique, en 2011, il n’existe plus au Québec de structure indépendante capable de piloter, avec une certaine distance par rapport au politique, les grands mandats d’une nouvelle stratégie énergétique.
Or, partout où la transformation énergétique réussit, les gouvernements ont mis en place des structures dédiées, responsables de développer les programmes et d’assurer la cohérence des grandes orientations politiques, et redevables régulièrement aux élus. C’est pourquoi la CEÉQ recommandait la création d’une nouvelle structure de gouvernance qui permettrait au Québec d’optimiser les retombées du secteur énergétique en s’inspirant d’exemples internationaux. Cette organisation s’appuierait sur cinq structures: 1. Un Comité ministériel pour la maîtrise de l’énergie, présidé par le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles et réunissant les ministres responsables des grands secteurs énergétiques, incluant le transport, les affaires municipales, etc. Ce comité serait responsable de fixer les objectifs globaux et de coordonner les actions et les décisions des divers ministères et organismes gouvernementaux touchant à l’énergie. 2. Le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, dont le mandat est, historiquement, centré sur l’approvisionnement énergétique. 3. Une Société pour la maîtrise de l’énergie (SMEQ) qui serait responsable de définir et de gérer les programmes liés à la politique énergétique. Cette société reprendrait, entre autres, les responsabilités de l’actuel Bureau de l’efficacité et de l’innovation énergétiques et des distributeurs d’énergie. 4. La Régie de l’énergie, dont le mandat serait élargi pour lui permettra d’évaluer la mise en place et les retombées des programmes de la SMEQ. 5. Un Consortium de recherche opérationnelle, de prospective et d’expertise-conseil sur l’énergie, une structure légère regroupant des chercheurs universitaires, gouvernementaux et de l’industrie et capable de fournir les données et les analyses de bases pour soutenir les décisions et les investissements dans le secteur de l’énergie.
Cette organisation vise à séparer les rôles politiques, de mise en place et de gestion des programmes et d’évaluation de ceux-ci, seule façon de garantir la transparence et l’efficacité de dépenses et des décisions liées à l’énergie. Le renforcement du rôle de l’Agence de l’efficacité énergétique en 2006, et l’obligation pour celle-ci de faire approuver son plan d’action par la Régie de l’énergie, représentaient un pas vers une gestion plus moderne et efficace de l’énergie. Malheureusement, le recul de 2011 mit fin à cet espoir et tout est à recommencer aujourd’hui. Or, sans structure de gouvernance appropriée, même la meilleure politique énergétique est condamnée à l’échec.
Que nous réserve la prochaine politique énergétique du Québec?
Il est difficile de savoir ce que le gouvernement actuel retiendra pour sa prochaine politique énergétique. Les quelques tables d’experts tenues au printemps ont soigneusement évité les enjeux les plus importants tels que l’intégration du défi des changements climatiques et le modèle de gouvernance, préférant se limiter, en bonne partie, aux questions d’approvisionnement qui sont, on l’a vu, sans grand intérêt pour le Québec d’aujourd’hui. Ces réflexions publiques sont certainement complétées par des rencontres et discussions privées avec des experts et des groupes d’intérêt. Force est d’admettre, toutefois, que vu de l’extérieur, il y a peu de chance pour que le gouvernement réussisse à s’extirper du modèle traditionnel pour proposer une direction qui permettra au Québec de transformer sa relation avec l’énergie pour s’enrichir collectivement tout en assumant ses responsabilités face aux changements climatiques.
J’espère me tromper car le Québec n’a certainement pas les moyens de poursuivre sur la voie actuelle.
Remerciements: Cet article fut écrit, en bonne partie, lors d’un séjour à l’École de physique des Houches, en France. Je tiens à remercier les organisateurs de l’École d’été pour leur invitation et tout le personnel de l’École pour un environnement de travail exceptionnel.