La menue – Par Christine Archambault

Toute petite, elle faisait tout de même résonner la clochette furieusement en ouvrant la porte d’un geste décidé. Lorsqu’elle croisait les autres clients, elle affichait un air défiant qui révélait ses tracas de petite fille qui sait déjà que « tout le monde ne nous veut pas du bien ». À tous les deux jours, elle entrait et filait tout droit vers la troisième allée, tablette du bas, sans même jeter un regard aux bonbons. Elle inspectait les étiquettes et choisissait minutieusement sa boîte de conserve en évaluant le meilleur rapport qualité-prix pour la bonne santé du chiot en pleine croissance.

Il lui manquait toujours quelques sous, et il s’arrangeait pour ne faire semblant de rien. C’était peine perdue, la petite n’était pas dupe et ils jouaient le jeu à deux. Ses yeux combatifs vous pénétraient l’âme.

Il se réjouissait de ses irruptions dans ses après-midi blafards. Elle venait en fin de journée, après avoir déposé chez elle son lourd sac d’école en faux cuir élimé, comme on en voyait il y a vingt-cinq ans. Son « manteau » faisait peine à voir aussi. Même au plus fort de l’hiver, il la voyait arriver avec un coupe-vent trop mince et un pantalon trop court qui laissait le froid attaquer les chevilles comme un juron cinglant qu’on n’a pas demandé.

Elle achetait des conserves pour son chien qu’il n’avait jamais vu. Son mystérieux compagnon canin l’avait suivie dans une ruelle et elle l’avait recueilli chez elle. Il était petit et bouclé. Son manteau de laine moucheté de noir et de caramel était doux et non allergène – ses mots à elle – et il avait de petites oreilles triangulaires très rigolotes. Ce n’était qu’un bébé, et il aimait lui mordiller les doigts, pour jouer, disait-elle. Cela lui rappelait des scènes d’enfance bercées de douceur et d’insouciance, et il voyageait en pensée.

Au fil des ans, il s’était fait oublier du passé et avait tenté d’exiler son cœur aussi. C’est derrière sa caisse enregistreuse qu’il laissait le monde venir à lui. Il s’était modestement lancé en affaires en baragouinant à peine le français. L’inventaire parlait plus fort que tout. Il vendait des bières qu’il ne connaissait pas, des pâtes qui lui semblaient odieuses et des bonbons si peu ragoûtants qu’il s’attendait à voir débarquer des fiers-à-bras tempêtant que leur enfant était à l’article de la mort à cause de lui. Ah, le commerce obligeait parfois à se tordre les convictions, exception faite du riz américain. Il vendait de l’alcool à des alcooliques, des chips à des obèses et des cigarettes à de vieilles prostituées qui s’étouffaient de vivre. Mais comme son confrère était allé se faire hara-kiri à Cancún pour vomir à la face du monde que les  producteurs de riz coréen étaient en train de mourir de faim, il ne pouvait quand même pas laisser entrer du riz américain dans son dépanneur.

La petite était maigrichonne et si pâle que sa peau translucide lui donnait l’apparence d’un fantôme feu follet. Elle avait d’ailleurs le rire d’un lutin. Mais la plupart du temps, son air soucieux montrait combien elle portait le monde sur ses épaules. Il se disait qu’au lieu d’acheter de la nourriture pour son chien, elle devrait le manger. Dans son pays, on apportait à l’hôpital de la viande de chien aux malades pour leur redonner des forces. La petite aurait eu bien besoin d’un tel fortifiant, mais ce n’était pas dans les mœurs ici.

Un après-midi, elle acheta des croquettes sèches au lieu des sempiternelles boîtes de viande juteuse. Cela lui mit la puce à l’oreille. « Ton chien n’aime plus l’autre marque? », demanda-t-il. « Non, répondit-elle, l’air désinvolte, mais c’est bon de faire changement dans la vie. » Il s’étonna de tant d’orgueil chez un si petit être, mais les graines de l’arbre de soie suffisent à nourrir le bétail. Il alla chercher un ouvre-boîte dans l’arrière-boutique et le lui donna. Elle parut légèrement agacée d’avoir été découverte, cependant, il rit si malicieusement qu’elle planta son regard vif dans ses yeux bridés et se mit à rire elle aussi.

C’est ainsi que naquit leur complicité. Elle colorait désormais les murs tristes du dépanneur. Elle lui parlait de l’école d’une façon très sérieuse. L’école! Ses injustices et ses dons, quand on apprenait quelque chose dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Il l’écoutait avec une attention d’une gentillesse déconcertante. Elle finit tout de même par y croire et le juger digne de confiance. Il se surprit à raconter les rizières et les juins humides de Corée et ils se perdaient tous deux dans une rêverie commune, voguant dans la nostalgie –  lui, du pays qu’il avait quitté et elle, de l’ailleurs qu’elle ne connaîtrait jamais. Parfois, aussi, ils n’échangeaient aucune parole. Il lui préparait de la soupe au ginseng et il la regardait boire sagement sa tasse comme une élève appliquée.

Elle n’achetait que de petites quantités, mais il avait pris l’habitude de rajouter des bananes, des oranges et des yogourts à ses achats (en prétextant qu’il allait les perdre), ce qui alourdissait son sac et semblait augmenter l’attraction terrestre à la puissance dix. Un jour, il lui fit cadeau d’un chariot à roulettes pour transporter ses provisions. Les yeux de la petite brillèrent d’un éclat joyeux. On aurait dit le festival des lucioles de Muju. D’un geste spontané, elle lui prit la main et colla son visage sur son bras. Lui qui s’était installé dans un pays nordique avec l’illusion de se rapprocher de ses frères retenus au nord du 38e parallèle, il sentit cette chaleur lui faire venir le printemps aux yeux.

Il y avait maintenant trois jours qu’il ne l’avait vue. Il soupçonna le pire. La nourriture pour chien Y-Puppy faisait l’objet d’un rappel, car elle contenait des traces d’arsenic. Il avait reçu l’avis par la poste. Il appela la police et on sauva la petite de justesse par un lavement d’estomac.

Mais il savait qu’on ne guérit pas de la pauvreté et que l’enfance volée ne revient jamais.

Christine Archambault est scénariste et traductrice spécialisée en adaptation cinématographique. Ses nouvelles sont parues dans le journal Cité-Nouvelles et la revue Biscuit chinois. Elle écrit aussi des chansons et de la poésie.

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