Révolution tranquille et politiques culturelles : des « années perdues »?

Par Marcel Fournier,

Version pdf.: Bloc 1 – Fournier, Marcel

Sur la Révolution tranquille, les arts et la culture, tout a été dit ou presque. On peut résumer les débats en disant qu’il y a deux lectures principales de cette période charnière dans l’histoire contemporaine du Québec: il y a d’un côté ceux qui, fort nombreux, croient que tout a commencé avec la Révolution tranquille, et de l’autre, ceux qui, plus nuancés, considèrent que les choses ont commencé bien avant l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage et de son équipe du « tonnerre ».

La « Grande Noirceur »

Avant  1960, c’était, disent les premiers, la « Grande Noirceur » : Maurice Duplessis, l’Église qui, avec ses milliers de prêtres, frères et sœurs, contrôlait les écoles, les hôpitaux, etc. D’aucuns ont même parlé des années 1930-1950 comme d’une « communauté médiévale moderne ». Si l’on parle de « révolution » c’est  qu’il y avait du retard, de la « tardiveté » : il a donc fallu faire du « rattrapage », et le  faire très rapidement. Tout se serait donc passé comme si la société québécoise avait un beau matin balancé, selon l’expression de Paul-Émile Borduas, « la tuque et le goupillon » et qu’elle était, comme par génération spontanée, sortie d’une longue période de léthargie pour accéder soudainement à la lumière, à la modernité.

Une longue et lente modernisation

Cette première lecture, largement répandue, occulte cependant une bonne partie des réalisations antérieures, Pour ceux qui défendent la deuxième thèse, les choses ont commencé à bouger bien avant les années 1960 : le Québec a été entraîné dans le vaste mouvement dit de modernisation depuis la fin du X1Xe siècle. Cette modernisation a impliqué d’importants changements de l’économie et de l’organisation sociale et politique : industrialisation, urbanisation, mobilité (géographique et sociale) des populations, différenciation des groupes et des classes sociales, séparation de l’Église et de l’État, laïcisation des institutions, etc.

D’aucuns parlent par ailleurs d’une période charnière, celle des années 1930, avec une année en particulier, l’année 1937[1]. Il s’agirait d’une période de transition, caractérisée par tout un ensemble de tensions résultant de « la rencontre des deux mondes » (pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue américain Everett C. Hughes), c’est-à-dire de la rencontre entre la tradition et la modernité.

L’intérêt de cette deuxième lecture est de montrer, comme je l’ai fait dans mon ouvrage L’Entrée dans le Modernité[2], que le Québec s’est « modernisé » bien avant 1960, que beaucoup de choses se sont passées avant la Révolution tranquille. Comme on le sait, il est rare, sauf au moment d’une crise ou  d’une « vraie » révolution, que les choses basculent en un (grand) « soir » ou pendant une courte période de quelques années, et que tous les secteurs d’activités (économique, politique, artistique, religieux, etc.) soient « emportés » dans le même mouvement et en même temps. Les changements profonds s’inscrivent toujours dans la durée, y compris dans le domaine des arts  et de la culture.

Il ne faut pas cependant conclure que rien ne s’est passé dans les années 1960. Relativiser ne veut pas dire banaliser. Il y a bien quelque chose de spécifique à cette Révolution dite tranquille, y compris dans le secteur des arts, des lettres, plus largement de la culture et … des politiques culturelles. D’aucuns ont pu parlé des années 1960-1976 comme d’une « deuxième phase de modernisation »[3]. Il est vrai qu’on n’en finit jamais avec la modernisation…

Des antécédents.

La plupart des mouvements qui caractérisent la Révolution tranquille sont la confirmation, irréversible faut-il préciser, de mouvements déjà enclenchés. La question scolaire est un thème récurrent depuis la fin du X1Xe siècle, et des réformes importantes sont apportées au début des années 1900 par le gouvernement libéral de Lomer Gouin : création d’écoles techniques, développement de l’enseignement professionnel supérieur, création de l’École des Hautes Études Commerciales. Lors de la campagne de souscription en 1920 pour la construction du nouvel édifice sur la Montagne de l’Université le Montréal, la participation du gouvernement du Québec est la plus importante : 1 million (sur un total de 4 millions). La construction du nouvel édifice de l’université, qu’on qualifie d’ « éléphant blanc, énorme » et qui  ne sera inauguré qu’en 1943, va nécessiter l’intervention à plusieurs reprises du gouvernement du Québec, y compris lorsque Maurice Duplessis, chef de l’Union nationale est au pouvoir. On doit aussi à Duplessis la construction (entre 1936 et 1939) du Jardin botanique de Montréal. Au milieu des années 1950, son gouvernement va aussi, comme on le voit lors de la fameuse commission d’enquête sur les problèmes constitutionnels ou Commission Tremblay, s’inquiéter des carences du système d’enseignement québécois et de sa trop grande dépendance du clergé.

Dans le domaine plus spécifiquement culturel, sous le gouvernement  libéral de L.-A.Taschereau, la création du poste de Secrétaire de la province et la nomination à ce poste, en 1922, d’Athanase David, contribue à accentuer l’engagement du gouvernement provincial dans le domaine des arts : ouverture de l’École des Beaux-Arts (1922), de conservatoires de musique (1943), création de prix littéraires et scientifiques (1922), mise sur pied d’une Commission des monuments historiques (1922), qui se trouve à l’origine de la création du Musée du Québec (1933). Sans oublier l’adoption de l’embryon de législation favorisant le développement de bibliothèques publiques municipales. Même dans le domaine des communications, on ne veut pas laisser tout le champ libre au gouvernement fédéral et on présente, dès 1929, un projet de loi prévoyant la création de Radio-Québec.

L’action reste cependant, principalement dans les années d’après Seconde Guerre Mondiale[4], plus énergique et continue avec la mise sur pied de la Commission royale d’enquête sur l’avancement des lettres, sciences et humanités (Commission Massey-Lévesque) et la création en 1957 du Conseil des Arts du Canada.

« Au diable la tuque et le goupillon ».

La fin des années 1940 et les années 1950 sont le moment d’un véritable renouveau culturel: parution du manifeste le Refus global (1948), entrée en ondes de la chaine de Radio-Canada à Montréal en 1952, publication de la revue Cité libre (1952), ouverture de maisons d’éditions (L’Hexagone, 1953; Léméac et Éditions de l’Homme, 1957), essor de la poésie (revue Liberté, 1959), mise sur pied de troupes de théâtre (Théâtre du Nouveau-Monde, 1951, etc.) et organisation de lieux de formation en musique (Jeunesses musicales du Canada à Orford, 1951; Faculté de musique de l’Université de Montréal, 1950, etc.). Montréal s’avère le centre de l’art moderne au Canada, avec les Borduas, Pellan et Molinari en peinture et les Vaillancourt, Dinet et Roussil en sculpture.

Si la Révolution tranquille a aujourd’hui quelque chose de mythique, y compris dans les milieux littéraire, artistique et universitaire, c’est qu’elle s’inscrit dans un mouvement-mobilisation auxquels sont associés étroitement, comme une sorte d’avant-garde,  artistes, écrivains, journalistes (Le Devoir) et professeurs d’université (le professeur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, le père Georges-Henri Lévesque, en tête). Contestation politique et renouveau culturel se conjuguent pour créer, selon l’expression de Gilles Hénault, une « sorte de bouillonnement et d’effervescence »[5] : « C’est le temps que çà change! ».

Parlant de Paul-Émile Borduas, Pierre Vadeboncoeur écrit dans La ligne du risque : « Le Canada français moderne commence avec lui ». Si Paul-Émile Borduas est devenu le héros (mythique) de cette période d’effervescence et de contestation, c’est qu’il est celui qui a su le mieux l’exprimer dans les mots (le manifeste) et l’acte de création ( le groupe des automatistes avec Riopelle, Leduc, etc.) et qui, de son engagement, a pris le plus de risques et en a payé le plein prix : renvoi de l’École du meuble, exil à New York puis à Paris, où il meurt en 1960. « Ne suis-je pas né trop tôt dans un pays trop jeune? », écrivait-il en octobre 1958, à Claude Gauvreau.

Georges-Émile Lapalme, notre Malraux québécois.

Les hommes (et les femmes) passent, les institutions restent. La Révolution tranquille est principalement, pourrait-on dire, la mise sur pied d’institutions publiques : évidemment le ministère de l’Éducation (et la grande réforme du système d’enseignement qui va s’ensuivre) et aussi en 1961, dans le domaine de la culture, du  ministères des Affaires culturelles, qui est l’ « affaire » de Georges-Émile Lapalme, ancien chef et auteur du programme Pour une politique du Parti libéral du Québec. Son ambition est « d’ouvrir une ère à l’intérieur de laquelle fleurirait notre culture aux sources diverses de nos origines et de nos efforts »[6].

Homme de culture, le nouveau ministre s’entoure d’intellectuels tels l’historien Guy Frégault et le journaliste Jean-Marc Léger. C’est un petit ministère qui est à l’origine la réunion d’établissements et de services hérités du ministère de la Jeunesse du Secrétariat d’État : peu de personnel, petit budget (moins de 3 millions en 1961-1962). La répartition des dépenses est, pour la première année, la suivante : Administration (194 920$), Musées et archives (622 960$), Bibliothèques (384 996$), Subventions (758 924$) et Concours artistiques et scientifiques (20 000$). L’analyse de la liste des organismes subventionnées permet de voir l’étendue du champ d’intervention et aussi la faible cohérence des politiques du ministère : Académie canadienne-française (14 000$), Association des fanfares amateures de la province de Québec ( 7000$), Centre catholique de la radio et de la télévision ( 20 000$), Festival international du film de Montréal (17 000$), Jeunesses musicales du Canada (30 000$), Maison des étudiants canadiens à Paris ( 35 000$), Musée des Beaux-Arts (50 000$), Orchestre symphonique de Montréal (5 000$), Orchestre symphonique de Québec (65 000$), Vie des arts (11 000$), Galerie Zanattin (2000$), Ciné-club Garnier (500$), Association générale des étudiants de l’Université Laval (1000$).

Rapidement, le  ministère des Affaires culturelles structure ses interventions par la mise sur pied dès la deuxième année de services et organismes distincts : le Service des arts et des lettres, l’Office de la langue française et le Département du Canada français outre-frontière. L’ouverture de ce  Département est un événement important car il assure au Québec une présence internationale, intervenant ainsi dans un domaine jalousement gardé par le Gouvernement fédéral. Ce Bureau deviendra la Délégation générale du Québec. Le ministère manifeste son intention d’intervenir plus directement dans le domaine de l’édition et de la distribution du livre et confie à l’économiste Maurice Bouchard la réalisation d’une enquête sur l’édition, le commerce et la diffusion du livre; il crée aussi en 1964 un véritable programme d’aide à la création. Enfin l’une des actions du ministère est, pendant les premières années, l’ouverture à Montréal d’un Musée d’art contemporain dont la direction est confiée à Guy Robert. L’intérêt pour l’art se manifeste également dans la publication d’une série d’ouvrages : La peinture moderne au Canada français de Guy Viau (1964), La Renaissance des métiers d’art au Canada français de L. S. Lamy (1967), la revue Culture vivante, lancée en 1966. L’aide à la diffusion domine donc sur l’aide à la création.

Lapalme donne sa démission en septembre 1964. Il aurait voulu être le Malraux québécois.  Fatigué de faire face à des « tracasseries administratives » pour obtenir des fonds, il a l’impression de « perdre son temps » : « Il n’est pas nécessaire, dit-il, d’avoir  un ministre dont les pouvoirs sont réduits absolument à zéro » . Son sous-ministre Frégault écrit :  « Le ministère, en définitive, n’a rien fait de « révolutionnaire » au cours de ses cinq premières années d’existence. Il a fait ce qu’il a pu avec les moyens qu’il a eus »[7]. Celui-ci reconnaît cependant que ce ministère « pose un jalon sur la voie qui peut conduire à l’instauration d’une politique d’inspiration ‘nationale’ ».

Lapalme est remplacé par Pierre Laporte, qui avec la publication d’un Livre blanc, va manifester la volonté de doter le Québec d’une politique culturelle et de lui assigner des objectifs nationaux , mais après la défaite des  Libéraux en 1966,le document est relégué aux oubliettes. Des « années perdues », dira Guy Frégault : manque de ressources et d’attention du Cabinet des ministres, absence de coordination et de contact avec les milieux artistiques et littéraire, etc. On verra dans les années qui suivent une consolidation des actions fédérales au Québec dans le domaine  de la culture : renforcement du rôle du Conseil des Arts du Canada, regroupement des musées nationaux, création de la SDICC (aujourd’hui Téléfilm Canada) en 1967 du CRTC en 1968, etc. Le regroupement, sous la responsabilité du Secrétariat d’État, d’organismes culturels sectoriels, fait de son titulaire (qui est , de 1968 à 1973, Gérard Pelletier) un véritable ministre de la Culture sur la scène canadienne. On ne fait donc rien de simple au Canada, surtout lorsqu’il s’agit de culture.

Conclusion.

De notre analyse de la Révolution tranquille et de son impact sur la culture, nous pouvons tirer deux conclusions: primo, les choses ont commencé à « bouger »  bien avant les années 1960; secundo, tout n’a pas, avec l’arrivée de l’équipe dite du tonnerre au pouvoir, changé du jour au lendemain. En d’autres mots, ce fut moins « révolutionnaire » qu’on a pu le dire ou laisser croire. Et qui veut faire des acteurs (et actrices) de cette Révolution des héros ou des monstres (qui seraient responsables de tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui) se trompe. Il faut bien connaître cette période charnière de l’histoire  contemporaine du Québec pour expliquer ce qui s’est alors passé et aussi pour comprendre ce qui va se passer par la suite.

Marcel Fournier, ex-membre du comité de rédaction de Possibles, est professeur titulaire au Département de sociologie de l’Université de Montréal.


[1] Voir Yvan Lamonde et …. 1937.

[2] Marcel Fournier, L’Entrée dans la Modernité. Science, culture et société au Québec, Montréal, Éditions Albert Saint-Martin, 1986.

[3] Guy Bellavance et Marcel Fournier, « Rattrapage et virages : dynamismes culturels et interventions étatiques dans le champ de production des biens culturels », in  Gérard Daigle (sous la direction de), Le Québec en jeu, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1991,p. 511-545,

[4] Il faut noter que CBC, radio d’État, date de 1935, et l’Office national du film (ONF) , de 1935.

[5] Gilles Hénault, « Le début des années 60 : un nouveau contexte culturel », in  Jean-François Léonard (sous la direction de), Georges-Émile Lapalme, op. cit.,  p, 167.

[6] Georges-Émile Lapalme, Les Paradis du pouvoir, Mémoires, Montréal, Léméac, 1973, p. 85. Voir Marcel Fournier, « G.-É Lapalme : culture et politique », in Jean-François Léonard (sous la direction de), Georges-Émile Lapalme, Québec, Presses de l’université du Québec, 1988, p.  159-168.

[7]Guy Frégault, Chronique des années perdues, Montréal. Léméac, 1976, p. 243.

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