Par Lucia Ferretti,
Version pdf.: Bloc 1 – Ferreti, Lucia
Ce qui reste dans notre mémoire collective lorsqu’on pense à l’Église catholique sous la Révolution tranquille, c’est son effondrement. On se souvient que la pratique religieuse a chuté et que personne n’a obéi au pape quand il a dit qu’il ne fallait pas prendre la pilule. On se souvient aussi des nombreux prêtres qui ont défroqué et de cohortes entières de religieuses et de religieux qui sont sortis de leurs congrégations. Ou encore que les mouvements de jeunes laïcs, comme la JOC ou la JEC, se sont littéralement dépeuplés alors que les syndicats, les associations et les universités se déconfessionnalisaient. On se rappelle enfin que l’État a pris une stature plus imposante: création du ministère de l’Éducation et étatisation des hôpitaux et des établissements de services sociaux, entre autres. Et tout cela, qui a été bien visible à l’époque, finit par laisser dans la mémoire collective l’idée que la Révolution tranquille fut un moment de changement majeur non seulement dans le rapport des Québécois à leur culture religieuse traditionnelle, mais aussi dans les relations entre l’Église et l’État.
Or, ce n’est pas le cas. Les transformations dans la culture sont une chose, les bouleversements des relations entre les organisations religieuses et les États en sont une autre. Notre mémoire collective ne sait plus à quel point nos lois, ce mécanisme d’encadrement suprême dans une société, ont continué d’être imprégnées de culture chrétienne. Elle oublie que l’État a conservé avec l’Église catholique et les Églises protestantes des liens vraiment étroits sous la Révolution tranquille. Et elle ignore que de tels liens entre l’État et les organisations religieuses se sont même renforcés avec certaines des confessions non chrétiennes à l’époque, particulièrement avec les institutions juives.
Dans ce court texte, nous définirons plus clairement quelques concepts et nous ferons le point sur les continuités et les changements survenus entre les organisations religieuses et l’État québécois dans les années 1960.
I- Un régime d’association
Les Églises et les États sont des institutions qui bougent lentement et qui essaient de ne pas trop transformer leurs modes de relations. La France fut profondément divisée par la loi de séparation de 1905, et pourtant cela faisait plus de cent ans qu’on débattait de la question dans ce pays bouleversé par plusieurs révolutions depuis 1789. Autres cas : il a fallu rien de moins que la Première Guerre mondiale et la fin de l’Empire ottoman, ou encore la Révolution russe, ou encore la Deuxième Guerre mondiale et le partage des zones d’influence entre ses vainqueurs pour que les relations Églises/État soient modifiées en profondeur en Turquie, en Union soviétique, puis dans les pays de ce qui fut un temps le bloc communiste. C’est dire l’ampleur et la violence des événements nécessaires à une transformation profonde des relations entre les organisations religieuses et l’État; et se rendre compte que très rares sont les situations historiques de séparation entre ces institutions[1].
Au Québec, nous vivons plutôt depuis 1851 dans un régime d’association entre l’État et les confessions religieuses. C’est le régime de loin le plus fréquent dans les démocraties occidentales, et c’est celui aussi qui a continué de prévaloir à l’époque de la Révolution tranquille.
Prenons par exemple l’état civil. Dans la France prérévolutionnaire, et cela s’est transmis à la Nouvelle-France, le prêtre était reconnu officier d’état civil. Le baptême, le mariage ou les funérailles à l’église avaient donc aussi valeur d’enregistrement civil des naissances, mariages ou décès. L’État québécois, pendant la Révolution tranquille, n’a fait sur ce point que continuer à suivre les usages anciens[2].
Du Régime français, le Québec a aussi hérité de tribunaux religieux que la Révolution tranquille n’a pas songé à abolir. Depuis le XVIIe siècle existe à Québec un tribunal ecclésiastique, depuis le XIXe siècle il y en a un autre à Montréal. Un tribunal rabbinique siège aussi à Montréal depuis les années 1930[3].
Enfin, par l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, le Québec devait maintenir deux systèmes confessionnels publics d’enseignement, tout comme l’Ontario d’ailleurs. C’était une garantie que les Pères de la Confédération voulaient donner à la minorité protestante du Québec, et que, sous la pression des évêques catholiques, ils ont dû concéder aussi à la minorité catholique ontarienne. La confessionnalité des structures éducatives publiques n’a été abolie qu’en 1997, soit bien après la fin de la Révolution tranquille.
Par ailleurs, l’appareil législatif d’un peuple est l’une de ses productions intellectuelles et sociales majeures. Sous ce rapport, l’État de la Révolution tranquille a continué d’assumer la culture nationale, historiquement pétrie de christianisme. La Loi sur les fabriques, qui obligeait par exemple les catholiques à payer leur dîme, a été maintenue même si cela faisait déjà bien longtemps qu’elle n’était plus appliquée. Tout comme ont été maintenues la loi qui interdisait le travail le dimanche, journée désormais familiale et sociale plus que religieuse, ainsi que celles qui faisaient de Noël, de Pâques et de plusieurs autres fêtes chrétiennes l’occasion de congés civils.
II- D’autres continuités
En éducation, ce régime d’association entre l’État québécois et les organisations religieuses s’est même renforcé sous la Révolution tranquille. On le sait, l’éducation a alors fait l’objet d’une sorte de concordat entre les Églises et l’État. Le secteur anglo-protestant était suffisamment puissant et riche pour l’imposer, et il bénéficiait de la protection de l’article 93. L’Église catholique, pour être moins triomphante qu’auparavant, possédait pour sa part suffisamment de ressources humaines et matérielles, suffisamment de crédibilité en matière d’éducation, suffisamment d’appui au sein d’une population qui ne désirait pas laïciser le système scolaire, et même suffisamment de soutien au sein de l’appareil gouvernemental.
À l’encontre donc des positions du Mouvement laïque de langue française créé en 1961 et même de celles défendues dans le Rapport Parent, qui se prononça en faveur de l’établissement d’un réseau scolaire unique et neutre[4], Églises chrétiennes et État se sont entendus ainsi : en échange du pouvoir direct que les autorités catholiques et protestantes exerçaient sur le système scolaire et qu’elles consentaient à léguer à l’État, les écoles allaient demeurer confessionnelles de même que toutes les commissions scolaires, par l’entremise des deux comités confessionnels flanquant le nouveau Conseil supérieur de l’éducation et des deux sous-ministres associés de foi catholique et de foi protestante. Les écoles publiques ont conservé aussi leurs noms anciens : combien a-t-on continué de compter d’écoles des Saints-Anges au Québec, et ce n’est qu’un exemple.
Par ailleurs, l’État de la Révolution tranquille, qui fut prodigue, a maintenu et même augmenté son financement aux écoles secondaires privées, qui au Québec, étaient et sont encore presque toutes confessionnelles. Ce financement s’est établi généralement à 60% de ce que recevaient les écoles publiques pour leur fonctionnement[5].
Enfin, les années 1960 n’ont en rien été une époque de limitation de la présence religieuse au cœur des institutions publiques. Plusieurs religieuses ont continué d’être employées dans les établissements scolaires, hospitaliers et de services sociaux devenus publics; et même si Vatican II les autorisait désormais à se vêtir comme des laïques, celles qui désiraient y porter le costume religieux n’ont jamais été empêchées de le faire. Tous les laïcs qui le voulaient pouvaient arborer des signes religieux dans les établissements publics et d’ailleurs, ils le peuvent encore. La pastorale a continué jusqu’à nos jours d’offrir ses services dans les hôpitaux et les prisons[6]. Aussi, le crucifix à l’Assemblée nationale, la prière avant le début des réunions des conseils municipaux, rien de cela n’a été enlevé au moment de la Révolution tranquille. Avec l’accord quasi unanime de la population, du reste, car en fait la plupart de ces continuités n’ont alors fait l’objet d’aucun enjeu.
III- Des changements réels, mais mesurés
Tout de même, il y eut quelques changements!
On vient d’évoquer l’étatisation de la santé et des services sociaux. À ce sujet, il convient de noter que ce processus s’est effectué de manière très… tranquille, c’est-à-dire dans le respect de la contribution historique des confessions et des Églises[7]. D’une part, la démarche s’est accompagnée du versement d’une compensation financière aux congrégations religieuses pour une partie au moins du travail que les sœurs avaient accompli sans salaire après 1945[8]. Pour tenir compte des dépenses d’entretien consenties souvent pendant plusieurs décennies par leurs propriétaires confessionnels (congrégations religieuses catholiques, associations protestantes ou juives), de nombreux établissements ont par ailleurs été rachetés par l’État, même s’il avait la plupart du temps financé leur construction à l’époque, au moins en partie. Enfin, les noms religieux de la plupart d’entre eux ont été conservés après l’étatisation: encore de nos jours, on parle de l’hôpital Juif ou du pavillon Sainte-Marie du CHRTR par exemple, et pourtant ces établissements comme tous les autres du même genre sont désormais publics.
Un autre changement concerne cette fois l’État fédéral. Il s’agit du vote de la première loi sur le divorce, en 1968[9]. Qu’une loi sur la question ait finalement été votée peut être interprété à juste titre comme un signe de l’affaiblissement de l’Église catholique en ces années[10]. Les Québécois (de toutes confessions) pouvaient désormais divorcer sans avoir à passer par le vote d’une loi privée du Parlement fédéral, une procédure compliquée et très chère. Néanmoins, la loi de 1968 restait profondément marquée par la vision chrétienne de l’union conjugale. Les pressions des Églises protestantes furent en effet si vives contre le fait qu’un seul motif, l’échec du mariage, était prévu dans le projet de loi fédéral, que sa version définitive dut introduire la notion de faute (adultère et cruauté notamment); de plus, rien n’était fait pour faciliter le divorce. Sur ces deux points, il en est d’ailleurs encore de même dans la loi actuelle, qui date de 1985.
IV- Le renforcement du régime d’association entre l’État et les organismes juifs[11]
La première école juive a vu le jour à Montréal en 1896. Dans les années 1930, la possibilité que soit créé un troisième réseau confessionnel, juif, d’écoles publiques, avait créé bien des remous au Québec, mais ce sont en réalité les divisions internes à la communauté juive qui en avaient finalement empêché la mise sur pied[12]. Les Juifs continuèrent donc de fréquenter les écoles protestantes. Dans les années 1960, les doigts d’une seule main suffisaient pour compter le nombre d’écoles juives au Québec, et elles étaient toutes privées. Devant la Commission Parent, le Congrès juif canadien plaida, en 1962, en faveur de l’obtention de financement public pour ces écoles, qui étaient selon lui «un rempart nécessaire contre l’assimilation; et essentielles au maintien et à la préservation des valeurs religieuses et culturelles juives». En 1965, le ministère de l’Éducation, nouvellement créé, se rendit à ces arguments : il reconnut cinq écoles juives privées aux fins de financement public. Il estimait que 25% des enfants juifs étaient alors scolarisés dans les écoles juives. Aucun enseignement en français n’y était dispensé. L’année suivante, le financement public fut élargi aux écoles privées de la communauté grecque orthodoxe.
Votée en 1968, la Loi sur l’enseignement privé comprenait des articles sur le financement. Au niveau primaire, aucun financement n’était prévu pour les écoles privées qui n’offraient pas de pensionnat. Une exception de taille cependant : les écoles ethniques privées y avaient droit, elles, même sans pensionnat. En effet, le Ministère avait accepté l’argument qu’elles sont nécessaires à la préservation de la culture ethnique et religieuse des enfants. Mais dans le but d’éviter de couper complètement les jeunes de la société québécoise, le Ministère, en contrepartie du financement public consenti, exigea au moins qu’une partie de l’enseignement finisse graduellement par être dispensé en français. Seul le Congrès juif refusa énergiquement, et le Ministère capitula devant cette puissante minorité : les écoles primaires juives obtinrent les subventions sans condition[13]. La loi de 1968 traitait aussi du niveau secondaire. Elle n’imposait aucune condition de francisation en échange du financement des écoles secondaires ethniques privées : du coup, autant celles de la communauté juive et que celles des autres groupes ethniques ou confessionnels purent se dispenser de tout effort en ce sens.
Le régime d’association entre l’État québécois et la communauté juive s’est renforcé également dans le domaine des services sociaux. Dans les années 1960, le ministère des Affaires sociales procéda peu à peu, mais fermement, au regroupement des agences sociales par région. On était alors en période d’étatisation de la santé et des services sociaux et le Ministère visait un régime entièrement public. Selon le projet de réforme mis de l’avant par la Loi 65, adoptée à l’automne de 1971, la structure devait être exclusivement territoriale et comprendre des CLSC à l’échelon local, un Centre de services sociaux dans chaque région, le tout chapeauté par un Conseil régional de santé et de services sociaux pour la planification et la coordination générale. Cependant, à Montréal, les anglo-protestants et les juifs refusèrent les dispositions du projet de loi. Il rejetèrent catégoriquement rejetée l’idée d’un seul Centre de service social pour la région de Montréal, dont la direction serait revenue forcément à un Québécois francophone vu le poids démographique des francophones. Le gouvernement tenta alors un compromis : la création de départements autonomes juif et anglophone à l’intérieur d’un CSS unique. Ce fut rejeté aussi. Les juifs en particulier exigèrent à la fois le maintien de leur propre réseau séparé et son financement à 100% par les fonds publics. Encore une fois, le gouvernement céda devant cette logique de ségrégation ethno-confessionnelle. À Montréal, et à Montréal seulement, fut alors consacrée la pérennité de la primauté ethnique et religieuse sur les objectifs étatiques d’intégration et d’étatisation. La structure métropolitaine, à partir de 1972, fut donc composée d’un seul Conseil régional de santé et de services sociaux mais de trois organismes pour la distribution des services, le Jewish Family Social Service Center, le Ville Marie Social Service Center et le Centre des services sociaux du Montréal métropolitain; ce dernier, en quelque sorte, canadien-français par défaut[14].
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Au terme de ce bref parcours, quelques conclusions s’imposent.
La Révolution tranquille ne fut pas tranquille pour l’Église catholique. Le concile Vatican II et ses suites donnèrent aux clercs, aux congrégations et aux laïcs croyants un nouvel élan, certes, mais ils les jetèrent aussi dans un réel désarroi, qu’accentua la sécularisation de plusieurs fonctions sociales assumées jusque-là par les organismes religieux. L’encyclique Humanae Vitae, par laquelle Rome proscrivit l’utilisation de la contraception artificielle, fut un autre événement marquant : à partir des années 1960, le fossé s’élargit entre la morale sexuelle de l’Église officielle et les pratiques des Québécois. Cependant, si l’Église catholique a vécu de profondes transformations dans les années 1960, celles-ci épargnèrent dans l’ensemble ses relations avec l’État québécois. Dans la plupart des domaines, le régime d’association ne connut aucun changement, sinon pour se renforcer comme en éducation primaire et secondaire. Et là où l’État prit la relève, par exemple dans la santé et les services sociaux, ce fut en reconnaissant la contribution historique des congrégations religieuses. Par ailleurs, ayant noté l’amoindrissement de la capacité de l’Église catholique d’influencer l’opinion québécoise, le gouvernement fédéral a finalement estimé que le coût politique du vote d’une loi sur le divorce n’était plus prohibitif; cela ne modifiait pas en profondeur les liens entre cette Église et l’État fédéral.
C’est lorsqu’il eut à négocier avec les puissantes minorités protestantes et juive que l’État québécois éprouva ses limites. Eût-il désiré instaurer un système d’enseignement public neutre, il en aurait été empêché par l’article 93 de l’AANB, conçu pour les protestants. Du coup, les minorités confessionnelles non protégées par cet article ont pu plus facilement exiger du financement public pour leurs écoles privées[15]. Ce fut le cas d’abord des juifs puis des orthodoxes et, depuis la déconfessionnalisation, des musulmans et des évangélistes, qui bénéficient des privilèges acquis par les groupes anciennement implantés. Or de telles écoles étaient et sont encore beaucoup moins susceptibles que les établissements catholiques et protestants (publics ou privée) de convenir aux élèves de toutes confessions ou bien d’aucune puisque leur projet pédagogique, distinct en partie de celui du Ministère, a toujours expressément et avant tout poursuivi la préservation des groupes confessionnels ou ethnoculturels qu’elles desservent. La loi de 1968 s’est trouvée ainsi à ouvrir la porte à une fragmentation du système scolaire soutenue par l’État qui est unique au Canada et pose des barrières structurelles au partage d’une culture commune par tous les jeunes Québécois.
Il se trouve que pendant la Révolution tranquille, le clivage religieux recoupait le clivage linguistique et en bonne partie aussi le clivage social. Les protestants et les juifs n’étaient pas seulement tels, ils étaient aussi des anglophones et les plus riches des citoyens québécois. Minorités puissantes auxquels l’État québécois, qui se voulait national et non ethnique, s’est heurté. L’État québécois a alors été incapable d’imposer le fait français dans les écoles juives et d’ailleurs, à cette époque, il n’a pas beaucoup essayé. Il a aussi été incapable d’instaurer à Montréal un système unique et non confessionnel de dispensation des services sociaux : comme toujours depuis qu’ils vivent au Québec, les Juifs et les protestants ont les uns comme les autres systématiquement refusé de participer à une structure commune, nationale, et privilégié plutôt la solution des structures confessionnelles et ethnoculturelles[16]. Le repli identitaire, au Québec, n’a jamais été une affaire des Canadiens français; c’est celle des puissantes minorités ethnoconfessionnelles.
Le pouvoir proprement politique de ces minorités s’est trouvé encore accru avec l’élaboration d’un nouvel appareil juridique après 1982. L’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits, et plus encore l’élargissement aux groupes du droit à la liberté personnelle de religion que plusieurs jugements de la Cour suprême ont tendu à favoriser ont en effet augmenté les moyens dont ces minorités disposent pour maintenir leur autoségrégation[17]. Les limites de l’État québécois héritées de la Constitution de 1867 se sont accentuées au cours des trente dernières années, elles compromettent sa capacité à faire du Québec une société de tous et chacun plutôt qu’une simple juxtaposition de « communautés » encouragées à exacerber leurs différences, confessionnelles ou autres.
Lucia Ferretti est professeure au Département des sciences humaines et auCentre interuniversitaire d’études québécoises à l’Université du Québec à Trois-Rivières
[1] La séparation entre les organisations religieuses et l’État est un régime de relations très exceptionnel dans l’histoire. De nos jours, dans tous les pays de l’ancien bloc communiste, de nouvelles configurations d’association se font jour entre les États et les Églises historiquement présentes sur leurs territoires; en France, la séparation est de plus en plus poreuse; et en Turquie, ce régime n’est plus soutenu fermement que par l’armée… En fait, le régime de relations le plus courant dans les pays démocratiques, tant historiquement qu’aujourd’hui, est celui de l’association, qui se décline sous une très grande variété de formes. Un troisième régime possible est celui d’Église établie, en vigueur dans presque tous les pays musulmans et, parmi les pays chrétiens, en Grande-Bretage, en Finlande, en Grèce, à Chypre et à Malte. Voir : Dominique Schnapper, avec la collaboration de Christian Bachelier : Qu’est-ce que la citoyenneté?, Gallimard, Folio actuel, 2000, 173-197; Anna Echterhoff, «Aperçu des relations entre Église et État dans les nouveaux États membres de l’Union européenne», Europe Infos, n° 64, octobre 2004, disponible sur le site de la Commission des Épiscopats de la Communauté Européenne, www.comece.org.
[2] C’est en effet seulement en 1994 que le baptême a été dissocié de l’enregistrement civil de la naissance, d’ailleurs moins pour des raisons idéologiques ou politiques qu’à cause des lacunes constatées, dans certaines confessions, dans la consignation de renseignements utiles pour l’état civil. Par ailleurs si, désormais, l’entrepreneur de pompes funèbres est l’officier d’état civil désigné pour l’enregistrement des décès, ce geste administratif est encore le plus souvent posé à l’église même, en marge de la cérémonie religieuse. Quant au mariage religieux, il produit des effets civils encore en 2010.
[3] Anne Saris, «Les tribunaux religieux dans les contextes canadien et québécois», Revue juridique Thémis (ressource électronique), 2004. Une des raisons pour lesquelles ces tribunaux religieux ont vécu historiquement en harmonie avec les tribunaux civils québécois, c’est qu’ils acceptent d’eux-mêmes à l’avance que les décisions qu’ils rendent dans les matières matrimoniales et familiales n’auront aucun effet civil. Il y a là une différence de taille avec le projet de certains musulmans d’établir au Québec et au Canada des « tribunaux islamiques » fondés sur une compréhension particulière de la charia, dont ils voudraient faire reconnaître les arrêts par les autorités civiles.
[4] Cette option était inconstitutionnelle, à cause des garanties accordées aux protestants par l’article 93. Il a fallu un amendement constitutionnel, en 1997, pour que la déconfessionnalisation du système scolaire puisse être entreprise.
[5] Commission consultative de l’enseignement privé, L’école privée et les communautés culturelles et religieuses, Avis à la ministre de l’Éducation, 1993, 83 p.
[6] À ce propos, notons qu’en France, non seulement ils existent aussi, mais ils sont même payés par l’État, contrairement à ce que nous faisons ici.
[7] Pour une étude de cas détaillée, voir Lucia Ferretti, «C’est à moi que vous l’avez fait». Histoire des dominicaines de Trois-Rivières, Sillery, Septentrion, 2002, 190 p.
[8] Pour être plus exacte, l’État a négocié avec chaque congrégation le nombre d’années, à partir de 1945, pour lesquelles il lui a versé un forfait annuel compensant partiellement la valeur estimée du travail effectué sans salaire à l’époque par chacune des religieuses.
[9] Pour ce qui concerne le contenu des lois sur le divorce : Kristen Douglas, Le divorce. État du droit au Canada, révisé le 27 mars 2001. Disponible à l’adresse suivante : http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection-R/LoPBdP/CIR/963-f.htm
[10] Kristen Douglas insiste sur une dimension intéressante de cette question. De 1867 à 1968, aucun gouvernement fédéral n’a osé défier l’Église catholique en faisant voter une loi sur le divorce, un domaine pourtant clairement de compétence fédérale en vertu de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867; les provinces anglophones, sauf Terre-Neuve, se sont donc dotées de lois à cet effet, des lois tout à fait inconstitutionnelles qu’Ottawa n’a pas contestées devant les tribunaux. Le divorce pouvait être autorisé s’il était prouvé que l’un des conjoints avait commis contre l’autre une ou plusieurs des « fautes » prévues par ces lois.
[11] Pour cette sous-section : L’école privée et les communautés culturelles et religieuses, op. cit..
[12] Arlette Corcos, Montréal, les Juifs et l’école, Sillery, Septentrion, 1997, 305 p.
[13] Cette situation allait durer jusqu’à l’élection du gouvernement du Parti Québécois, en 1976, qui n’hésita pas à supprimer les subventions aux écoles récalcitrantes; au bout de trois ans, les écoles juives comprirent qu’il fallait se conformer aux exigences du minimum quotidien de minutes d’enseignement en français. Au secondaire, il fallut le vote de la Loi 101, en 1977, pour que de l’enseignement en français soit dispensé dans les écoles secondaires privées des minorités ethno-confessionnelles. Voir : L’école privée et les communautés culturelles et religieuses, op. cit
[14] Lucia Ferretti, «Les agences sociales à Montréal, 1932-1971», Études d’histoire religieuse, 66, 2000, 69-88.
[15] L’article 93 s’applique aussi à l’Ontario, qui doit maintenir un système d’enseignement public confessionnel pour la minorité catholique. Cependant, les catholiques ontariens, dont une grande partie sont des Canadiens français, n’ont jamais eu une puissance économique et politique comparable à la minorité angloprotestante du Québec. Si bien que les minorités confessionnelles non protégées par l’article 93 n’ont pas pu faire jouer en leur faveur la pression politique : en Ontario, les écoles privées, confessionnelles ou non, ne jouissent pas de financement public. La proportion des élèves qui les fréquentent est de beaucoup inférieure au Québec. Voir « L’école privée », L’Encyclopédie canadienne, www.thecanadianencyclopedia.com.
[16] C’est une constante de notre histoire que cette décision de la minorité anglophone et des minorités confessionnelles anglophones de refuser l’intégration aux structures communes. Un des plus récents concerne le mouvement d’opposition aux fusions municipales, particulièrement puissant dans le West Island de Montréal, qui a conduit aux défusions.
[17][17] Comprenons-nous bien : il ne s’agit en aucun cas de proposer que le droit fondamental à la liberté personnelle de croyance et de religion soit d’une quelconque façon limité. Mais la conjugaison de la puissante politique de certaines minorités confessionnelles et de l’interprétation très multiculturaliste que fait la Cour suprême de la Charte canadienne des droits fait en sorte que les murs que dressent autour d’eux-mêmes et de leurs institutions les groupes ethnoconfessionnels n’ont jamais été aussi hauts, ce qui constitue un réel défi pour la cohésion sociale et le développement d’une citoyenneté québécoise commune. En même temps, il est paradoxal de constater que certaines décisions de la Cour suprême ont eu pour effet de transformer en profondeur le relatif « équilibre » scolaire auquel on était arrivé au Québec : l’État québécois, si généreux envers les écoles privées et très religieuses de minorités confessionnelles qui toutes ensemble représentaient 4,3% des citoyens québécois au recensement de 2001, ne peut plus à moins de recourir à la clause « nonobstant » financer l’enseignement des traditions catholique et protestantes à l’école publique (or, 83% des Québécois se sont dits catholiques et près de 6% protestants au recensement de 2001).