La grève étudiante et le discours sur la démocratie directe

Par Pascal Lebrun

La grève étudiante et le discours sur la démocratie directe

La grève étudiante de 2012 et, plus largement, le « printemps québécois » qu’on y associe ont soulevé bien des enjeux. Du débat (hypocrite) sur la violence à celui sur la définition du droit à l’éducation, en passant par celui sur la fiscalité de l’État québécois, de nombreux affrontements d’idées sont venus re-souligner le profond clivage gauche-droite qui marque notre société. Hé oui, bien que la novlangue du capitalisme néolibéral, relayée par les autorités politiques, économiques et médiatiques, avait tenté de le gommer de nos mémoires, force est de constater que la dichotomie sociale présente dans toute la civilisation occidentale n’épargne pas le Québec. Chassez le naturel, dit-on, et il revient au galop. Sitôt le mouvement de grève enclenché, le fossé séparant les aspirations sociales progressistes et conservatrices s’est à nouveau creusé sous nos yeux.

L’un de ces débats n’est passé qu’en filigrane dans les médias, occulté par des enjeux plus concrets et immédiats comme la fiscalité et le financement des services publics, et prenant surtout la forme d’une lutte pour la légitimité politique. Pourtant, ce débat semi-visible a peut-être été le plus fondamental de la grève, et sa portée dépasse de loin la seule notion de légitimité. De fait, c’est toute la définition du possible en politique qu’il a abordée. J’aimerais aujourd’hui revenir sur ce débat d’une importance capitale, qui est celui sur la nature de la démocratie.

Je n’entends pas ici dresser un résumé exhaustif des positions et arguments qui y ont été échangés, ni procéder à une analyse de contenu en profondeur. Plutôt, je vais attirer l’attention sur un de ses aspects, qui n’est apparu que rarement, et généralement qu’indirectement, dans les médias : le thème de la démocratie directe. À travers un examen de déclarations publiques portant sur ce thème, je vais tenter sommairement de décrire la perspective de cette option politique dans le Québec post-Charest.

On ne parle pas du tout de ce sujet au début de la grève, mais l’un de ses principaux antagonistes, la CLASSE, fonctionnait déjà à l’aube du conflit, sous le radar médiatique, sur la base d’une démocratie directe (CLASSE s.d.). Déjà, l’idée est dans l’air, mais se limite à des poches militantes bien politisées. La première mention publique du sujet que j’ai pu découvrir dans le cadre de la grève remonte au mois de mai, dans une lettre ouverte d’une enseignante du CÉGEP Saint-Laurent qui dénonce les graves blessures subies par un de ses étudiants lors de la manifestation de Victoriaville (Faivre-Duboz 2012). Décrivant la personnalité du jeune homme estropié par la police, elle révèle qu’il est féru de démocratie directe, qu’il ne se contente pas d’en parler, qu’il « la vit au quotidien ». Première brèche dans l’opacité médiatique. Visiblement, l’idée s’est répandue parmi les grévistes, au point d’attirer l’attention d’une enseignante et, de là, de filtrer dans les médias.

Cette analyse n’est pas vérifiée sur le terrain, mais une série d’interventions publiques de membres du gouvernement libéral tendent à la confirmer. Commentant le non-respect des injonctions, Jean-Marc Fournier a par exemple pris la peine de spécifier que la démocratie consistait en l’élection d’une assemblée nationale pour promulguer des lois; « il n’y a pas un autre politique qui serait la démocratie de la rue. Ça n’existe pas dans notre société » (Radio Canada 2012a). Lors de sa démission, Line Beauchamp dit constater qu’elle ne partage pas « les mêmes valeurs du respect de la démocratie et des élus de l’Assemblée nationale » que l’équipe de négociation du mouvement étudiant (Radio Canada 2012b). D’autres personnalités conservatrices rejoignent les ministres, notamment Lucien Bouchard. « De toute évidence, il y a un grand malaise à l’endroit des élus et des institutions, et ça, c’est très inquiétant. Mais la manière de le résoudre, c’est par l’action politique, pas par la désobéissance civile » (Boisvert 2012). Jusqu’ici, si peu a filtré dans les médias sur la démocratie directe. Pourtant, le gouvernement se sent menacé au point où plusieurs de ses membres se sentent le besoin de répondre à l’idéal porté par la CLASSE et la frange radicale du mouvement étudiant. Ces boutades libérales ont probablement été réfléchies comme intervention dans la lutte de légitimité opposant l’autorité gouvernementale, reposant sur le principe d’un droit de vote et d’une obéissance aux institutions et hiérarchies en place, aux assemblées du syndicalisme étudiant plutôt que comme attaque visant l’idéal de démocratie directe lui-même. Pourtant, il est difficile de séparer les deux, puisque le fonctionnement des deux antagonistes reflète leurs principes. En voulant discréditer la validité du mouvement de grève, le gouvernement et ses alliés s’en sont pris par ricochet à l’idéal de la démocratie directe.

Plutôt que d’endiguer le flot, toutefois, la digue cède. Fin mai, deux camarades et moi-même publions le « Manifeste pour une démocratie directe » sur le site internet du collectif de la Pointe Libertaire (Van Caoen, Lebrun et Lambert-Pilotte s.d.). En quelques jours seulement, la page reçoit des milliers de visites et plus de 350 personnes l’endossent publiquement. Lors de la manifestation nationale du 22 juin, 2500 copies papier s’envolent comme des petits pains chauds, et pas seulement auprès des étudiant.e.s. À peu près au même moment que la parution du manifeste, les premiers appels à la formation d’Assemblées Populaires Autonomes de Quartier (APAQ) se mettent à circuler. Ces assemblées sont une réaction directe à la loi 78, perçue comme une atteinte à la démocratie (Dupuis-Déri 2012). De plus, les APAQ s’organisent nommément et concrètement dans une perspective de démocratie directe (Ibid). La loi spéciale n’est donc qu’un symptôme, et le remède devant viser la maladie, ce sont les formes de la démocratie qu’il faut traiter. Enfin, en juillet, la CLASSE émet son manifeste, repris intégralement dans Le Devoir : «Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe sollicitée à chaque instant » (CLASSE 2012). N’en déplaise aux libéraux, la légitimité de l’autorité représentative a perdu du terrain face au projet d’une démocratie directe. L’idée s’est envolée et il sera difficile de la remettre en cage. Les années à venir verront vraisemblablement la démocratie directe se poser non seulement comme projet de société progressiste, mais carrément comme nouveau paradigme des luttes sociales.

Un tel engouement est-il vraiment surprenant? Dans le contexte immédiat de la commission Charbonneau et celui plus large de la crise de confiance envers la représentation politique, la démocratie directe émerge naturellement comme une solution au marasme ambiant et au cynisme. En ce début de siècle, l’abandon des grands récits du XXe siècle ne nous laisse peut-être comme option crédible qu’une solution portant sur le « contenant » du politique plutôt que sur son contenu, un lieu de rencontre juste et impartial pour toutes les subjectivités. La démocratie directe représente non seulement un tel lieu, mais est peut-être même le seul réellement capable de vivre à la hauteur de ses espérances. La représentation politique avait en effet d’abord été posée comme un tel lieu, en opposition aux despotismes et absolutismes des premiers États. Presque 300 ans après les Lumières, la déception est pourtant bien consommée, au point où on parle depuis plusieurs années déjà d’une « crise de la démocratie ». La prise en main directe du politique par le Peuple représente en quelque sorte la poursuite logique de cette recherche d’une société saine et équilibrée.

Voilà. Mon analyse, très superficielle, s’est presque uniquement basée sur du contenu médiatique et mon expérience militante. Plusieurs questions demeurent à élucider, notamment concernant la relation de l’idéal de la démocratie directe à l’anarchisme. En effet, le renouveau anarchiste en cours depuis bientôt une quinzaine d’années a sans doute fortement contribué à l’émerge actuelle de cet idéal. Mais l’autogestion anarchiste et la démocratie directe représentent-elles la même chose? Une étude plus en profondeur de la situation de la démocratie directe au Québec est donc de mise. Il s’agit en effet d’une question de la première importance, puisqu’elle porte directement sur l’avenir politique de notre société; viendra-t-il un jour où nous pourrons crier : « Le parlement est mort, vive le Peuple! »?

Bibliographie

 

Boisvert, Yves. 2012. « Lucien Bouchard: le grand malaise à l’endroit des élus est inquiétant », La Presse. En ligne : http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201205/02/01-4521358-lucien-bouchard-le-grand-malaise-a-lendroit-des-elus-est-inquietant.php (page consultée le 11 octobre 2012).

CLASSE. 2012. « Ensembles, nous sommes capables de beaucoup »,  Le Devoir. En ligne : http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/354369/ensemble-nous-sommes-capables-de-beaucoup (page consultée le 11 octobre 2012).

CLASSE. s.d. « À propos ». En ligne : http://www.bloquonslahausse.com/la-classe/a-propos/ (page consultée le 11 octobre 2012).

Dupuis-Déri, Francis. 2012. « Au Québec, la démocratie directe émerge du printemps d’érable », Rue 89. En ligne : http://www.rue89.com/2012/07/02/au-quebec-la-democratie-directe-emerge-du-printemps-derable-233429 (page consultée le 11 octobre 2012).

Faivre-Duboz, Brigitte. 2012. « C’est sur cet étudiant qu’on a tiré », Le Devoir. En ligne : http://www.ledevoir.com/societe/education/349400/c-est-sur-cet-etudiant-qu-on-a-tire (page consultée le 11 octobre 2012).

Radio-Canada. 2012a. « Conflit étudiant : Rentrée avortée dans plusieurs CÉGEPs ». En ligne : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2012/05/14/001-greve-etudiante-lundi.shtml (page consultée le 11 octobre 2012).

Radio-Canada.2012b. « Line Beauchamp démissionne, Michelle Courchesne lui succède » En ligne : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2012/05/14/001-beauchamp-demission-etudiants.shtml (page consultée le 11 octobre 2012).

Van Caloen, Nicolas, Pascal Lebrun et Geneviève Lambert-Pilotte. s.d. « Manifeste pour une démocratie directe ». En ligne : http://www.lapointelibertaire.org/node/1957 (page consultée le 11 octobre 2012).

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