Les parties prenantes « sans voix » : de la marginalisation à la participation

Par Mathieu Hamelin

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Largement enseignée dans les écoles de gestion, la théorie des parties prenantes (« Stakeholders Theory ») incite la direction d’une entreprise à analyser constamment l’état de ses relations avec les autres acteurs de son environnement. La notion de « parties prenantes » fait généralement référence aux acteurs (organisations, groupes, individus) susceptibles d’affecter ou d’être affectés par les activités d’une entreprise ou par l’accomplissement de ses objectifs (Freeman 1984). Les grandes entreprises reprennent souvent textuellement cette définition dans leurs rapports de développement durable et leurs sites internet.

Le terme « stakeholders » vise délibérément à se comparer au terme « stockholders », lequel désigne les détenteurs d’actions, les seuls à qui les dirigeants ont l’obligation de rendre des comptes selon la vision traditionnelle de l’entreprise (Mercier 2001). Au contraire, la théorie des parties prenantes énonce qu’une entreprise doit également rendre des comptes aux acteurs sociaux qui gravitent autour d’elles et en son sein, étant donné les impacts – positifs et négatifs – qu’elle a sur eux. Dans une certaine mesure, elle traduit en termes managériaux les nouvelles normes sur la responsabilité sociale et le développement durable qui se construisent graduellement.

La théorie postule qu’il y a, toutes choses étant égales, une corrélation entre la gestion efficace des parties prenantes et la profitabilité, la croissance et la stabilité d’une entreprise (Donaldson & Preston 1995). Elle conçoit l’entreprise comme un « nœud de contrats » reliant plusieurs acteurs dont les intérêts sont parfois coopératifs, parfois compétitifs (Morvan 2008). Pour prospérer et maintenir sa légitimité, l’entreprise doit obtenir l’assentiment de ces acteurs qui, à divers degrés, ont une influence sur la réussite de son projet stratégique. Les entreprises qui ne prennent pas au sérieux les enjeux sociaux et la satisfaction des parties prenantes compromettent leur avenir et risquent de devoir payer des sommes colossales pour rebâtir leur réputation, regagner les parts de marchés perdues et se défendre devant les tribunaux. Elles ont donc tout intérêt à adopter une approche proactive, plutôt que réactive (Porter & Kramer 2006).

La théorie des parties prenantes possède une dimension pratique et concrète qui séduit. Elle a aussi l’avantage de reconnaitre que le rendement généré par une entreprise dépend non seulement de critères financiers et économiques, mais également de critères sociaux et environnementaux qui vont au-delà des demandes de la loi et du marché (Goodpaster 1991). Ceci dit, elle n’est pas exempte de critiques et de lacunes, autant aux plans de ses objectifs, de sa mise en œuvre et de la définition de ses concepts, ce que montrent les travaux de Mercier (2001) et de Gendron (2009) entre autres. Pour notre part, nous souhaitons apporter un éclairage socio-politique qui vise non pas à contester la théorie, mais bien à en souligner les limites et à la distinguer de la véritable responsabilité sociale.

Dans ce texte, nous cherchons tout particulièrement à faire ressortir que 1) les parties prenantes les plus touchées par les activités d’une entreprise ne sont pas nécessairement celles qui la préoccupent le plus en termes de gestion de risques ; 2) la gestion stratégique des parties prenantes par les entreprises tend naturellement à calquer et à reproduire les rapports de force inégaux existant au sein des sociétés ; 3) la véritable responsabilité sociale ne consiste pas à « gérer les parties prenantes », mais plutôt à participer conjointement avec elles à la résolution des problématiques sociales et environnementales, ce qui demande un engagement et une compassion sincères. Pour ce faire, il importe de développer un modèle de responsabilité sociale plus démocratique, moins paternaliste.

Dans les pages qui suivent, nous relevons d’abord que la notion de « parties prenantes » est ambigüe et difficilement opérationnelle, qu’elle fait l’objet de multiples interprétations et qu’elle est susceptible d’être récupérée par une panoplie de groupes souhaitant intervenir dans les débats. Par la suite, nous utilisons l’exemple des campagnes « anti-sweatshops » pour montrer que les parties prenantes « professionnelles » comme les ONG, les groupes militants, les investisseurs institutionnels, les agences de notation et les organisations internationales accaparent souvent l’attention des entreprises. À l’inverse, les millions d’ouvriers qui remplissent les usines d’Asie et d’Amérique du Sud n’ont que très peu de moyens d’entrer en relation avec les grandes entreprises acheteuses et sont peu impliqués dans les discussions visant pourtant à améliorer leurs propres conditions. Enfin, nous lançons des pistes de réflexion sur l’importance de démocratiser les projets de responsabilité sociale (dont ceux découlant des institutions internationales) qui visent à répondre aux besoins des travailleurs et des populations des pays en développement.

La confusion des genres : qui sont les parties prenantes ?

Une première problématique se trouve dans l’identification des parties prenantes, c’est-à-dire les acteurs qui ont un « intérêt » (« stake ») particulier dans les activités d’une entreprise (Igalens & Point 2009). En s’inspirant des travaux de Henriques et Sadorsky (1999), de Morvan (2008) et de Igalens et Point (2009), on peut dresser une liste de parties prenantes potentielles et les regrouper en catégories. Les parties prenantes de type organisationnel incluent les actionnaires, les dirigeants, les créanciers, les clients et les fournisseurs et les employés (directs et indirects). Les parties prenantes reliées au marché comprennent les investisseurs (particuliers et institutionnels), les consommateurs et les concurrents. Les parties prenantes de type sociétal ou communautaire regroupent les médias, les ONG, les militants sociaux et environnementaux, les groupes de pression et le grand public. Les parties prenantes d’ordre réglementaire incluent les gouvernements, les syndicats et les organismes de surveillance et de réglementation.

Aucune typologie ne fait cependant consensus, d’autant plus que chaque organisation développe des relations en fonction de son contexte d’affaires (Morvan 2008). En fait, la définition présentée en tout début d’article – la plus répandue – est large et difficilement opérationnelle (Mercier 2001). En incluant tous les acteurs susceptibles d’affecter ou d’être affectés par l’entreprise, on se trouve à considérer presque n’importe qui. Il devient alors difficile d’opérer une gestion efficace des risques, et encore moins d’établir une relation constructive avec chaque acteur. Les entreprises ne disposent pas de suffisamment de temps et de ressources pour les satisfaire tous (Mercier 2001). De plus, rien n’indique qu’il est approprié de les considérer tous lors de chaque prise de décision (Donaldson & Preston 1995).

Pour Freeman et Reed (1983, 92), l’identification des parties prenantes doit se faire en considérant « toutes les forces et pressions, qu’elles soient amicales ou hostiles ». Cependant, des groupes peuvent émettre des revendications contestables « sur la base de leur seule capacité à affecter l’entreprise » (Morvan 2008, 61). De plus, comme l’écrit Mercier (2001, 13), le concept de parties prenantes « entretient une certaine confusion entre les individus et les groupes, voire une redondance ». Un même individu fait souvent partie de plusieurs groupes : il peut être à la fois actionnaire, employé, membre de la communauté et consommateur. Par exemple, un actionnaire peut recevoir des dividendes générés par des activités qui l’affectent négativement en tant que citoyen. Par ailleurs, une entreprise ne peut pas uniquement se préoccuper de satisfaire isolément chaque partie prenante. Elle doit assurer une cohérence d’ensemble, ce qui requiert un arbitrage complexe entre des revendications souvent contradictoires (Morvan 2008).

Surtout, une définition large et nébuleuse fait en sorte de noyer les acteurs les plus affectés (et souvent les plus vulnérables) parmi le vaste bassin de parties prenantes. Les groupes les mieux organisés sont susceptibles de se faire entendre davantage et d’exercer une pression plus grande, par rapport aux parties prenantes « muettes » (Morvan 2008). L’attention de l’entreprise risque d’être accaparée par des acteurs secondaires ou intermédiaires, soit des groupes qui n’ont pas de liens contractuels ou légaux avec elle ou qui ne subissent pas directement les effets de ses activités (Arenas & al. 2009). Une entreprise peut aussi choisir de collaborer avec des partenaires soigneusement triés sur le volet en fonction de leur parti-pris favorable, tout en écartant les autres (CMT 2004). Ce sont ces problématiques que nous approfondissons dans les pages qui suivent.

Quel rapport de force pour les parties prenantes « sans voix » ?

Dans une perspective de gestion de risques, une entreprise doit identifier parmi ses parties prenantes celles qui représentent une source de menaces importantes. Elle doit par la suite gérer les relations avec ces dernières de manière à contrôler et à atténuer ces menaces. Dans cette optique, les auteurs Mitchell, Agle et Wood (1997) proposent aux dirigeants d’analyser les parties prenantes en fonction de trois attributs : le pouvoir, la légitimité et l’urgence. Celles qui possèdent le plus de ces attributs sont prioritaires, c’est-à-dire que les dirigeants doivent y concentrer leur attention. Dans leur modèle, le pouvoir est défini comme la capacité d’une partie prenante d’imposer sa volonté à l’entreprise, soit d’une façon coercitive, utilitaire ou normative. La légitimité est définie comme la perception qu’une partie prenante agit de manière appropriée par rapport aux normes et valeurs de la société. L’urgence correspond au degré d’attention immédiate que requiert une partie prenante.

Ce modèle aide à comprendre pourquoi les entreprises consacrent beaucoup d’efforts à répondre aux pressions et aux demandes des actionnaires et des investisseurs, mais aussi à celles des ONG et des militants qui peuvent attaquer sévèrement leur image de marque. Ces parties prenantes sont en mesure d’imposer des résolutions actionnariales, d’organiser des boycottages de produits, de mobiliser des mouvements de consommateurs ou de diffuser des images-chocs dans les médias. Elles détiennent un pouvoir important sur l’entreprise, celui de provoquer une variation significative et rapide de sa valeur boursière, ce qui rend leurs revendications incontournables et urgentes. Entre février 1997 et février 2000, alors que les révélations sur les « sweatshops » se multipliaient, l’action de Nike a perdu plus de la moitié de sa valeur en bourse. Ce n’est qu’en 2004 que le cours de l’action a repris son niveau de 1997. L’entreprise a appris à la dure que la qualité des relations avec les parties prenantes – qui doivent aller au-delà des relations publiques – est primordiale pour assurer la pérennité de l’entreprise.

En matière de responsabilité sociale, l’opinion publique – le marché – s’apparente en quelque sorte à un « mécanisme de surveillance indirect » (Veilleux & Bachand 2001). Pour Daugareilh (2005), le marché constitue même la principale contrainte qui pèse actuellement sur les entreprises multinationales. La pression pour qu’elles adoptent les principes de responsabilité sociale vient davantage des pairs et du marché, plutôt que de la réglementation. Les grands investisseurs institutionnels (les sociétés de placement, les banques internationales, les fonds de pension, les sociétés d’assurance) filtrent de plus en plus leurs placements et recherchent une sécurité plus grande (Waddock 2003). Méfiants, ils évitent d’investir dans les entreprises qui présentent un risque supérieur, de peur de voir s’écrouler brusquement la valeur en bourse.

Plus que jamais, les grandes entreprises sont scrutées à la loupe par les médias, les ONG, les consommateurs avertis, les militants actionnariaux et les sites internet qui suivent leurs moindres faits et gestes. Elles tiennent à être bien cotées non seulement par les indices boursiers traditionnels, mais aussi par les indices qui calculent la performance sociale. Adidas (2004) mentionne qu’elle reçoit annuellement des centaines de demandes d’informations de la part de gestionnaires de fonds et de banques à propos de ses pratiques sociales et environnementales. La quantité, la précision et la complexité des demandes ont beaucoup augmenté dans la dernière décennie.

Ainsi, les entreprises sont incitées tout naturellement à gérer en priorité les risques qui peuvent mettre en péril leur valeur, leur réputation et l’atteinte de leurs objectifs d’affaires. Mais si elles portent leur attention principalement sur les acteurs les plus puissants et les plus menaçants, l’envers de la médaille est qu’elles se préoccupent beaucoup moins des acteurs moins bruyants et moins organisés. Plusieurs études de cas montrent que les parties prenantes qui ont peu de voix dans la société (les ouvriers, les migrants, les fermiers, les enfants) se trouvent souvent écartées des processus de décisions et ont peu de poids dans la mise en œuvre des initiatives de responsabilité sociale (Jenkins 2005). Paradoxalement, ils sont les bénéficiaires visés de bien des programmes d’aide, des forums de discussion ou des mécanismes de surveillance mis en place par les entreprises, les ONG et les organisations internationales. Mais le plus souvent, ils sont considérés comme des « objets passifs » plutôt que comme des agents de changement capables de décider eux-mêmes ce qui est bon pour eux.

Prenons le cas des ouvriers des pays en développement qui fabriquent les biens que nous consommons et qui sont les plus affectés par les mauvaises conditions et les violations aux normes du travail qui ont cours au sein des chaines mondiales de production. Ils sont des cibles faciles d’exploitation car ils sont souvent privés de la liberté d’association (en Chine et au Vietnam notamment) et ne disposent pas de structures juridiques et démocratiques adéquates pour protéger leurs droits. À l’évidence, leur rapport de force est incomparable à celui des actionnaires de Nike ou Apple. Ces derniers nomment les dirigeants et décident des grandes orientations stratégiques des entreprises. S’ils ont insatisfaits du rendement généré, ils se départiront de leurs actions et investiront ailleurs. À l’opposé, les travailleurs pauvres du Sud sont beaucoup moins mobiles que les flux de capitaux et n’ont souvent d’autres choix que d’accepter les conditions de travail difficiles sur les chaines de montage. Bien malgré eux, ils se retrouvent en concurrence les uns contre les autres pour l’obtention des emplois les moins bien payés au sein de la division internationale du travail (Sethi 2003).

Depuis les années 1990, les conditions précaires et la violation des droits fondamentaux dans les « sweatshops » sont dénoncées et sont au cœur du vaste débat sur les bienfaits et les méfaits de la mondialisation économique. Toutefois, on ne peut que constater la quasi-absence des travailleurs du Sud – pourtant les acteurs de première ligne (« end stakeholders ») – dans la plupart des forums de discussion entre les entreprises et les parties prenantes, dans les instances des organisations internationales et au sein des programmes d’auto-régulation ou de régulation multipartite mis en place. À l’inverse, on y retrouve une abondance de parties prenantes « professionnelles » (ONG, groupes militants, bureaucrates des organisations internationales, experts académiques). Se réclamant de la « société civile », ces groupes – et non pas les travailleurs – sont devenus les principaux interlocuteurs des entreprises dans les discussions et les projets de responsabilité sociale au sein des réseaux de production.

Certes, le travail de ces acteurs transnationaux est nécessaire et souvent efficace, comme le démontre l’exemple du mouvement « anti-sweatshops » qui a alerté l’opinion publique occidentale et forcé les entreprises à reconnaitre leur responsabilité morale face aux abus commis dans les usines sous-traitantes. Basés à Amsterdam, New York ou Toronto, des militants ont organisé des moyens de pression et des campagnes de sensibilisation auprès des grandes marques. Conscients que les médias se nourrissent d’images spectaculaires, ils ont su utiliser Internet et le grand éventail des moyens de communication pour rendre leurs revendications incontournables. Avec les journalistes, ils ont pénétré dans les usines en Chine, en Indonésie ou au Pakistan et ont publié des documents dévastateurs montrant des enfants au travail et des dortoirs délabrés et rapportant les propos de travailleurs épuisés et malades. Même « sans voix », ces travailleurs se sont ainsi retrouvés au centre du débat.

Devant la tempête provoquée par ces révélations, les entreprises occidentales ont tout naturellement appliqué les meilleures pratiques de gestion des risques. Elles ont d’abord cherché à satisfaire les parties prenantes les plus menaçantes, organisées, influentes et visibles, c’est-à-dire les « formateurs d’opinion » que sont les médias, les militants et les agents économiques qui assurent leur financement et maintiennent leur valeur. Elles ont déployé leurs stratégies de relations publiques, ont publicisé leurs nouveaux codes de conduite et se sont engagées dans des projets soigneusement choisis et susceptibles de procurer des retombées intéressantes. Elles se sont adjoint la collaboration d’ONG bien connues et d’organisations internationales afin d’établir des partenariats qu’elles voulaient crédibles et rassembleurs (Yaziji & Doh 2009).

Cette collaboration a contribué au développement de nouveaux instruments de régulation, tels que les codes de conduite et les audits sociaux destinés à imposer des normes du travail minimales aux fournisseurs des pays en développement. D’ailleurs, ces mécanismes de surveillance mis sur pied par les entreprises, les ONG et les organisations internationales demeurent à ce jour les principales formes de régulation des chaines mondiales de production. S’appuyant sur les principes de responsabilité sociale, les entreprises proposent de réguler leurs activités de manière « autonome », sous la loupe du marché et avec la collaboration de partenaires de la société civile. Des organisations internationales ont aussi été créées par l’ONU afin de renforcer la gouvernance des activités de production et d’améliorer les conditions de travail, comme le Global Compact et la fonction de Représentant spécial pour la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales.

Dans l’immédiat, ces codes de conduite, ces audits sociaux et ces divers projets qui proviennent des entreprises et des institutions internationales permettent de combler en partie le manque de législations contraignantes. Ils font en sorte que les activités de production transnationales ne sont pas complètement laissées sans surveillance (Kolk & van Tulder 2005, Trudeau 2002). Ils offrent une protection minimale aux travailleurs dans les pays où les normes du travail ne sont pas appliquées avec rigueur. Ils représentent aussi une étape importante dans la reconnaissance par les entreprises de leur rôle social, y compris dans leurs activités de sous-traitance.

Cependant, ces formes de régulation souffrent d’un déficit démocratique. Elles reposent sur des acteurs non élus par les personnes concernées, des acteurs qui ont souvent leur propre agenda et qui cherchent à accroître leur influence. On n’a qu’à constater le nombre croissant de firmes d’audit, de consultants, d’organismes de certification, d’associations industrielles, d’ONG et d’autres organisations privées qui profitent de l’engouement autour de la responsabilité sociale. Les acteurs les plus touchés par les conditions dans les « sweatshops » – les travailleurs eux-mêmes – ne jouent qu’un rôle accessoire dans l’établissement de ces formes de régulation.

Par exemple, dans une étude que nous avons menée sur les audits sociaux dans le secteur manufacturier en Chine, nous avons constaté que les travailleurs participent peu à l’élaboration et la mise en œuvre de ces audits pourtant destinés à améliorer leurs conditions (Hamelin 2013). Leur implication se résume essentiellement à répondre aux questions des auditeurs lors de leur collecte de données, ce qu’ils font parfois activement, mais souvent passivement. Ils ne participent ni aux phases préliminaires servant à préparer l’audit, ni aux phases suivant l’audit, par exemple pour la révision des résultats et l’élaboration d’un plan correctif. Dans bien des cas, ils ne sont pas mis au courant des résultats des audits.

Dans cet exemple, ce ne sont pas les audits en soi que nous remettons en cause, mais plutôt la marginalisation des travailleurs dans le processus. Actuellement, les audits sont exagérément menés « de haut en bas » par les entreprises et les ONG occidentales. Par conséquent, ils couvrent les problématiques visibles en surface, mais ne répondent pas nécessairement aux enjeux les plus cruciaux pour les acteurs directement affectés. Ils constituent (pour l’instant) un système « extérieur » aux travailleurs. Ces derniers observent les nombreux codes affichés aux murs de leur usine et assistent à une succession d’audits année après année, mais ils ne voient pas en quoi ces instruments corporatifs occidentaux peuvent les aider à lutter pour leurs droits.

En somme, tout en reconnaissant le travail indispensable des entreprises (certaines assument leur rôle social de façon sincère, proactive et concrète), des ONG, des organisations internationales, des réseaux militants et des journalistes, il ne faut pas oublier que ces groupes demeurent des acteurs intermédiaires, et non pas des porte-paroles délégués par les ouvriers. Notamment, les ONG « sont les représentantes virtuelles de populations » et « ne sont pas légitimement reliées à une population définie », rappellent Grant et Keohane (2005, 38). Elles se présentent souvent comme des représentantes de la société civile, mais les liens avec celle-ci demeurent flous (Dufour 2009). Même lorsqu’elles croient sincèrement agir dans l’intérêt des travailleurs du Sud, la question se pose à savoir si elles ont la légitimité de parler en leur nom (Fox & Brown 1998).

Comme les autres acteurs, les ONG sont sélectives dans les intérêts qu’elles défendent et ne sont pas à l’abri d’influences. Certaines poursuivent en fait des objectifs économiques ou politiques (Cohen 2004). Les campagnes de boycottage, par exemple, peuvent cacher d’autres intentions (dont du protectionnisme), en plus de mener à des fermetures d’usines et de nuire aux travailleurs du Sud. Enfin, plus globalement, la responsabilité sociale telle que nous l’entendons en Occident est susceptible d’être interprétée différemment ailleurs dans le monde. Malgré la grande influence des ONG et des organisations du Nord (par rapport à leurs vis-à-vis du Sud), il faut reconnaitre qu’il n’existe pas de consensus mondial sur les « sweatshops », ni sur la mondialisation, ni sur la définition même de la responsabilité sociale.

Au-delà de la gestion de risques : la « vraie » responsabilité sociale

Dans les pages précédentes, nous avons voulu mettre en lumière le déficit participatif créé par la sous-représentativité des acteurs directement touchés (« end stakeholders ») dans les formes de gouvernance associées à la responsabilité sociale. Ces parties prenantes ne sont souvent pas les plus vocales, elles ont du mal à s’organiser et leurs droits fondamentaux ne sont pas toujours garantis dans leur pays.

Au terme de notre discussion, il convient de rappeler que la démocratie est intimement liée à la possibilité pour les parties prenantes « d’avoir un mot à dire » dans les décisions qui les touchent directement (Blackett 2001). En gardant cette prémisse en tête, nous concluons ce texte par cinq réflexions autour des avantages et limites de la théorie des parties prenantes, et plus largement de la responsabilité sociale.

Premièrement, au sein des entreprises, les dirigeants ne doivent pas s’en tenir simplement à une gestion stratégique et utilitaire des parties prenantes. Ils doivent résister à la tentation de n’inclure dans leur analyse de risque que les acteurs organisés, influents et présents dans les médias, et d’ignorer ceux qui n’ont pas les moyens d’exercer une pression sur l’entreprise. Ils doivent reconnaitre que les parties prenantes ne sont pas toutes égales à la base et qu’il est nécessaire de différencier celles qui sont directement affectées de celles qui ne le sont pas, mais qui tentent de s’engager dans le débat (Puma 2004). Certes, il est normal pour un dirigeant de veiller à la sauvegarde des intérêts de son entreprise et de vouloir empêcher tout dommage à son image et à sa réputation. Mais la véritable responsabilité sociale doit comporter un « minimum de compassion », pour reprendre les mots de Jacques Dufresne (2013). De plus, en matière de respect et de protection des droits humains, la responsabilité des entreprises est « absolue » et ne peut faire l’objet d’aucun compromis ou être substituée par de la philanthropie ou d’autres bonnes actions (ONU 2008).

Deuxièmement, au niveau des organisations internationales, il faut être imaginatif et trouver de nouveaux modes pour démocratiser les instances de décisions, favoriser la participation des populations et assurer la transparence des processus (Keohane & Nye 2000). Dans leur rapport Critical Choices : The United Nations, networks, and the future of global governance (Reinicke & al. 2000), un collectif de chercheurs issus de diverses organisations souligne le déficit démocratique qui affecte les institutions internationales et qui fait en sorte que des parties prenantes importantes sont systématiquement exclues des discussions portant sur des enjeux qui les touchent directement. Keohane (1998, 34) constate aussi que les institutions internationales, qui établissent de « puissantes formes de régulation mondiale », sont essentiellement dirigées par des élites. La vigilance est de mise pour ne pas cautionner de grosses structures bureaucratiques en apparence dédiées à l’avancement des droits des travailleurs, mais qui en réalité représentent davantage des intérêts corporatistes (Ottaway 2001). Les acteurs les plus puissants et les plus habiles réussissent souvent à influencer le développement de structures qui sont à leur avantage (Grant & Keohane 2005).

Troisièmement, il faut développer une approche « de bas en haut » (ou multidirectionnelle) de la responsabilité sociale afin de démocratiser le concept et prévenir sa « privatisation » (ARMC 2004). Au sein des chaines de production notamment, le système de codes de conduite et d’audits sociaux ne doit pas mener à la légitimation d’une mondialisation régulée principalement par des mécanismes privés. Il faut favoriser une participation plus directe des travailleurs des pays en développement dans l’élaboration de ces codes et dans la conduite de ces audits, par exemple en formant des comités d’ouvriers (élus le plus possible) au sein des usines et en recherchant des solutions de concert avec eux. De cette façon, ces mécanismes issus du courant de responsabilité sociale apparaitront moins comme un système « extérieur » et auront plus d’impacts sur les enjeux cruciaux.

Quatrièment, il faut prendre conscience des limites de la « surveillance indirecte » du marché, c’est-à-dire les pressions des militants, des consommateurs et des investisseurs. Il est vrai que la pression du marché réussit souvent à contraindre et à tenir responsable les acteurs d’une façon plus rapide et plus efficace que les lois traditionnelles. Cependant, les individus ne possèdent pas tous les mêmes moyens et ne peuvent donc pas y participer de façon équitable (Keohane 2001). Les personnes en position d’exercer cette surveillance – par exemple les investisseurs conscientisés – possèdent des moyens que les ouvriers n’ont pas. C’est pourquoi la responsabilité sociale ne peut pas réguler à elle seule les relations de travail car elle ne permet pas aux travailleurs de décider eux-mêmes de la régulation qui les affecte (Sobczak 2006). En outre, la pression des ONG, des militants actionnariaux, des groupes de consommateurs et des fonds socialement responsables se concentre souvent sur les industries et les entreprises les plus en vue (Jenkins 2005). Or, la majorité des entreprises opèrent à l’abri des projecteurs parce qu’elles livrent des produits anonymes, ou parce qu’elles se trouvent dans des sous-stades de fabrication (Cooney 2010). Dans le même sens, les thèmes autour desquels sont organisées les campagnes « anti-sweatshops » (le travail des enfants, par exemple) visent souvent à émouvoir, indigner et mobiliser les consommateurs. Ces enjeux sont toutefois plus complexes sur le terrain pour les populations concernées.

Cinquièment, il faut prendre la responsabilité sociale pour ce qu’elle est, sans attendre qu’elle accomplisse des choses pour lesquelles elle n’est pas conçue. Comme l’explique le Représentant spécial de l’ONU sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales, il faut encourager les initiatives sociales des entreprises, tout en admettant « qu’aucune n’a l’envergure nécessaire pour faire face aux enjeux en présence [et] qu’elles ne forment pas un tout cohérent capable d’apporter une réponse systémique et cumulative » (ONU 2008, para 105 & 106). Pour reprendre les termes de Cooney (2010) : « CSR is not the main game ». Pour les ouvriers des pays en développement que nous avons cités en exemple dans ce texte, l’enjeu fondamental demeure le développement de structures démocratiques afin de leur permettre de former des syndicats libres, de négocier leurs conventions de travail et d’être eux-mêmes des agents de changement. Bien qu’elles soient porteuses de normes qui « humanisent » la mondialisation économique, les pratiques de responsabilité sociale ne pourront jamais remplacer la démocratie. Comme le rappelle Klein (2002, 652 & 658), « les codes de conduite des grandes sociétés n’ont rien à voir avec les lois contrôlées démocratiquement ».

Ainsi, les progrès en matière de responsabilité sociale et la diffusion de plus en plus large des normes sociales et environnementales (ce qui est prometteur) ne doivent pas faire oublier que des millions d’individus n’ont pas l’opportunité de participer aux nouveaux modes de gouvernance qui se développent et qui les concernent directement. On peut se demander si la gouvernance de l’avenir saura atténuer ce déficit démocratique. Quelle place y occuperont les travailleurs des pays en développement, ces centaines de millions de parties prenantes pauvres et « sans voix » qui remplissent les dortoirs des zones industrielles de Chine, de Vietnam et d’Indonésie ?

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