La redéfinition des réfugiés comme ressource
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Par Hiba Zerrougui,
Introduction
Comme réfugiées, les Africaines se découvrent en tant que « ressources ». Depuis les années 1960, le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) a mis en œuvre des programmes liant l’aide qui leur était destinée à celle au développement des pays hôtes. Ces politiques, révisées au fil du temps, préservent le postulat qualifiant les réfugiés, particulièrement ceux dont la situation se « prolonge » au-delà de cinq années[1], de ressource, d’« agent de développement », plutôt que de fardeau. Cette approche semble tomber sous le sens car elle permettrait une meilleure protection des droits des réfugiés en leur présageant des opportunités économiques et un avenir meilleur.
Qu’en est-il réellement ? Contrairement aux observations de la plupart des auteurs s’étant intéressés à cette question, l’objet de cette analyse ne sera pas de déterminer les conditions propices à la mise en application de ce genre de politiques, ni de préciser leurs effets sur les communautés ou États hôtes. Nous questionnerons plutôt ce postulat qui leur est sous-jacent : considérer les réfugiés comme ressource permet-il de mieux protéger leurs droits et libertés? Nous tenterons de démontrer que malgré la prépondérance du discours sécuritaire quant à leur gestion, leur identification à une ressource n’implique pas nécessairement une amélioration de leur qualité de vie. Au contraire, cette identification renforce davantage les intérêts étatiques que ceux des réfugiés.
Nous procéderons en deux temps : nous ferons d’abord une analyse critique du contexte international dans lequel ce discours est apparu. Nous prendrons ensuite comme cas d’école la situation de l’Ouganda, dont les politiques à l’égard des réfugiés soudanais sont présentées par le HCR comme un modèle d’intégration de l’approche développementale qu’il préconise quant à la prestation de l’aide aux réfugiés (Betts 2009, 8; Smith 2004, 49; Fielden 2008, 11)..
Les réfugiés comme une ressource : origines et motifs d’un discours
Le discours identifiant les réfugiés à une ressource est au centre des politiques visant à inscrire dans une perspective développementale la question de leur assistance. Il prétend s’opposer à celui qui les présente comme un fardeau. Comment un tel discours s’articule-t-il ?
Les réfugiés perçus comme un fardeau
Les réfugiés n’ont pas toujours été perçus négativement par les pays hôtes. Le préjugé défavorable dont ils ont fait souvent l’objet fut le résultat de politiques à leur égard – principalement la création des camps – qui se pérennisèrent en raison du contexte politique défavorable, soit l’éclatement de guerres civiles et la fin de l’interventionnisme des grandes puissances caractérisant la période de la guerre froide.
En s’inspirant du régime international de protection des réfugiés (Convention et Protocole sur le statut des réfugiés), les pays membres du HCR, dans les années 1950, ont élaboré trois solutions dites « durables » : le retour volontaire dans le pays d’origine, l’intégration locale au sein du pays hôte et l’installation dans un pays tiers (Feldman 2007, 51). En attendant la réalisation de ces solutions, le HCR élabora un modèle de gestion temporaire des réfugiés, soit les camps – dont la création n’était pas prévue par le régime international (Smith 2004, 39 ; Feldman 2007, 49). Leur création, dans les années 1960, s’inspirait d’un modèle de développement contemporain véhiculé tant par les institutions internationales que par les grandes puissances. L’école de la modernisation prônait alors la réorganisation du territoire et des populations selon une approche top-down (Smith 2004, 43-44). Cette approche donnait à l’État le rôle principal en matière d’élaboration, d’organisation et de mise en application des programmes sociaux, politiques et économiques. Les organisations privées et les individus y avaient peu d’influence, notamment dans la définition de leurs besoins. Ce modèle de gestion temporaire des réfugiés s’est progressivement généralisé et perpétué pour devenir leur mode d’organisation principal. Du fait des restrictions économiques, civiles et politiques[2] qui étaient imposées par le système des camps, ce mode d’organisation rendit les populations réfugiées dépendantes de l’aide internationale (Werker 2007; Feldman 2007, 49).
Si la généralisation de ce mode de gestion a fait des réfugiés un fardeau pour les États à l’époque des indépendances (Smith 2004), ceux-ci n’en attiraient pas moins la sympathie, surtout du côté des pays « en développement », constituant la majorité des pays hôtes. De plus, ces derniers entretenaient souvent l’idée que les guerres expliquant la présence de réfugiés seraient courtes et permettraient aux intéressés de réintégrer leur pays d’origine dans un court délai. Conséquemment, les politiques à leur égard étaient relativement ouvertes, notamment en favorisant l’intégration économique locale temporaire en vue de faciliter le retour dans leur pays d’origine (Smith 2004; Stein 1986, 265). En conséquence, depuis les années 1960, avec l’éclatement des guerres d’indépendance, plusieurs pays d’Afrique subsaharienne assumèrent une large part des responsabilités afin de protéger les réfugiés sur leur territoire, sans support financier significatif de la communauté internationale (Betts 2009, 7).
La perception à l’égard de ces personnes devient négative vers la fin des années 1970 alors que le contexte politique international change. À cette époque, les flux de réfugiés ne sont plus associés à des mouvements de libération nationale, mais à l’éclatement de guerres civiles qui perdurent au point de rendre presque impossible leur retour à court terme. Leur nombre doubla en Afrique entre 1970 et 1980 (Smith 2004, 43-44), dans un contexte où plusieurs pays africains étaient déjà aux prises avec une série de problèmes économiques structurels (Stein 1986, 266). S’observait au même moment une réduction de l’aide internationale en lien avec la fin de la guerre froide (Crisp 2001, 175). En conséquence, les gouvernements furent plus hésitants à prendre en charge ces exilés sur leur territoire. Cette attitude fut renforcée par la peur que ces flux migratoires soient un facteur déstabilisant pour les États hôtes (compétition pour les ressources, terrorisme international, etc.) (Bolesta 2005; Smith 2004, 44-45; Dryden-Peterson et Hovil 2007, 26).
En conséquence, ces États et les principaux pays donateurs adoptèrent une approche sécuritaire et restrictive à l’égard des réfugiés (Feldman 2007, 49). On observa une hiérarchisation des solutions « durables » par le HCR : le retour volontaire devint la priorité, ensuite les options de l’accueil ou de la délocalisation dans un État tiers (Stein 1986, 277). Cette décision fut le produit de deux phénomènes parallèles. D’une part, les États industrialisés limitèrent le processus de réinstallation dans un tiers pays (Bolesta 2005, 147-48) en le considérant comme la solution la plus « coûteuse » et la moins désirable, du fait qu’elle crée un « fardeau » important pour eux (Stein 1986, 278). D’autre part, les États hôtes, principalement des pays du Sud, refusèrent la solution de l’intégration locale de peur que celle-ci encourage l’arrivée de réfugiés en plus grand nombre (Betts 2009, 1; HCR 2009a, 2). Étant donné que la solution de leur retour volontaire était difficilement applicable en raison de la pérennité de l’instabilité régionale, ils furent isolés dans des camps, ou installations apparentées, caractérisés par une restriction de leur liberté de mouvement, des limitations quant à leurs opportunités économiques et une gestion de type top-down (Smith 2004). Ce changement d’orientation se vérifia aussi au niveau du financement des programmes du HCR durant cette période. Les investissements dans la recherche de solutions durables furent considérablement réduits : en 1970, 83% du budget y était consacré contre 26% en 1981, le reste étant consacré aux prestations à l’aide humanitaire (Stein 1986, 266). Le système de gestion temporaire des réfugiés, autour du modèle centré sur les camps, fut donc adopté à long terme en raison de l’incapacité du HCR à renouveler ses approches et politiques en matière de recherche de solutions durables dans un contexte politique et économique mondial qui n’a plus rien à voir avec celui de sa création (Smith 2004). Ce système de gestion centré sur les camps est appelé warehousing[3] (Smith 2004).
Aujourd’hui encore, cette impasse persiste au niveau de la recherche de mesures permanentes. La réinstallation dans un pays tiers, principalement dans un pays industrialisé (Australie, Canada, États-Unis, etc.), fut la réalité de moins d’un pour cent des réfugiés en 2008 (HCR 2009a, 10). Quant au processus d’intégration locale, il n’existe pas de données fiables, car il subsiste encore beaucoup d’États hôtes qui n’ont toujours pas de législation sur la naturalisation des réfugiées ni de politiques claires quant à l’attribution de ce statut (HCR 2009a, 10). De plus, le financement pour l’intégration locale est très limité en plus d’être orienté vers les pays européens et américains, contrairement au financement des installations de type warehousing qui se concentre sur l’Asie et l’Afrique (Smith 2004, 48). Parallèlement, la proportion de ceux qui retournent dans leur pays d’origine est très faible (HCR 2009a, 10), mettant en lumière l’échec du paradigme sécuritaire. En 2003, on estimait que le temps moyen qu’un réfugié passait dans les camps ou dans une installation similaire était de 17 ans (HCRa 2006)! De plus, dans son dernier rapport, le HCR fait observer qu’il existait, en 2006, 27 foyers pour réfugiés à situation prolongée dans le monde, dont la majorité, soit 17, était répertoriée en Afrique subsaharienne (HCRb 2006, 109). Les expatriés ont fini par faire l’objet d’une perception négative, passant pour un « fardeau » dans les pays hôtes et aux yeux de la « communauté internationale », en raison de l’incapacité du HCR à trouver une solution digne de ce nom.
Les réfugiés comme ressource : une réponse « idéale » au paradigme sécuritaire?
Parallèlement au paradigme sécuritaire, le HCR et ses partenaires, en liant soudainement l’aide au développement à celle des réfugiés, prétendent ainsi mieux répondre aux besoins de ces derniers, alors qu’ils les adaptent aux intérêts des pays donateurs et hôtes. On se trouve alors en pleine situation contradictoire : les acteurs qui appliquaient les politiques de type développemental étaient aussi ceux-là mêmes qui promouvaient le système de warehousing, soit une gestion de type sécuritaire et contraignant. Le discours sur les réfugiés comme ressource est-il vraiment une réponse au paradigme sécuritaire?
Les défendeurs de cette approche considèrent les exilés comme une main-d’œuvre dont les compétences et aptitudes peuvent bénéficier aux régions qui les accueillent. C’est une façon pour un État hôte de chercher à jouir d’une bonne réputation en tant que défenseur des droits humains tout en attirant vers lui l’aide internationale. Ainsi, les réfugiés seraient une ressource pour le développement de l’État hôte, en même temps qu’un motif de prestige politique et une source de financement international.
Ces politiques ne sont pas récentes. Elles remontent aux années 1960, c’est-à-dire lorsque le HCR a reconnu que les pays hôtes étaient en majorité des pays en développement (Crisp 2001, 168). L’application de ce modèle par le HCR n’a pas permis une amélioration sensible de la protection des réfugiés et ce, sans même bénéficier aux communautés hôtes. Malgré l’intention affirmée du HCR d’améliorer les programmes en fonction des leçons du passé, ces nouvelles mesures étaient tout aussi limitées, car elles se trouvaient appliquées dans un système international qui soumet ce type de flux migratoire au paradigme sécuritaire. Conséquemment, une telle approche a généré une augmentation des opportunités économiques sans nécessairement intégrer les réfugiés au marché économique local; ceux-ci se voyaient de ce fait dans l’impossibilité de se fondre à leur communauté d’accueil. Elle n’a eu pour effet que de conforter le sentiment de compétition entre eux et les communautés hôtes et a engendré le développement d’un système de prestations de services parallèle aux structures étatiques (Smith 2004, 51; Feldman 2007, 57).
Par exemple, dans les années 1980, les États africains, les États donateurs et le HCR organisèrent deux Conférences internationales sur la situation des réfugiés en Afrique (en 1981 et 1984). Dans le cadre de celles-ci, ils développèrent la stratégie d’autonomisation (self-reliance strategy) des réfugiés. Théoriquement, cette mesure libérale consistait en une assistance intégrée pour le développement des régions les accueillant en échange de l’élaboration par les pays hôtes de solutions qui s’apparentent à celle de l’intégration locale (Betts 2009, 7; Feldman 2007,55-56). Concrètement, ce type de programme rendit acceptable la situation d’absence de solution durable pour les réfugiés, car les pays donateurs n’imposèrent aucune condition quant à l’impact des projets sur leur sort (Smith 2004, 44-45).
Ces politiques visaient aussi à rationaliser l’aide octroyée par les pays donateurs et hôtes (Stein 1986, 280). Ceux-ci s’intéressèrent essentiellement à rendre la gestion des camps et des autres types d’installations les plus « autosuffisantes » possible afin de réduire leurs coûts. Durant les Conférences de 1981 et de 1984, Betts (2009, 7) déplora le fait que les pays africains recherchaient essentiellement une compensation pour l’accueil d’une quantité de plus en plus nombreuse de réfugiés, rendant le partage équitable du « fardeau » plus important que l’amélioration de la situation de ces populations vulnérables par la recherche de solutions durables. Du côté des États donateurs, on souligne que l’un des problèmes récurrents pour la mise en œuvre de l’approche développementale fut qu’elle souffrait de sous-financement. On observa d’ailleurs l’échec de plusieurs tentatives de renouer et de renforcer les politiques développementales, telles que le processus de Brooking et la Convention Plus du HCR, en raison du manque d’engagement des pays souscripteurs (Crisp 2001, 185; Betts 2009, 8). Quant au HCR, il considère que l’indicateur le plus pertinent en matière de capacité de prise en charge des réfugiés est la vigueur de l’économie de l’État hôte, mesurée selon son Produit intérieur brut (PIB) (HCR 2009a, 10). L’accent est donc mis sur les coûts liés à l’accueil de ces populations pour les États. Or, si cet indicateur permet de mesurer l’efficacité des politiques d’aide sur l’économie de l’État hôte, il ne peut pas nécessairement évaluer si ce développement a vraiment contribué à améliorer les conditions de vie des principaux intéressés.
Cette perspective développementale est une solution plutôt décevante pour les réfugiés car elle est surtout axée sur des considérations de rentabilité de l’aide qui leur est accordée (Stein 1986, 280). Si les deux discours à l’étude semblent s’opposer, ils se confortent en réalité. Les réfugiés sont toujours perçus comme un fardeau pour les États, et les motivations des politiques d’aide visent encore la protection des intérêts des États, plutôt que de subvenir à leurs besoins. L’approche développementale, donc la présentation des réfugiés comme une ressource pour le développement des pays hôtes, ne consisterait-elle pas alors en une tentative de déguiser l’échec du paradigme sécuritaire en une réussite? Dans tous les cas, il est difficile de croire qu’un changement de « paradigme », selon les termes de Feldman (2007, 63), soit en train de s’opérer au sein du régime international pour la protection des réfugiés car ceux-ci continuent à être perçus comme une menace à laquelle parer. Bien qu’on ne puisse vraiment douter des motifs humanitaires liés aux programmes développementaux du HCR, on ne peut tout de même nier que les motivations semblent convenir davantage aux intérêts des États hôtes et donateurs que ceux des réfugiés, dont l’opinion ne fut que très rarement sollicitée (Smith 2004, 44-45). Or, cette approche développementale persiste dans les politiques du HCR et culmina par l’élaboration du concept de « développement intégré » (Betts 2009, 2). Les programmes qui lui sont associés sont présentés comme une mise en application des leçons apprises par le passé et la réalisation d’un compromis entre les pays du Nord et du Sud à travers l’harmonisation de leurs intérêts (Betts 2009, 1-2). Cependant, cette approche tient pour acquis que l’utilisation de réfugiés comme ressource permet l’amélioration de leurs conditions de vie et facilite la recherche de solutions durables pour ceux-ci. Qu’en est-il réellement?
Étude de cas : les réfugiés soudanais en Ouganda
Si la configuration des projets développementaux pour les réfugiés est motivée d’abord par des considérations d’ordres sécuritaire et économique, ont-ils néanmoins un impact positif sur le sort des réfugiés? C’est ce que nous déterminerons à travers une analyse de l’impact des programmes développementaux en Ouganda.
L’Ouganda est parmi les pays hôtes ayant le plus grand nombre de réfugiés prolongés (HCRb 2006,107). Celui-ci a consenti à mettre en application l’approche développementale dans sa gestion des réfugiés soudanais au nord de son territoire avec la coopération d’États et d’organisations donateurs, notamment le Danemark, le HCR et des ONG locales et internationales (Betts 2009, 8; Hunter 2009, 17). Les politiques développementales en Ouganda ont-elles permis une amélioration de prospectives d’avenir pour ces réfugiés? Nous démontrons dans cette section que ce n’est pas le cas et ce, pour quatre raisons.
Les « réfugiés prolongés » soudanais en Ouganda sont-ils tous considérés comme une ressource?
Il faut souligner que les projets de développement pour les réfugiés soudanais ne s’adressent pas à l’ensemble, car une grande partie d’entre eux est considérée avoir des capacités limitées à agir en tant que ressources ou est simplement ignorée par le gouvernement ougandais. Ils vivent des réalités diverses, impliquant qu’ils n’ont pas tous les mêmes besoins : 56% de la population des réfugiés soudanais en Ouganda ont moins de 18 ans (HCR 2009b) tandis qu’on retrouve par ailleurs plusieurs personnes âgées ou malades (Crisp 2005, 24-25). De plus, ces catégories d’individus sont réputées avoir des besoins spécifiques et demeurent par conséquent dépendantes de l’aide humanitaire. Les programmes développementaux ne changent rien à l’affaire (Hunter 2009, 18), d’autant plus qu’ils ne s’appliquent qu’à ceux qui vivent dans les installations reconnues par le gouvernement. Ainsi, les quelques 50 000 réfugiés soudanais qui se sont installés spontanément dans le territoire ougandais n’en bénéficient pas (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Le discours développemental crée donc une illusion d’homogénéité, mais en réalité il concerne principalement les réfugiés prolongés qui sont les moins vulnérables.
L’approche développementale et les solutions durables : quelle harmonisation?
Identifier les réfugiés comme une ressource et analyser leurs moyens de survie sous cet aspect consiste à les réduire à leur « capacité de productivité » et à leur contribution au développement des régions dans lesquelles ils vivent (Cavaglieri 2005). Mais les programmes développementaux semblent n’avoir pour seule finalité que leur retour dans le pays d’origine, constituant alors une atteinte à leurs droits: ils servent de paravent à une manœuvre de refoulement par l’État hôte, un procédé interdit par le régime international de protection des réfugiés (Crisp 2005, 27-29; Smith 2004, 38).
L’Ouganda considère par ailleurs que le retour « volontaire » est la solution durable à prioriser et écarte l’intégration locale permanente comme une alternative (Stein 1986, 276). Ainsi, aux vues du gouvernement ougandais, l’efficacité des programmes développementaux se mesure à la probabilité que ces réfugiés retournent volontairement dans leur pays d’origine. Le but est donc d’augmenter leur bien-être matériel et physique de sorte qu’ils puissent entreprendre leur retour chez eux. Cette perspective sous-entend que le principal facteur expliquant la situation prolongée des réfugiés est économique et réduit leur choix en matière de solutions durables à celle du retour « volontaire ». Or, selon les statistiques du HCR, l’Ouganda est l’un des pays où il y a le plus de cas de retour: la question est de savoir dans quelle mesure ceux-ci sont volontaires…
L’une des raisons pour lesquelles les réfugiés demeurent pour une longue période dans le pays d’asile est qu’ils s’identifient ou se sentent plus en sécurité dans celui-ci que dans le pays d’origine. En effet, une proportion importante des réfugiés prolongés est née dans les camps : dans quatre camps soudanais en Ouganda, en moyenne 20% de la population totale avait moins de cinq ans (Hunter 2009, 19). Dans quelle mesure peut-on alors affirmer que le Soudan est leur pays d’origine? D’autres refusent de retourner dans leur pays, car ils ont peur des risques de persécution à leur retour en raison de leur origine ethnique, de leurs opinions politiques, etc. (Crisp 2005, 21). Ainsi, la seule amélioration des conditions de vie matérielle au moyen de projets de développement ne correspond que très imparfaitement aux besoins des Soudanais en Ouganda, si le retour volontaire de ces réfugiés prolongés est réellement l’objectif de l’État hôte. Dans ces conditions, comment qualifier le retour dans le pays d’origine comme une solution durable pour ces communautés?
Environnement économique et politique: quel avenir dans la périphérie?
Si ces politiques ne permettent pas d’accéder à l’une des solutions durables du HCR, elles constitueraient une « solution pratique » pour les réfugiés, selon les affirmations de Dorothy Jobolingo, conseillère en éducation pour le HCR en Ouganda (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29- 30). Or, des chercheurs ont maintes fois souligné que les approches développementales, et donc l’identification des réfugiées comme ressource, ne constituent pas une solution à tous leurs problèmes, car ils vivent pour la plupart dans des zones périphériques.
Les installations des réfugiés soudanais en Ouganda sont situées près des frontières du Soudan, une région où existent d’importants problèmes d’instabilité et d’insécurité (Crisp 2005, 22; Smith 2004, 38; HCRb 2006, 113-114). En fait, ils vivent en plein milieu d’un champ de bataille : cette région est le territoire d’affrontements entre l’armée ougandaise et quelques mouvements rebelles, dont le Lord Resistance Army (HCR 2009b). Ils furent souvent victimes d’insécurité physique, soit d’attaques, d’agressions sexuelles, de vols, etc. (Crisp 2005, 27-29; Smith 2004, 39; HCR 2006b, 114-115). En conséquence, le conflit au nord de l’Ouganda entre le gouvernement et les rebelles a fait obstacle à leur capacité à s’investir dans des activités de type développemental (Hunter 2009, 18). Par ailleurs, ces programmes ne permirent pas vraiment de mettre fin à la militarisation des camps soudanais entraînant leur attaque par les mouvements paramilitaires (Smith 2004, 41; Crisp 2005, 22). En fait, ce que l’on observe, c’est une instrumentalisation des programmes de développement dans les régions frontalières par l’État ougandais afin de consolider son contrôle des frontières et d’attirer l’attention de la communauté internationale sur les actes violents des mouvements rebelles à l’endroit de la population locale (Kaiser 2005, 63).
Les réfugiés soudanais sont aussi localisés dans une région caractérisée par un climat rigoureux. Le nord de l’Ouganda est une région ayant vécu une histoire de sous-développement en raison de l’isolation de son marché local (Crisp 2005, 22). Le HCR et ses ONG partenaires sont les principaux employeurs et investisseurs locaux: l’économie et les communautés locales dépendent du système humanitaire qui s’y est déployé depuis la fin des années 1980 avec l’arrivée des flux migratoires en provenance du Soudan (Smith 2004, 49; Fielden 2008, 11). Dans quelle mesure des projets de petite envergure, comme ceux proposés par les ONG et le HCR, peuvent-ils permettre aux réfugiés de dépasser ces défis structurels d’ordre économique, politique et sécuritaire?
En fait, identifier les réfugiés à une ressource revient pour l’État hôte à balayer du revers de la main les responsabilités qu’il a toujours eu à leur endroit. Les considérer comme une ressource risque également de se révéler un procédé de transfert des responsabilités de la communauté internationale et de l’État hôte en matière de consolidation de la paix et de développement vers celles des réfugiés prolongés (Isotalo 2009, 72). Dans ce cas-ci, l’État ougandais leur impose des programmes de développement autoritaires, car ils ne sont pas contrebalancés par un système adéquat de protection de leurs droits et libertés (Kaiser 2005, 365). Si cette solution est pratique, elle l’est principalement pour l’État ougandais, non pour les réfugiés soudanais.
Un régime étatique contradictoire avec l’approche développementale
On observe qu’il existe d’importantes contradictions entre la législation locale et les objectifs affichés des programmes développementaux, mettant en lumière le manque de volonté politique de l’État ougandais en matière d’amélioration des conditions de vie des réfugiés soudanais sur son territoire.
Tel qu’énoncé précédemment, une importante proportion d’entre eux en Ouganda (environ 50 000) vit à l’extérieur des camps et installations reconnus par le gouvernement. Ils se sont installés spontanément au sein de communautés locales et intégrés de facto à celles-ci (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Bien que considérés comme une possible menace à la sécurité nationale par l’État, ils affichaient plutôt des caractéristiques de citoyen modèle : « [they] are integrated into their host community, pay graduated taxes, contribute to the local economy and even run in local council election» (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). Cependant, leur statut légal est devenu ambigu, en 2007, en raison de la redéfinition du statut de réfugié par le gouvernement ougandais dans le cadre de la mise en vigueur du « Refugee Act » (Hunter 2009, 19-20). Depuis, l’Ouganda accorde le statut de réfugiés, et donc toutes les protections légales qui en découlent, aux seuls individus qui reçoivent une assistance (programmes développementaux ou aide humanitaire) et qui demeurent dans des installations reconnues par le gouvernement. En conséquence, cette limitation de la définition de réfugiés favorise ceux qui sont en situation de dépendance par rapport au gouvernement ougandais et les organisations internationales; ceux qui se sont spontanément installés dans des communautés locales étant menacés d’être considérés comme des immigrants illégaux (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29). La législation du gouvernement ougandais rend donc volontairement ces groupes plus vulnérables, décision politique symptomatique du paradigme sécuritaire.
La législation locale limite aussi les droits civils des réfugiés soudanais (Crisp 2005, 27-29). En matière de liberté de mouvement, le gouvernement ougandais affiche une position qui porte à confusion : « the freedom of movement for refugees within Uganda should be as broad as possible, altought a reasonable system of control should not be rejected out of end», peut-on lire dans les documents officiels du Bureau du Premier ministre ougandais (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 30). En réalité, la liberté de mouvement des réfugiés est entravée par diverses réglementations au niveau local afin de faire perdurer le système des camps (warehouse) qui permet un contrôle de ces derniers. Dans le cadre de son programme d’autonomisation des réfugiés (Self-reliance strategy), le gouvernement ougandais imposa à ceux qui souhaitaient sortir des installations locales l’acquisition d’un permis spécial auprès de l’autorité locale désignée. Plusieurs études mettent en lumière l’entrave sérieuse à leurs activités économiques causée par les délais et les coûts de ce permis qui limite leur accès au marché local (Dryden-Peterson et Hovil 2007, 29; Smith 2004, 51; Werker 2007, 4). À cela s’ajoutent les problèmes liés à la discrimination dont ils sont l’objet quant à l’octroi des terres agricoles, souvent celles de moindre qualité (Smith 2004, 51). Enfin, il est à noter que ceux qui souhaitent s’investir dans les activités économiques locales doivent payer des taxes à l’autorité responsable de l’installation dans laquelle ils vivent. Il existe trois types de taxes en Ouganda, qui les concerne: pour le droit de production agricole, le droit de tenir une affaire (compagnie) et l’accès au marché local (Werker 2007, 6-7). Smith (2004, 51) conclut que les coûts pour l’ensemble des frais qu’un réfugié doit prendre en considération au moment de se lancer en affaires peuvent dépasser la valeur d’une récolte agricole d’une saison complète. Ainsi, si le gouvernement affirmait d’un côté vouloir faciliter l’accès à l’emploi et au commerce pour les réfugiés en intégrant les politiques développementales les concernant dans son programme national de réduction de la pauvreté (Fielden 2008, 11; Betts 2009, 8; Feldman 2007, 59); d’un autre côté, il leur met de sérieux bâtons dans les roues.
Enfin, les réfugiés doivent souvent faire face à une limitation importante de leurs droits politiques du fait de la gestion autoritaire des installations dans lesquelles ils vivent (Crisp 2005, 27-29). Le discours du gouvernement ougandais sur les réfugiés prolongés en est imprégné. Selon lui, ils sont sur son territoire par « choix » car d’autres vivant parmi eux ont adopté l’option du retour. Ainsi, s’ils demeurent sur leur territoire, ils doivent se soumettre aux politiques étatiques (Kaiser 2005, 357). Ils sont donc pris en étau par le gouvernement ougandais, l’intimidation constituant le revers de la médaille des politiques de développement. (Kaiser 2005, 361). On observe d’ailleurs une faible participation politique des réfugiés soudanais dans les camps et installations locales en raison justement de cette atmosphère d’intimidation et des relations de dépendance qui y sont créées. Ces derniers se plaignent des entraves à leur liberté d’association et d’expression et considèrent que les autorités locales les traitent comme des « enfants » (Kaiser 2005, 361). À la lumière de ces faits, il est difficile d’affirmer que les politiques développementales d’aide permettent une amélioration de leur prospectives d’avenir.
Conclusion
Dans le cadre de cette analyse, nous nous sommes intéressés à la question suivante : jusqu’à quel point considérer les réfugiés comme ressource peut-il leur permettre d’améliorer leur condition de vie? Nous avons démontré, à la lumière d’une analyse historique des deux discours à leur sujet ainsi que par une analyse critique du cas ougandais, que tant que le paradigme sécuritaire sera prépondérant au sein de la communauté internationale, le discours sur l’identification des réfugiés comme ressource ne les favorisera pas pour accéder à une solution durable. Au contraire, les politiques qui en découlent sont instrumentalisées et aboutissent, du côté des réfugiés, à un développement autoritaire, ségrégationniste et limité. Nous ne remettons pas en question néanmoins l’intérêt de ce discours, nous nous inquiétons plutôt de son instrumentalisation par les pays hôtes et donateurs afin de servir leurs intérêts politiques, militaires et économiques. L’identification des réfugiés prolongés comme ressource au centre du discours développemental du HCR est en ce sens contradictoire, car il se juxtapose à une perspective sécuritaire qui définit les réfugiés prolongés comme objet des études de sécurité, c’est-à-dire une possible menace, plutôt qu’un sujet, comme le voudrait le régime international de protection des réfugiés. Or, comment protéger un groupe que l’on perçoit aussi comme une menace? Comment responsabiliser un groupe que l’on tente du même coup de contrôler, voire de se débarrasser? Bien des contradictions demeurent.
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[1] On qualifie de prolongéEs les réfugiéEs ayant vécu en exil plus de cinq ans dans un camp ou dans une installation similaire. Leur qualité de vie est limitée par leur environnement politique et économique, mais surtout du fait qu’ils n’ont pas accès à l’une des trois solutions qualifiées de durables par le HCR (Crisp 2005, 17; Smith 2004, 38; HCR 2006, 106).
[2] Décrites et analysées par Werker (2007) dans son article sur le système économique des camps de réfugiés.
[3] Entreposage (traduction libre).
10�/;o��: »Calibri », »sans-serif »‘>[7] Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.181
[8] Ibid.
[9] Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.181
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.9
[15] Ibid.
[16]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.9.
[17] Serge Latouche.1984. «Déculturation ou sous-développement-Culture et développement (sous la direction de Lê Thành Khôi)». Tiers-Monde. 25, 97 : pp. 56
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20]Serge Latouche.1984. «Déculturation ou sous-développement-Culture et développement (sous la direction de Lê Thành Khôi)». Tiers-Monde. 25, 97 :pp. 45
[21] Ibid.
[22] Ibid., pp.51
[23]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas pp.176-177
[24]Serge Latouche.1984. «Déculturation ou sous-développement-Culture et développement (sous la direction de Lê Thành Khôi)». Tiers-Monde. 25, 97 : pp. 49
[25]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.152
[26]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp152.
[27] Ibid., pp.153
[28] Ibid., pp.152-153
[29]Joseph Ki-Zerbo. 2004. «A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstien». France : Edition de l’aube- éditions d’en bas. pp.37
[30] Ibid.
[31] Orouno D. Lara. 2000. «La naissance du Panafricanisme : Les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement aux XIXe siècle». Paris : Edition Maisonneuve& Larose. pp. 12 ; 211
[32]Boutros Boutros-Ghali. 1971. «Les difficultés institutionnelles di panafricanisme». Collection « Conférences ». Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales Genève. pp.8
[33] Ibid., pp.11
[34] Ibid., pp 11-12
[35] Orouno D. Lara. 2000. «La naissance du Panafricanisme : Les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement aux XIXe siècle». Paris : Edition Maisonneuve & Larose. pp. 12 ; 211
t�:<-d���� href= »#_ftnref27″ title= » »>[27] C’est une vieille rengaine des autorités administratives lorsqu’elles sont souvent appelées à trancher les rares différends fonciers qui naissent entre les exploitants et les populations. Elle ponctue souvent un discours complexe et inintelligible sur les lois et règlements régissant la gestion de la forêt, discours n’ayant qu’une perspective mystificatrice.
[28] Entretien avec le député Gervais Bangaoui Batandjomo et avec l’élite Mbimou
[29] Le CCFD-Terre Solidaire, le Secours catholique, Oxfam France et la plateforme française « Publiez ce que vous payez » ont salué le 19 juillet 2010 « une étape décisive vers la transparence du secteur extractif et une victoire de la société civile américaine ». La loi américaine a par cet acte repris l’esprit du projet de loi « Energy Security through Transparency Act » (S. 1700) déposé par un groupe bipartisan de sénateurs dirigé par le Démocrate Benjamin Cardin et le Républicain Richard Lugar au début de l’année. Le sénateur démocrate Patrick Leahy a proposé un amendement à la loi de réforme de Wall Street, qui a donc reçu un soutien décisif, notamment, des démocrates Christopher Dodd et Barney Frank qui menaient les négociations.
[30] Ibid, 17