Des altermondialistes aux indigné·es
Considérations sur un mouvement foncièrement démocratique
Par Alain Deneault
Revue Possibles
La mobilisation des indigné·es a gagné l’opinion publique internationale bien plus que n’a pu le faire avant lui le mouvement des « altermondialistes » dans les décennies 1990 et 2000. Pourtant, les thèmes des indigné·es se trouvent si semblables à celui des premiers qu’on ne saurait tracer une ligne pour les distinguer. Les indigné·es ne doivent que nominalement leur origine à l’opuscule de Stéphane Essel, Indignez-vous (Montpellier : Indigènes éditions, 2011), leur histoire s’écrivant bien entendu dans la marge des mouvements de contestation qui les précèdent. Leur spécificité toutefois ? Contrairement au mouvement altermondialiste, celui des indigné·es se fonde sur ceci qui est immédiatement à la portée de tous : un sentiment. La dignité et ce qui la menace. L’indignation est à cet égard constitutive de la défense de soi, au sens psychique. Dans les années 1990, le mouvement altermondialiste se présentait sous un jour d’emblée plus intellectuel. S’inscrire dans la mouvance supposait une compréhension rudimentaire des enjeux macroéconomiques relatifs à une économie de marché mondialisée et une compréhension somme toute fine de ses répercussions sur mille secteurs de la vie sociale : les revenus de l’État, l’accès au travail, l’impunité, l’équilibre écosystémique… Lire les ouvrages d’Attac et voler vers les forums sociaux de Porto Allegre donnaient d’office l’impression à ceux qui se préoccupaient de la chose politique de s’embrigader à l’ancienne dans des structures organisées de lutte. Bien que beaucoup d’efforts ont été déployés pour horizontaliser la lutte et décapiter tout corps prétendant à la représentation formelle du mouvement, ces modes d’organisation comportaient bien les relents de formes militantes du XXe siècle ne rappelant pas que de bons souvenirs.
S’indigner, c’est autre chose. Même s’il s’agit de le faire sur la base d’un argumentaire que les altermondialistes ont heureusement mis au jour et développé, il ne s’agit pas, en ces transports de l’âme, de souscrire à un programme, de se ranger derrière une bannière ou de prendre parti dans une association constituée. Il s’agit d’une réaction immédiate que Stéphane Hessel a eu le génie de légitimer. Indignez-vous ! rappelle cette chose scandaleuse qu’il y a autant de raisons aujourd’hui de s’indigner que pour un Français à l’époque de l’occupation nazie. S’indigner est à la portée de tous. Ce n’est l’affaire d’aucun parti, d’aucune codification formelle, d’aucune allégeance.
Pour cette raison, bien des citoyen·nes et acteurs sociaux qui ne se vivent pas comme « politisé·es » ont donné libre cours depuis deux ans à une « indignation » qui est paradoxalement un haut facteur de politisation. De même, des intervenants du domaine public ont trouvé plus aisé, du point de vue de ce qu’ils représentent, de donner libre cours à leur « indignation » et de prendre part au désaveu social qui se manifeste par ce biais, que de se ranger fermement, à l’époque de l’altermondialisme, dans les rangs d’un mouvement dont ils mesuraient mal la puissance d’enfermement idéologique et de récupération politique.
De ce fait, les indigné·es ont libéré un potentiel d’expression politique que des formes plus rigoureuses et articulées de manifestations tendaient paradoxalement à inhiber. En « s’indignant », il devenait socialement possible dans presque tous les horizons sociaux de contester l’appropriation violente et parfois cruelle des richesses par une minorité de privilégiés, sans craindre d’être idéologiquement étiqueté. Il suffit d’être enseignant ou de participer d’une façon ou d’une autre à la vie publique pour constater à quel point désavouer les castes dirigeantes, qui plus est la sphère de la finance plutôt que les seules autorités politiques, est devenu aujourd’hui un geste que d’aucuns font librement. Antérieurement, c’est la voix tremblante et habitée de mille précautions qu’on en venait à mettre en cause les pouvoirs de l’argent. C’était l’époque où, sitôt que la citoyenneté s’organisait dans des associations de défense des écosystèmes ou de la vie de quartier – contre un projet de construction d’autoroute, de barrage ou de casino selon les cas –, elle se voyait vilipendée par les castes de dirigeants comme étant rabat-joie, antiéconomique et illégitime dans sa façon de « freiner le progrès ». Le vent a maintenant tourné, d’autant plus que c’est maintenant en tant qu’indignés que ces groupes de défense du bien commun se présentent aujourd’hui auprès de la population.
La principale contribution des indigné·es, plus que celle du mouvement altermondialiste d’ailleurs, est d’avoir clairement mis en avant l’enjeu des classes sociales. Un état de fait a facilité la démonstration : l’État est venu à la rescousse d’apprentis sorciers de la finance, à coups de milliers de milliards de dollars tirés du Trésor public, alors même que ces manipulateurs d’argent se sont enrichis en s’attaquant aux institutions publiques, à la réglementation et au financement du bien commun. On pourra, certes, trouver grossière cette représentation dichotomique soutenue par le mouvement, entre le 1 % d’hypernantis et les 99 % dits lésés de la population. Mais il faudra se rappeler que les indigné·es n’ont fait que reprendre cette donnée de la caste dirigeante elle-même qui s’en réclamait. Pendant les années triomphantes du néolibéralisme, les sociologues s’amusaient même de constater qu’aux États-Unis, au vu de sondages, plus de 5 % de la population prétendait faire partie… du 1 % le plus riche! C’était un titre de gloire qui rimait avec les palmarès obscènes de magazines financiers et les rapports de firmes en vue sur les « High Net Worth Individuals ». La force du discours indigné consiste en le retournement qu’il a fait subir à ces prétentions ostentatoires, en mettant en lumière intuitivement ou schématiquement les modalités d’accaparement injustes de la richesse commune dont cette caste fait preuve.
Le recentrage des enjeux de classe dans le débat politique a aussi légitimé la position de ceux qui depuis des années essaient de nommer un chat un chat. C’est-à-dire, au-delà des questions identitaires, de placer au centre des préoccupations politiques la façon dont le capital se structure au regard du droit, de la politique et de la finance pour tirer profit de l’organisation institutionnelle. L’expression « lutte de classes », avant que les indigné·es s’en emparent, était devenue taboue même à gauche du spectre politique. On se souvient du livre de François Ruffin, ce journaliste français qui cherchait désespérément sur internet s’il y avait publiquement une citation de la première secrétaire du Parti communiste Marie-Georges Buffet sur les enjeux de classes et qui, ne trouvant rien, était fatalement orienté par les moteurs de recherche vers son homonyme états-unien… « Buffett », Warren de son prénom, ce capitaliste milliardaire à qui on doit cette citation désormais célèbre : « Il y a une lutte des classes aux États-Unis, bien sûr, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous gagnons ». Nous en étions là avant qu’on s’en indigne.
Enfin, surtout, les indigné·es se sont présenté·es comme étant en phase avec leur époque précisément dans ce qu’on leur a reproché le plus : la multitude de préoccupations qu’ils et elles soulèvent, la discordance de voix qui se font entendre dans leurs rangs sur ces questions, l’absence de programme et de têtes dirigeantes… Telle est la situation précisément parce que les décideurs politiques dans l’ordre constitutionnel qui nous est référentiel donnent eux-mêmes l’impression d’être débordés par une horde de décideurs financiers sans mandat politique formel. Au-delà des pouvoirs établis se trouvent des multinationales et des individus nantis se présentant à eux seuls comme des « économies » valant souvent davantage que bien des États, capables de fonder leurs assises dans les paradis fiscaux et les États de complaisance d’où ils agissent comme nouveaux souverains. Ils financent les caisses électorales et les caisses noires des partis au pouvoir, et dictent en raison de leur puissant lobbying les législations du moment. Ce pouvoir ne rend pas cette caste financière compétente, bien au contraire. On voit ses banquiers être incapables de comprendre ce qu’il en est de la valeur des titres et « produits » qu’ils ont pourtant eux-mêmes créés, tout en ayant placé depuis des décennies la planète dans une telle précarité écosystémique qu’elle ne saurait aujourd’hui faire marche arrière même si la caste financière et ses subalternes politiques en avaient la volonté. Le dérèglement est total et le mouvement des indigné.es, une fois le plus fort de l’émotion passé, essaie d’en prendre acte et de concevoir une façon de rendre révolues les institutions responsables de ce fiasco. Une révolution à venir qui devra elle-même rendre révolues les anciennes façons, récupérables à merci, de renverser les régimes. Un pari intenable qui reste néanmoins historiquement le nôtre.